A propos de la « grève des femmes » du 14 juin 2019

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Le droit de grève : historique

Jusqu’à l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2000, de la nouvelle Constitution fédérale du 18 avril 1999, le droit des « mesures collectives de combat » avait été laissé en jachère par le législateur. S’agissant du droit de grève, le Tribunal fédéral avait laissé indécise la question de savoir s’il était fondé sur un droit constitutionnel non écrit. Il avait toutefois soumis la licéité d’une grève à quatre conditions cumulatives: elle devait (i) être appuyée par une organisation ayant la capacité de négocier une convention collective de travail, (ii) poursuivre des buts susceptibles d’être réglementés par une convention collective, (iii) ne pas pas violer l’obligation de maintenir la paix du travail et (iv) respecter le principe de la proportionnalité (ATF 111 II 245 consid. 4c p. 245 s.).

Dans un arrêt rendu deux mois après l’adoption de la nouvelle Constitution fédérale, le Tribunal fédéral, constatant que le droit suisse ne contenait aucune réglementation explicite du droit de grève, a affirmé l’existence d’une lacune du droit privé et conféré un effet horizontal au droit de grève, reconnaissant formellement l’existence d’un tel droit dans l’ordre juridique suisse (ATF 125 III 277 consid. 2). Dans ce même arrêt, le Tribunal fédéral a consacré à nouveau les quatre conditions cumulatives précitées dont dépendait la licéité d’une grève, en en déduisant qu’étaient interdites les grèves » sauvages » de travailleurs individuels, les grèves » politiques » n’ayant aucun rapport avec la relation de travail ainsi que les mesures de combat portant sur des objets qui sont déjà réglés dans une convention collective (ATF 125 III 277 consid. 3b).

La situation s’est encore éclaircie après l’entrée en vigueur de l’art. 28 Cst. La garantie constitutionnelle ancrée dans cette disposition déploie un effet horizontal indirect (indirekte Drittwirkung) sur les relations de travail dans le secteur privé. Dès lors, le juge, qui est appelé à se prononcer sur la licéité d’un moyen de combat en droit collectif du travail, est tenu de prendre en compte les garanties constitutionnelles en cause.

S’agissant du contenu de la disposition constitutionnelle, l’art. 28 al. 1 Cst. garantit la liberté syndicale ou liberté de coalition (Koalitionsfreiheit), qui est un cas spécial de la liberté générale d’association instaurée par l’art. 23 Cst. L’art. 28 al. 2 Cst. dispose que les conflits sont, autant que possible, réglés par la négociation ou la médiation. Selon l’art. 28 al. 3 Cst., la grève et le lock-out sont licites quand ils se rapportent aux relations de travail et sont conformes aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation. En vertu de l’art. 28 al. 4 Cst., la loi peut interdire à certaines catégories de personnes de faire grève.

Matériellement, la grève est le refus collectif de la prestation de travail due, dans le but d’obtenir des conditions de travail déterminées de la part d’un employeur. Concrètement, l’exercice du droit à la grève ne touche pas le rapport contractuel en tant que tel, mais il consiste en une suspension de la prestation de travail par le travailleur, à laquelle répond une suspension du versement de la rémunération par l’employeur.

Conditions de licéité de la grève

La licéité de la grève est donc subordonnée à l’existence de quatre conditions cumulatives :

La grève doit se rapporter aux relations de travail (condition no 1). Plus précisément, elle doit porter sur une question susceptible d’être réglée par une convention collective de travail. Sont ainsi exclues les » grèves politiques » (au sens large, dans le sens qu’elles n’ont plus de rapport avec la relation de travail) qui tendent à faire pression sur les autorités ou des grèves poursuivant des objectifs corporatistes, extérieurs à l’entreprise ou à la branche.

La grève doit être conforme aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation (condition no 2).

La grève doit respecter le principe de la proportionnalité (condition no 3). Ce principe découle de l’invitation adressée aux parties à l’art. 28 al. 2 Cst. de régler les conflits » autant que possible » par la négociation ou la médiation. La notion de » proportionnalité » est ici employée non pas pour limiter les restrictions que l’Etat peut apporter à l’exercice d’une liberté (cf. art. 36 al. 3 Cst.), mais comme condition à l’exercice d’un droit par des particuliers. Dans cette perspective, elle doit être comprise comme renvoyant au critère de la nécessité : la grève ne doit pas être plus incisive qu’il n’est nécessaire pour atteindre le but visé; les mesures collectives de combat ne sont licites qu’au titre d’ultima ratio. A ce propos, la doctrine moderne écrit que vaut en la matière le principe de la conduite du combat loyal (faire Kampfführung) (ATF 132 III 122).

Enfin, la grève doit être appuyée par une organisation de travailleurs ayant la capacité de conclure une convention collective de travail (cf. art. 356 CO) (condition no 4).

