Le tailleur et les petites souris au Tribunal des prud’hommes

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Le lien que l’on pourrait faire entre le droit et les contes n’apparaît pas, de prime abord, évident. On ne relie pas aisément les travaux des cours d’appel aux péripéties des trois petits cochons, la jurisprudence du Tribunal fédéral semble moins distrayante que les récits des Grimm et – avouons-le – les plaidoiries de mes Confrères ne valent pas toujours la Petite sirène, Peau d’âne ou les aventures de Pierre Lapin. Mais les apparences sont trompeuses. Comme le rappelle brillamment un volume d’études sur le droit et les contes de fées [Marine Ranouil / Nicolas Dissaux, Il était une fois… Analyse juridique des contes de fées, Paris, Dalloz, 2018], ceux-ci ont déjà un fort aspect normatif. Ils restituent le plus souvent les pérégrinations d’un personnage souvent plutôt générique, confronté à un évènement tragique ou douloureux, et qui traverse diverses épreuves avant que la restauration de la normalité ne s’accompagne d’une morale (explicite ou non). Celle-ci se distingue certes de la norme de droit, mais dans une certaine mesure seulement. C’est d’abord parce qu’il y a des zones ou le droit et la morale se recoupent. C’est aussi parce que le conte, la sagesse populaire peuvent aussi imprégner le droit de common law ou les coutumes (tout n’a pas commencé avec la rédaction du Code civil !) C’est enfin parce qu’il y a des recoupements, au confluent du romantisme allemand et de l’Ecole du droit historique. On pense ici aux frères Grimm, bien sûr, dont les liens avec Savigny sont bien connus. [Alfred Dufour, Droits de l’homme, Droit naturel et Histoire, Paris, 1991, pp. 165-176 notamment].

Le tailleur de Gloucester [que l’on va relocaliser à Genève] a été publié par Beatrix Potter en 1903 et raconte l’histoire d’un pauvre tailleur qui tente de survivre dans son atelier glacial au cours d’un hiver rigoureux. Il a une commande très importante à réaliser pour le mariage du maire de Gloucester, le jour de Noël, mais il est malade et fatigué, et avant longtemps, il manque de nourriture et de fil, ainsi que de temps ! Comment pourra-t-il terminer le magnifique manteau et le gilet brodé ? Heureusement, il y a dans la commode des souris très gentilles et très ingénieuses qui se mettent à aider le pauvre tailleur dans son travail et qui, bien évidemment, le sauvent de ce mauvais pas.

Imaginons maintenant que le tailleur se trouve très bien de ces nouvelles recrues et se met à les faire travailler sur une base régulière, en les payant avec des morceaux de fromage. La fortune et le succès venant, ces pauvres souris doivent travailler de plus en plus pour le tailleur, qui devient paresseux et radin. Arrive donc ce qui devait arriver : une délégation de souris se présente devant le Tailleur pour réclamer une amélioration de leur condition de travail et une augmentation de salaire (300 gr.de gruyère par mois et par souris) ; elles sont virées sur le champ à coup de balai et doivent quitter séance tenante, craignant pour leur vie, la boutique du tailleur. Elles décident donc de l’assigner au Tribunal des prud’hommes pour réclamer divers montants (salaire jusqu’au délai de préavis, indemnité pour licenciement immédiat injustifié, salaire minimum genevois).

Se pose d’abord la question de la capacité d’être partie des souris. Selon l’art. 66 CPC, la capacité d’être partie est notamment subordonnée soit à la jouissance des droits civils. Il s’agit d’une condition de recevabilité de la demande. C’est ici la seule vraie difficulté de notre exercice, dans la mesure où les petites souris n’ont bien évidemment pas la jouissance des droits civils, quelle que soit par ailleurs la qualité d’être sensible que l’on puisse reconnaître aux animaux. Il n’en a pas toujours été ainsi : les procès d’animaux sont bien attestés au Moyen-Âge, que cela soit en raison d’un comportement ouvertement criminel (un cochon mange un petit enfant) ou d’actes conformes à leur nature (les ravageurs qui… ravagent les champs). On sait que les animaux pouvaient être incarcérés, mis à la question, que certains avaient avoué leurs crimes, et qu’ils bénéficiaient d’une défense ainsi que d’une procédure réglée. [Michel Pastoureau, Les extravagants procès d’animaux, in : Eric Baratay (ed.), Les Animaux dans l’histoire, Paris, 2023, pp. 207-226] Cela étant dit nous ne sommes pas, dans le cas présent, en matière criminelle, et les Lumières ont depuis écarté les hommes des bêtes, réduisant celles-ci à l’état de meubles, même sensibles. Que faire alors ?

