Prendre le maquis avec Ernst Jünger

On le sait peu, mais sans doute ne voudrions-nous pas que cela s’ébruite trop : un des esprits les plus fins et les plus puissants du siècle réside quelque part en Suisse. Eric Werner, car c’est de lui qu’il s’agit, a enseigné la philosophie politique à Genève pendant des années. Auteurs de plusieurs livres remarqués (on pense notamment à L’avant-guerre civile : https://editions-xenia.com/livres/avantguerre/), collaborateur régulier de l’Antipresse, il vient de publier un petit livre très dense aux éditions de La Nouvelle Librairie : Prendre le maquis avec Ernst Jünger. La liberté à l’ère de l’Etat total (https://nouvelle-librairie.com/boutique/philosophie/15297/).

Photo de Miriam Espacio sur Pexels.com

Comment définir l’approche d’Eric Werner ? Je ne suis pas un spécialiste, et mes études universitaires en lettres sont un lointain souvenir. Mais je dirais qu’il est d’abord un penseur de la réalité au-delà du mur de l’idéologie, des « narratifs » (comme on dit), des éléments de langage, des mots qui sont comme de la fausse monnaie. Aux mots, la réalité des choses donc. Mais l’exercice n’est pas si facile, en ce que l’idéologie nous empêche précisément de voir ce que l’on voit et d’entendre ce que l’on entend. Il faut donc se laver les yeux, s’extraire de la gangue. Ce faisant, Eric Werner est d’ailleurs parfaitement un lecteur de Jünger en procédant, comme lui, par renversement de perspectives, plongées et contre-plongées, pour déchirer le voile. Je me souviens par exemple d’un article de l’Antipresse sur le Conseil des droits de l’homme où avait été nommé un lointain tyranneau moyen-oriental. On pouvait certes, écrivait Werner, considérer qu’il s’agissait d’un manquement, d’une insuffisance des choses – mais on pouvait aussi considérer que les droits de l’homme aujourd’hui, c’était précisément cela : un tyranneau au Conseil des droits de l’homme, et il faudra bien vous en contenter. Vous n’aurez rien de plus.

Son dernier livre, Prendre le maquis avec Ernst Jünger, part d’un constat, celui du triomphe, de la toute-puissance, de l’écrasante arrogance de l’Etat total. On croit certes vivre dans un Etat de droit démocratique, et sans doute demeurent des traces, des restes, des parties de l’Etat de droit et de la démocraties, mais ils s’effacent, font de plus en plus pâle figure face à la surveillance technologique, la violation par l’Etat de ses propres règles (liberté d’aller et venir, droit de propriété, droit d’accès au juge…), l’état d’urgence institutionnalisé et la disparition des frontières à l’extérieur et leur recréation à l’intérieur (pass, attestations, crédit social, etc.)

Alors que faire, comment concevoir la liberté dans ce nouvel état des choses ? Werner nous propose une lecture, ou une relecture de Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts publié en 1951 par Ernst Jünger. On ne présente plus celui-ci, écrivain immense, géant des lettres allemandes à la longévité hors norme, qui aura écrit, réfléchit et combattu pendant tout le XXe siècle. La figure qui l’inspire ici est celle du Waldgänger, que l’on a mal traduit, faute de mieux, par « rebelle » mais qui pourrait être aussi un coureur des bois. C’est l’individu qui, littéralement, sort du monde pour recouvrer les libertés anciennes dans les sylves protectrices, réelles ou symboliques. Mais cette liberté à un prix – chacun peut le tuer. Par extension, le Waldgänger est l’homme de l’écart, du refus de participer (I would rather not to), de l’exil intérieur – avant le départ, la plongée dans les bois. Le recours aux forêts est donc d’abord un acte individuel, presque spirituel, je ne veux plus de ce monde-là. Cette décision, qui est en fait une prise de conscience, peut se traduire de différente manière, dans la rébellion collective peut-être, dans un deuxième temps, et encore, mais d’abord et premièrement dans le pas individuel de côté, le refus d’être dupe et le retrait, la redécouverte du nomos et de l’ethos.  Le futur Waldgänger peut être caché, mais c’est sa disponibilité spirituelle à recourir, à tout moment, aux forêts, réelles ou symboliques, qui en fait un homme infiniment libre, comme dans Eumeswil, roman qu’il publiera en 1977.

Werner décrit, à ce propos, le moment de la transformation de l’homme en Waldgänger :

« Nous n’avons pas mentionné une dernière ligne de fracture, sans doute la plus importante, car, bien souvent, elle accompagne toutes les autres. On fait ici référence au sentiment qui occasionnellement nous envahit d’être ou de devenir étranger à la société environnante, celle qui nous a vu naître et grandir. On se rend soudainement compte qu’un véritable abîme nous en sépare, et donc nous nous retrouvons seuls avec nous-mêmes. C’est ce sentiment même, celui de se retrouver seul avec soi-même, qui nous fait alors basculer dans le Waldgang. On peut réellement parler ici de sécession. En fait cette sécession se fait toute seule, on se contente à un moment donné d’en prendre acte. On évoque volontiers aujourd’hui la multiplicité de nos appartenances, or la non-appartenance est elle aussi une réalité. Les appartenances se font et de défont. Il arrive aussi parfois qu’on n’appartienne plus à rien. » (p. 82)

C’est le moment où, précisément, l’on rentre dans la forêt.

La vision du monde que véhicule Prendre le maquis est dure, mais elle n’est pas sans espoir. Il existe une liberté à l’ère de l’Etat total, même si elle présente des risques. On ne pourra compter que sur soi-même.

Ici, Jünger, et Werner, prennent d’ailleurs le contrepied d’Orwell dans 1984 où, précisément, il n’y a plus d’échappatoire. La violence physique et la contrainte psychique vous feront aimer Big Brother, mais, mieux encore, la destruction du langage, et donc de la pensée, rendra la révolte impossible, le pas de côté inenvisageable :

« Don’t you see that the whole aim of Newspeak is to narrow the range of thought? In the end we shall make thoughtcrime literally impossible, because there will be no words in which to express it. Every concept that can ever be needed, will be expressed by exactly one word, with its meaning rigidly defined and all its subsidiary meanings rubbed out and forgotten.» (George Orwell, 1984, Part. 1, chap. 5)

A tout prendre, à l’orée de cette déprimante saison des fêtes de fin d’année, lisez et offrez ce dense petit livre plutôt que les idiots cadeaux d’habitude – vous ferez des heureux.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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Un commentaire pour Prendre le maquis avec Ernst Jünger

  1. Anne Onime dit :

    Eric Werner semble être un homme qui à quelque chose à dire. C’est noté, merci

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