Le libre accès aux forêts?

Dans son beau livre, Prendre le maquis avec Ernst Jünger. La liberté à l’ère de l’Etat total (La nouvelle librairie, 2023), Eric Werner ressuscite la figure du Waldgänger, dressée par Ernst Jünger dans son maître-livre, Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts, publié en 1951 (https://droitdutravailensuisse.com/2023/12/10/prendre-le-maquis-avec-ernst-junger/). Le Waldgänger, que l’on a mal traduit, faute de mieux, par « rebelle » pourrait être aussi le coureur des bois. C’est l’individu qui, littéralement, sort du monde pour recouvrer les libertés anciennes dans les sylves protectrices, réelles ou symboliques. Mais cette liberté à un prix – chacun peut le tuer.

Le Tribunal fédéral nous rappelle aujourd’hui que le temps des libertés anciennes a bien disparu, et que le droit, dans son prurit d’exhaustivité et de domination, étend ses tentacules partout, jusqu’à et y compris en régulant notre liberté de recourir aux forêts. Je le cite:

La Constitution fédérale prévoit, à son art. 77, que la Confédération veille à ce que les forêts puissent remplir leurs fonctions protectrice, économique et sociale (al. 1). Elle fixe les principes applicables à la protection des forêts (al. 2). Elle encourage les mesures de conservation des forêts (al. 3). L’alinéa 1 de cette disposition fixe les objectifs globaux de la Confédération en matière de gestion des forêts. Quant à l’alinéa 2, il attribue à la Confédération une compétence concurrente limitée aux principes, en matière de protection des forêts

 Sur le plan fédéral, tant la législation en matière de droit privé que celle en matière de droit public contiennent des dispositions susceptibles de concerner la problématique du libre accès à la forêt, respectivement celle de la soumission à autorisation de certaines activités en forêt. 

 L’art. 699 al. 1 CC prévoit que chacun a libre accès aux forêts et pâturages d’autrui et peut s’approprier baies, champignons et autres menus fruits sauvages, conformément à l’usage local, à moins que l’autorité compétente n’ait édicté, dans l’intérêt des cultures, des défenses spéciales limitées à certains fonds. Selon l’alinéa 2, la législation cantonale peut déterminer la mesure en laquelle il est permis de pénétrer dans le fonds d’autrui pour la chasse ou la pêche. 

L’art. 699 CC constitue une double norme en ce sens que, en tant que disposition de droit privé, il régit les relations entre les particuliers et, en tant que disposition de droit public, il habilite les autorités à veiller d’office au libre accès aux forêts et pâturages.

En outre, cette disposition laisse la possibilité aux cantons de restreindre plus largement le droit d’accès au moyen de dispositions de police, par exemple pour protéger la nature ou pour d’autres motifs de police (cf. ATF 122 I 70 consid. 5.a et références).

 La loi fédérale sur les forêts (Loi sur les forêts, LFO, RS 921.0), a été adoptée le 4 octobre 1991. Son but est double: outre la protection contre les catastrophes naturelles (art. 1 al. 2 LFo), cette loi vise à assurer la conservation des forêts (art. 1 al. 1 LFo). La conservation des forêts doit être comprise comme une tâche étatique d’intérêt public, rappelant l’art. 77 Cst.

Selon l’art. 14 al. 1 LFo, les cantons veillent à ce que les forêts soient accessibles au public. L’art. 14 al. 2 LFo précise que si la conservation des forêts ou un autre intérêt public l’exigent, par exemple la protection des plantes ou d’animaux sauvages, les cantons doivent limiter l’accès à certaines zones forestières (let. a) et soumettre à autorisation l’organisation de grandes manifestations en forêt (let. b). L’art. 14 LFo est une norme de droit fédéral directement applicable. Cette disposition donne, d’une part, le mandat aux cantons de veiller à ce que les forêts soient accessibles, ce qui implique le devoir d’empêcher ou de faire disparaître les limitations de l’accès à la forêt, par exemple par des clôtures ou barrières (cf. 14 al. 1 LFo); d’autre part, elle comprend une obligation de protéger la forêt contre une utilisation excessive par l’homme. Pour atteindre ce but, l’art. 14 al. 2 LFo délègue notamment aux cantons la compétence de limiter l’accès à la forêt à condition que le but de conserver la forêt ou un autre intérêt public l’exige. C’est dans ce contexte que les cantons doivent soumettre l’organisation de grandes manifestations à autorisation.

En outre et d’une manière générale, la LFo, prévoit que les cantons exécutent la loi et édictent les dispositions nécessaires (art. 50 LFO). La LFo est ainsi conçue comme une loi cadre qui s’impose aux cantons.

 Au vu de ce qui précède, il ressort tant de l’art. 77 al. 2 Cst. que du droit fédéral (art. 50 LFo en général; art. 14 al. 2 LFo et art. 699 CC en particulier) que la protection des forêts ne constitue pas un domaine que la législation fédérale règle de manière exhaustive

Quant à l’art. 699 al. 1 CC, il ne va pas au-delà de la LFO. En effet, l’art. 14 al. 1 LFO reprend et précise l’aspect de droit public inhérent à cette disposition et en constitue en ce sens une lex specialis, pour ce qui est de son contenu de droit public. L’art. 699 CC n’a pas de portée propre à restreindre le droit cantonal au-delà de l’art. 14 LFo.

[Et, de fait, le Tribunal fédéral confirme une décision cantonale soumettant la pratique de « laser game » en forêt à autorisation….]

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_397/2023 du 24 mai 2024 destiné à la publication, consid. 4)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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