Introduction
Les employeurs aiment à se parer des plumes de la vertu. Ils prétendent défendre l’environnement, l’égalité entre les sexes, lutter contre la discrimination, que sais-je encore, le tout à coup de campagnes de publicité, de chartes, de communiqués, de déclarations, d’engagements, de « labels », etc. Cela n’a évidemment rien de condamnable en soi. Ce prurit vertueux a en effet d’évidentes conséquences commerciales, que ce soit en termes d’images ou de ventes de biens et de services. On peut ainsi dire que la vertu (affichée, en tout cas) sert le « doux commerce », et qu’elle participe ainsi à ce que les employeurs réalisent leurs buts statutaires.
Mais où la vertu devrait-elle s’arrêter ? Peut-on considérer, par exemple, que l’utilisation de l’écriture inclusive ou épicène soit rendue obligatoire par l’employeur, même dans les échanges internes des employés ou dans l’accomplissement de leurs tâches contractuelles ?
L’écriture inclusive et épicène
Le langage épicène, la rédaction épicène, le langage neutre, l’écriture inclusive ou le langage dit « non sexiste » ou « dégenré » sont un ensemble de règles et de pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination supposée par le langage ou l’écriture, et ce par le choix des mots, de la syntaxe, de la grammaire et/ou de la typographie. (Langage épicène, notice Wikipedia, consultée le 28 février 2020). Le résultat en est, le plus souvent, l’utilisation de tirets et de points, de tournures indirectes ou de mots neutres, qui rendent les textes d’une remarquable lourdeur, sans parler de leur laideur.
Ces règles et pratiques reposent en fait sur une vision politique de la langue, laquelle exprimerait un rapport de force et reflèterait les discriminations subies par les femmes. L’idée serait alors d’agir sur la langue pour redresser le rapport de force, et faire reconnaître et corriger ces discriminations.
Différents employeurs, d’abord publics dans un premier temps, puis privés ont donc édicté des directives pour contraindre leurs employés à utiliser les règles de l’écriture inclusive ou épicène dans leurs communications internes ou externes. En ont-ils le droit ?
Précisions ici que nos développements ne visent pas la communication « externe » des employeurs, la manière dont ils se présentent au monde. En ce sens, ils peuvent rédiger ou faire rédiger des documents généraux dans la mesure qu’ils souhaitent, et de la manière qu’ils jugent adéquate (chartes, règlements, sites internet, etc.) Nous parlerons de « l’étape d’après » (en quelque sorte), soit le fait d’imposer la langue inclusive ou épicène aux employés dans leurs communications entre eux ou envers des tiers dans l’exercice de leurs tâches contractuelles.
Par ailleurs, l’examen se fera ici exclusivement sous l’angle du droit privé, les employeurs de droit public obéissant à des règles et impératifs distincts qu’il serait trop long d’aborder dans ces pages. La question repose en fait sur le droit de l’employeur de donner des directives, et sur les limites de ce droit.
Le droit de donner des directives et ses limites
Selon l’art. 321d al. 1 CO, l’employeur peut établir des directives générales sur l’exécution du travail et la conduite des travailleurs et leur donner des instructions particulières. Le travailleur observe alors selon les règles de la bonne foi les directives générales de l’employeur et les instructions particulières qui lui ont été données (art. 321d al. 2 CO).
La prestation de travail étant souvent décrite de manière sommaire dans le contrat, les directives permettent à l’employeur, dans le cadre du rapport de subordination, de détailler et d’adapter les termes de ce qui est attendu du travailleur de manière générale (par opposition à de simples instructions particulières données dans un cas d’espèce). Les directives pourront porter sur les besoins de l’entreprise, sur la conduite des travailleurs et sur les modalités pratiques de l’exercice de la profession ou du métier. Il est ainsi courant que l’employeur édicte par écrit un Règlement du personnel contenant des directives générales, voire des règlements plus « spécialisés » sur l’utilisation des moyens informatiques, la lutte contre le harcèlement sexuel ou psychologique, etc.
Le droit de donner des directives est d’abord limité de manière générale par le cadre contractuel particulier régissant les rapports entre l’employé et l’employeur. Les directives ne sont pas l’instrument d’une modification du contrat.