On peut en fait contourner l’obstacle de deux manières : (i) partir du principe que les souris ont effectivement la jouissance des droits civils dans ce monde parallèle qui est celui du conte, ou (ii) considérer que les souris ne sont pas des souris, mais des jeunes femmes (ou des jeunes hommes) qui s’identifient à des souris, en d’autres termes qu’iels sont dans une transition de genre particulière qui sera certainement appelée à se développer dans le futur.

La question de la langue ne devrait pas poser de difficultés particulières. Le droit d’être entendu garantit en effet le droit d’être assisté d’un interprète durant les débats oraux en cas de connaissance insuffisante de la langue officielle utilisée devant le Tribunal [art. 29 al. 2 Cst ; PC CPC – SCHNEUWLY art. 129 N4]. Les petites souris devraient donc pouvoir se faire assister d’un interprète en langue murine, étant rappelé par ailleurs qu’elles pourront demander l’assistance judiciaire (art. 117 et ss CPC).

Les petites souris pourront agir ensemble contre le tailleur en vertu de l’art. 71 al. 1 CPC, lequel prévoit que les personnes dont les droits et les devoirs résultent de faits ou de fondements juridiques semblables peuvent agir conjointement.

Saisi d’une requête de conciliation déposée par les petites souris auprès du Greffe du Tribunal des prud’hommes (Tribunal des prud’hommes, boulevard Helvétique 27, case postale 3688, CH – 1211 Genève 3 ; https://justice.ge.ch/fr/contenu/tribunal-des-prudhommes), l’autorité de conciliation va essayer de rapprocher les parties. Le tailleur ne se présentant pas à l’audience, l’autorité de conciliation délivre aux petits rongeurs l’autorisation de procéder, ce qui leur pernet de déposer une demande en paiement dans un délai de trois mois.

Saisie de la demande en paiement des rongeurs-plaideurs, le Tribunal des prud’hommes va devoir déterminer sa compétence matérielle. En effet, selon l’art. 1 al. 1 let. a de la loi du 11 février 2010 sur le Tribunal des prud’hommes (LTPH ; RS-GE E 3 10), sont jugés par le Tribunal des prud’hommes [notamment] les litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du code des obligations. S’agit-il donc d’un contrat de travail ? Le tailleur soutient en effet que ce n’est pas le cas (nous y reviendrons), et que les petites souris devraient agir devant le Tribunal de première instance, avec cet inconvénient que des frais de justice conséquents devraient alors être avancés.

Le Tribunal des prud’hommes va donc devoir examiner sa compétence matérielle, en l’occurrence sa compétence spéciale (les conflits de droit du travail), par rapport à la compétence générale [à Genève] du Tribunal de première instance. Il le fera en appliquant la théorie des faits de double pertinence, que l’on peut résumer comme suit :

Les faits déterminants pour l’examen de la compétence matérielle du tribunal sont soit des faits « simples », soit des faits « doublement pertinents ».

Les faits sont simples lorsqu’ils ne sont déterminants que pour la compétence. Ils doivent être prouvés au stade de l’examen de la compétence, lorsque la partie défenderesse soulève l’exception de déclinatoire en contestant les allégués du demandeur.

