
L’intimée (= l’employeur) est une société anonyme inscrite au Registre du commerce vaudois depuis le […], dont le siège est à […]. Elle a notamment pour but, à teneur de son inscription, l’exploitation de boulangeries et de métiers s’y rapportant dans le cadre de l’exploitation du […].
L’appelant a été engagé par l’intimée par contrat écrit du 19 février 2016, en qualité de boulanger-pâtissier à taux plein pour une durée indéterminée à compter du 1er avril 2016. Le contrat était soumis à la convention collective de travail de la boulangerie-pâtisserie-confiserie artisanale suisse
Le 13 mars 2017, J.________, administrateur unique et actionnaire de l’intimée jusqu’au 10 octobre 2018, a abordé l’appelant (= l’employé) et son épouse dans la perspective de l’achat des actions de l’intimée à partir de l’année 2022. L’appelant a expliqué qu’il était très enthousiasmé par cette proposition mais qu’il avait également déjà un projet d’ouverture de boulangerie avec son épouse à […].
A la suite de la conversation avec l’appelant, J.________ a adressé une lettre d’intention datée du 29 mars 2017 aux époux M.________. Il y faisait part des modalités envisagées pour un transfert progressif de l’exploitation, soulignant que les époux avaient le bon profil pour cette reprise. Il faisait part également de sa vision sur les différentes synergies à court terme entre l’intimée et le projet de boulangerie à […].
A la fin de l’année 2017, J.________ a été victime d’un AVC ce qui, selon les déclarations de l’appelant lors de son audition, a accéléré le processus de reprise de l’exploitation, l’administrateur de l’intimée cherchant désormais à trouver un repreneur pour la fin d’année 2018. Dans cette optique, les époux M.________ ont multiplié les démarches afin de réunir le financement nécessaire pour cette reprise.
Le 14 août 2018, selon les explications de l’appelant, à l’occasion d’un entretien avec les époux M.________, J.________ a réaffirmé son intention de leur vendre son commerce.
Par convention de vente d’actions du 24 août 2018, J.________ a cédé la totalité de ses actions, soit les 100 % des actions nominatives de l’intimée, à A.N.________ et B.N.________ pour le 1er octobre 2018. Lors de son audition en qualité de témoin, J.________ a indiqué que ce couple avait été choisi car il avait été le premier à obtenir un accord bancaire en vue de la reprise de l’intimée.
Le 27 août 2018, l’appelant et son épouse ont reçu une lettre de licenciement signée par J.________ mettant fin à leur contrat au terme du délai légal de deux mois prévu par la convention collective de travail de la boulangerie-pâtisserie-confiserie artisanale suisse, soit pour le 31 octobre 2018. L’administrateur J.________ a invoqué certaines difficultés budgétaires de l’intimée, ainsi que les résultats en dessous des attentes des chiffres de l’été 2018, en particulier à la suite de la […].
L’appelant et son épouse ont reçu un autre courrier de l’intimée les libérant, avec effet immédiat, de leur obligation de travailler. La société intimée a aussi réaffirmé que ces licenciements étaient dus à
Par courrier du 8 octobre 2018, l’appelant et son épouse ont fait opposition à leur licenciement et ont également offert leurs services à l’intimée en cas d’annulation des congés qui leurs avaient été donnés.
L’appelant soutient en substance qu’en l’absence de motivation économique de son licenciement, celui-ci serait abusif. Selon lui, il aurait été uniquement motivé par la vente des actions de l’intimée à des tiers, soit par l’entente entre l’administrateur unique de l’intimée et les nouveaux repreneurs. Il reproche également à l’intimée d’avoir joué un « double jeu » en lui cachant la vente des actions en juillet 2018 déjà.
L’intimée s’en tient pour sa part au motif économique du licenciement, soutenant que la vente des actions à des tiers n’aurait aucun rapport avec le licenciement.
Le contrat de travail de durée indéterminée peut être résilié par chacune des parties (art. 335 al. 1 CO). En droit suisse du travail, la liberté de résiliation prévaut de sorte que, pour être valable, un congé n’a en principe pas besoin de reposer sur un motif particulier. Le droit fondamental de chaque cocontractant de mettre fin au contrat unilatéralement est toutefois limité par les dispositions sur le congé abusif. L’art. 336 al. 1 et 2 CO énumère des cas dans lesquels la résiliation est abusive. Cette liste n’est pas exhaustive ; elle concrétise avant tout l’interdiction générale de l’abus de droit. Un congé peut ainsi se révéler abusif dans d’autres situations que celles énoncées par la loi. Elles doivent toutefois apparaître comparables, par leur gravité, aux hypothèses expressément envisagées.
Le caractère abusif du congé peut découler notamment du motif répréhensible qui le sous-tend – l’art. 336 CO en énonce une liste – ou encore de la manière dont il est donné, de la disproportion évidente des intérêts en présence ou de l’utilisation d’une institution juridique de façon contraire à son but. Le caractère abusif est en principe retenu lorsque le motif invoqué n’est qu’un simple prétexte tandis que le véritable motif n’est pas constatable.
Afin de pouvoir dire si un congé est abusif, il faut se fonder sur son motif réel.