Il incombe en principe au juge civil de déterminer si la grève est licite ou illicite, puisqu’il s’agit de l’un des motifs à prendre en considération pour pouvoir statuer sur la validité d’un licenciement ou sur le bien-fondé d’une demande d’indemnité. (Arrêt du Tribunal fédéral 4A_64/2018 du 17 décembre 2018)

La grève des femmes du 14 juin 2019

Pour connaître, plus concrètement, les buts, revendications et objectifs de la « Grève des femmes » du 14 juin 2019, il convient de se reporter au Manifeste pour la grève féministe et des femmes* rédigé par les Collectifs romands pour la grève féministe et des femmes le 13.12.2018 et accessible sur le site https://www.14juin.ch/. [Dans le style (inimitable) de ce document, l’astérisque * désigne « toute personne qui n’est pas un homme cisgenre (soit un homme qui se reconnaît dans le genre qui lui a été assigné à la naissance). »]

L’optique « intersectionnelle » de la grève est affirmée d’emblée dans le manifeste, soit l’importance donnée à la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société. C’est ainsi, pour le manifeste, que les femmes (avec astérisque !) seraient « (…) toutes exposées au sexisme, aux discriminations, aux stéréotypes et aux violences, sur le lieu de travail, à la maison ou dans la rue. Mais [elles savent] que des oppressions spécifiques basées sur l’appartenance de race, de classe ou sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre se combinent, si bien que certaines d’entre nous peuvent subir des discriminations multiples. » [Le concept nous vient, naturellement, des Etats-Unis : Kimberlé Crenshaw, Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 1991, vol. 43, no 6, p. 1241–1299.]

Les femmes auraient particulièrement souffert de «la montée des politiques néolibérales ». En effet, l’ « (….) économie capitaliste veut maximiser les profits au détriment de l’être humain et de l’équilibre écologique. Les femmes* sont les premières à en souffrir en tant que travailleuses précaires, migrantes ou encore mères, souvent seules responsables du foyer et des enfants. »

Le manifeste dresse donc la (longue) liste des raisons, actions, motifs, buts et objectifs poursuivis par la grève des femmes. Sans prétendre être exhaustif, on relèvera des thèmes très classiques touchant le droit du travail et le droit social comme la lutte contre les inégalités salariales et les discriminations, des assurances sociales adaptées à la situation et aux parcours de vie féminins, la diminution du temps de travail, l’instauration du congé parental ou le refus de l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes.

Mais le catalogue du « Manifeste » ne s’arrête pas là. Il s’élargit à la pleine reconnaissance du travail éducatif et des soins ; à la lutte contre la « charge mentale » ; à la liberté de choix «en matière de sexualité et d’identité de genre » ; au droit à l’avortement et à la contraception ; à la lutte contre la violence sexiste, homophobe et transphobe et contre leurs auteurs ; aux discriminations multiples que subiraient les femmes migrantes ; à la défense et à l’élargissement du droit d’asile ; à la réforme des enseignements scolaires ; à la promotion du langage « inclusif » ; à la possibilité d’ « expérimenter au quotidien de nouvelles modalités de relations sociales sans violence, où l’autogestion et le partage remplacent les pratiques autoritaires et standardisées de la société patriarcale et capitaliste » ; à la parité en politique ; à la reconnaissance du travail des « actrices culturelles » et à leur promotion dans les « institutions culturelles » ; à la lutte contre les stéréotypes sur la femme ; etc. etc.

Appréciation

A l’évidence, la « grève des femmes » du 14 juin 2019 ne remplit pas les conditions de licéité telles qu’exposées plus haut.

Si elle se rapporte (partiellement) au travail et à ses conditions, ladite « grève » déborde en effet de très loin ce cadre en embrassant toute une série de revendications qui touchent aussi à la politique, aux relations, au langage, au corps, etc. Le tout est d’ailleurs enchâssé dans une vision « intersectionnelle », anticapitaliste et très « études genre », à tel point que l’on peut se demander si les partisanes les plus « bourgeoises » de cette journée d’action avaient pris le soin de lire le manifeste avant de prendre la rue.

La « grève des femmes » n’est pas davantage portée par une organisation syndicale, le collectif à l’origine du projet n’en ayant ni le goût, ni la structure ni la volonté, et pas davantage les moyens d’action au-delà de la grève proprement dite, quand bien même certains syndicats ont pu participer au tout. On relèvera que certains « happening » avaient d’ailleurs, ce jour-là, de quoi faire rougir bien des syndicalistes traditionnels « cisgenrés ».

Cela étant dit, l’analyse doit dépasser l’illicéité de la grève du 14 juin 2019 pour s’intéresser à sa réception, à l’adhésion ou au rejet qu’elle suscite en raison de, ou malgré cette illicéité. Or on est frappé de voir que la presse, le monde académique, les syndicats, les leaders d’opinion, tout le monde (ou presque) approuve, promeut, défend et illustre la grève des femmes, à tel point que même un léger doute, une réticence, une interrogation, un soutient pas immédiatement enthousiaste et inconditionnel, apparaissaient comme de graves manquements à l’éthique sociale et collective, rapidement vilipendés d’ailleurs. On a même vu certains employeurs publics afficher haut et fort leur soutien, et encourager, de manière pas toujours très subtile, leurs ouailles à prendre part à la manifestation quand bien même ils violeraient, ainsi, leurs obligations. [Eric Werner, « Souhaité », L’avant-blog, 19 juin 2019 – https://ericwerner.blogspot.com/2019/06/souhaite.html]

C’est que la grève des femmes ne s’analyse pas, in fine, comme « licite » ou « politique », mais bien comme « sociétale », i.e. comme portant, fédérée par un dénominateur rassembleur, diverses revendications sociales et de société adoubées par l’opinion dominante. Il y a d’autres mouvements comparables, n’ayant pas encore atteint un degré de maturité suffisant pour connaître le sort de la grève des femmes, mais dont on peut penser qu’ils le feront un jour. Le prochain candidat sera vraisemblablement le « climat », tant les actions collectives sur ce thème apparaissent mûres et déjà rodées par certains mouvements de (certains) jeunes.

C’est ainsi que la grève des femmes, mouvement social du 3e type, côte mal taillée dans les corsets actuels du droit du travail, jouera probablement un rôle précurseur.

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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