Les directives doivent aussi être « fonctionnelles », i.e. en rapport avec les besoins de l’entreprise et avec les fonctions effectivement exercées par l’employé. En d’autres termes, elles doivent être en rapport avec l’exécution du contrat de travail, mais peuvent aussi viser à protéger la santé, la sécurité ou les mœurs, voire à promouvoir une certaine « philosophie » de l’entreprise, le tout dans le respect des principes de la bonne foi et de la proportionnalité.
Le droit de l’employeur de donner des directives est aussi limité par l’art. 328 CO (protection de la personnalité du travailleur) qui protège (entre autres) les libertés individuelles et la sphère privée de l’employé. L’employeur devra aussi avoir des égards envers les travailleurs et tenir compte, dans la mesure du possible, des contraintes de la vie privée.
Les directives ne devront pas, enfin, être illicites ou contraires aux mœurs (art. 19 et 20 CO).
Il n’est pas aisé de tracer des limites absolues entre les directives qui violeraient les limites susmentionnées et celles qui seraient admissibles. Il convient dès lors de procéder, dans chaque cas, à une pesée des intérêts en présence, en prenant en compte ceux de l’employeur, bien évidemment, mais aussi la situation de l’employé, ses responsabilités, l’organisation du travail, le principe de proportionnalité, etc.
Ainsi, on peut concevoir par exemple que certains employeurs prescrivent aux employés un certain « dress code », qu’ils prohibent les tatouages ou piercing visibles, si et pour autant cela repose sur un motif objectif, par exemple l’inconfort de la clientèle ou les valeurs particulières que l’entreprise entend mettre en avant dans la poursuite de son but commercial. On pourra ainsi demander à un commercial d’être bien habillé, au serveur d’un restaurant gastronomique de retirer ses piercings, etc. Mais la directive devra être proportionnée et reposer sur un intérêt légitime, objectif et prépondérant de l’employeur. (A. Witzig, Droit du travail, Genève / Zurich, 2018, nos 1230 et ss.)
Appréciation
La langue n’est pas un facteur secondaire de l’identité et de la personnalité, comme peuvent l’être les tatouages, les piercings, les moustaches ou les vêtements des salariés. Elle est indissociablement liée à l’être, à l’insertion dans une culture et une temporalité, mais elle les dépasse en même temps en reliant l’individu à l’histoire et au temps. Ce n’est donc pas un facteur anodin, une variable d’ajustement que l’on pourrait utiliser en vue d’atteindre des objectifs commerciaux ou sociaux.
Par ailleurs, la langue inclusive ou épicène ne cache pas sa nature politique : elle entend agir sur la réalité par la langue (comme le « Newspeak » orwellien), pour redresser une situation qu’elle présente comme inégalitaire. Elle poursuit donc des objectifs précis, qui dépassent le langage qu’elle entend réformer, que l’on peut approuver ou désapprouver, mais qui ne font en tout cas pas consensus, que ce soit par ses moyens ou par les fins poursuivies.
Dans ces conditions, on pourrait déjà retenir que l’imposition de la langue inclusive ou épicène aux salariés dans leurs échanges et correspondances violerait l’art. 328 CO. La situation est encore plus nette concernant les apprentis, envers lesquels l’employeur a un devoir accru de protection de la personnalité, car il doit tenir compte notamment du jeune âge, de l’inexpérience et du rapport de dépendance de l’apprenti (art. 345a CO).
Une telle obligation d’utiliser le langage épicène ou la langue inclusive ne serait par ailleurs pas conforme à l’exigence de « fonctionnalité » des directives. On peine en effet à comprendre comment l’imposition d’une langue artificielle aux échanges entre les employés, l’employeur et les tiers pourrait être en rapport avec les besoins objectifs de l’entreprise découlant de son but social et avec les fonctions effectivement exercées par l’employé.
La dégradation de la langue, qui est un facteur d’employabilité, peut aussi se rattacher à l’art. 328 CO. L’employeur peut-il vraiment, en imposant les règles d’une grammaire et d’une syntaxe parallèles, dégrader les compétences linguistiques de ses employés ?
Enfin, et même dans l’hypothèse où l’on admettrait qu’il appartiendrait à l’employeur de lutter contre les discriminations de genre ou de sexe, se posait alors le critère de la proportionnalité. En effet, l’analyse des salaires, sous l’angle de la discrimination salariale, serait par exemple plus à même d’atteindre le but poursuivi, en admettant qu’il puisse également s’imposer aux salariés. Mais cela demanderait plus que des paroles…
Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)