Est abusif le licenciement prononcé par un employeur dont il est avéré qu’il voulait se débarrasser à tout prix d’un collaborateur et a agi par pure convenance personnelle, sans parvenir à démontrer l’existence de manquements professionnels de la part de l’employé
Il incombe en principe au destinataire de la résiliation de démontrer que celle-ci est abusive. Le juge peut toutefois présumer en fait l’existence d’un congé abusif lorsque l’employé parvient à présenter des indices suffisants pour faire apparaître comme non réel le motif avancé par l’employeur. Ce dernier ne peut alors rester inactif, n’ayant d’autre issue que de fournir des preuves à l’appui de ses propres allégations quant au motif de congé.
En l’espèce, l’administrateur de l’intimée a justifié le licenciement par les difficultés financières rencontrées par la société en 2018. Or cette thèse ne trouve pas appui sur d’autres éléments probatoires que les seules déclarations de J. Il ressort au contraire que la société marchait très bien.
En outre, les propos du témoin J.________ sont également contredits par un titre établi par lui, à savoir le courriel du 29 août 2018. Dans ce document adressé aux employés de l’intimée – à l’exception de l’appelant et de son épouse –, l’administrateur reconnaît en effet un sans-faute quant au déroulement de la fête du […] 2018, alors même qu’il a déclaré devant le premier juge que le mauvais résultat découlant de cette fête avait provoqué le licenciement de l’appelant. Il ressort de manière contradictoire de ses propres déclarations lors de cette même audition que la société intimée était bénéficiaire en 2017 et 2018.
Le fait que le licenciement était lié au mauvais résultat de la fête […] n’a pas été allégué ni prouvé
Pour ces motifs, on constate que l’intimée n’a pas établi le motif économique avancé pour justifier la résiliation du contrat de travail.
Le cours des événements permet d’établir que le licenciement n’est pas lié à un motif économique – comme invoqué par l’intimée – mais à la vente des actions de l’entreprise à un couple concurrent, comme le soutient l’appelant. Il existe dès lors bien des indices suffisants permettant de faire naître un doute quant à la réalité du motif de licenciement invoqué par l’intimée. Ces indices permettent de soutenir que les motifs économiques invoqués, et maintenus par l’employeuse comme justifiant le licenciement après contestation de l’employé, ont été avancés comme un prétexte. A cet égard, on souligne qu’aucun élément au dossier ne vient confirmer que la société était en difficultés financières ni que ces difficultés auraient justifié le licenciement du couple.
De plus, les circonstances du licenciement révèlent un double-jeu de la part de l’employeuse, lequel est contraire au principe de la bonne foi. En soi, rien n’interdisait à l’administrateur de l’intimée, pour l’intimée, de mener deux négociations en parallèle, mais la manière dont le licenciement a été donné révèle un manque de considération flagrant à l’égard de l’appelant. Jusqu’à leur licenciement, l’appelant et son épouse ont entrepris des démarches en vue de la reprise des actions de l’intimée, sans qu’il soit allégué qu’ils étaient au courant de l’existence de concurrents. Dès lors qu’ils ont été écartés de la transaction, l’intimée les a licenciés. On décèle dans ce licenciement abrupt, la volonté de l’intimée de se débarrasser d’employés devenus encombrants vu la reprise par des tiers. Le fait d’invoquer un motif économique fallacieux à l’appui de ce licenciement révèle d’autant plus son caractère vicié. A aucun moment, l’employeuse n’a exposé à l’appelant la situation réelle, à savoir la concurrence avec d’autres repreneurs, ce qui a contribué à rendre le congé abusif.
En définitive, l’intimée a agi abusivement par pure convenance personnelle, en faisant abstraction de l’intérêt légitime de son employé – à qui aucun manquement n’a été reproché – à conserver un emploi dans lequel il s’investissait pleinement depuis des années
Sur la base de ce qui précède, soit la conjonction, d’une part, de la manière dont le congé a été signifié et, d’autre part, les motifs réels de celui-ci, la Cour de céans considère que le licenciement de l’appelant était abusif.
[Concernant l’indemnité pour licenciement abusif], le licenciement a eu lieu alors que l’appelant négociait la reprise des parts sociales de l’intimée. Pour ce motif, on retient que la résiliation des rapports de travail est marquée d’un manque de respect important, sans faute de l’employé. A l’inverse, âgé de 37 ans au moment de son licenciement, l’appelant était en train de mettre sur pied sa propre boulangerie avec son épouse – comme cela ressort de ses propres déclarations à l’audience ; cela permet de relativiser les conséquences financières potentiellement fâcheuses, même si le projet n’avait pas encore abouti.
Prenant en considération ces circonstances, il y a lieu d’allouer à l’appelant une indemnité correspondant à deux mois de salaire, soit une somme de 10’100 fr. (2 x 5’050 fr.). Elle porte intérêt à 5 % l’an dès le 1er décembre 2018, la fin du contrat de travail ayant été arrêtée au 30 novembre 2018.
(Arrêt de la Cour d’appel civile du tribunal cantonal vaudois HC / 2022 / 733 du 05.10.2022)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)