Les faits sont doublement pertinents ou de double pertinence lorsque les faits déterminants pour la compétence du tribunal sont également ceux qui sont déterminants pour le bien-fondé de l’action. C’est à ces faits que s’applique la théorie de la double pertinence. Selon cette théorie, le juge saisi examine sa compétence sur la base des allégués, moyens et conclusions de la demande, sans tenir compte alors des objections de la partie défenderesse. Lorsqu’un canton institue une juridiction spécialisée pour connaître des litiges découlant du droit du travail, l’existence du contrat de travail constitue, précisément, un fait doublement pertinent.

S’il admet sa compétence au regard des allégations du demandeur, le juge procède à l’administration des preuves puis à l’examen de la prétention sur le fond. La question de la compétence est ainsi tranchée dès l’origine, sur la base des faits, moyens, allégués et conclusions de la demande, quitte à ce que l’instruction révèle ensuite que la compétence spécialisée de la juridiction saisie n’était en fait pas réalisée.

Le juge ne peut rendre un jugement d’incompétence in limine litis que si la demande est abusive, que la thèse apparaît spécieuse ou incohérente ou qu’elle se trouve réfutée immédiatement et sans équivoque par la réponse et les pièces de la partie défenderesse. Les faits doublement pertinents allégués par le demandeur doivent par ailleurs être « concluants » (schlüssig ). [Philippe Ehrenström, Les faits de double pertinence devant le Tribunal des prud’hommes du canton de Genève, IusNet DT-AS · 24 juil. 2023]

Dans le cas d’espèce, il apparaît évident que les petites souris plaideront l’existence d’un contrat de travail au sens des art. 319 ss CO, et que cette thèse n’apparaît ni spécieuse ni incohérente, qu’elle ne saurait être réfutée sans équivoque et que les éléments semblent concluants.

La demande va donc être transmis au tailleur, qui va nier à titre principal l’existence d’un contrat de travail, et à titre subsidiaire le caractère injustifié du licenciement immédiat et le rattrapage de salaire.

On peut résumer l’argumentation du tailleur de la manière suivantes : les petites souris ne sont pas dans un rapport de sujétion, elles se contentent de donner un coup de main quand elles en ont envie, en échange de petits bouts de fromage ou de biscuit. Par ailleurs il n’y a pas vraiment de salaire, ce qui est un élément constitutif du contrat de travail.

Ici on opposera une décision célèbre de la Chambres des prud’hommes de la Cour de justice [Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice CAPH/91/2014 du 05.06.2014], laquelle avait d’abord rappelé que par le contrat de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (art. 319 al. 1er CO).

Les quatre éléments caractéristiques du contrat de travail consistent en une prestation personnelle de travail, une mise à disposition par le travailleur de son temps pour une durée déterminée ou indéterminée, un rapport de subordination et un salaire.

Concernant plus particulièrement le salaire, la rémunération est versée en contrepartie du temps mis par le travailleur à la disposition de l’employeur. Il n’y a pas de contrat de travail lorsque la personne qui déploie l’activité entend agir à titre gratuit. Il existe en effet des cas de pure complaisance ne créant pas de liens contractuels, tels que des liens d’amitié. Il en va ainsi lorsqu’une personne fournit à titre gratuit une aide occasionnelle dans le cadre d’une entreprise tenue par les membres de sa famille, en remerciement du soutien que ces derniers lui ont fourni ; c’est également le cas lorsqu’une personne effectue un bref stage non rémunéré en vue du choix d’une profession future.

En l’espèce, il n’était pas contesté que le travailleur avait régulièrement fourni, lorsqu’il était au service de de la défenderesse, une prestation de travail pendant plusieurs années, soit de 2007 à 2011, sans interruption. Il était subordonné à la direction de l’intimée et il recevait des instructions de celle-ci au même titre que les autres collaborateurs de l’association.

S’agissant de l’élément salarial, il apparaissait que les prestations de l’appelant n’étaient pas fournies à titre gratuit. En contrepartie de son activité on versait en effet à l’intéressé une rémunération régulière, dont le montant a été par deux fois augmenté au cours de la collaboration des parties. Le fait qu’aient été utilisés des termes tels que « pécule » ou « dépannage » pour désigner cette rémunération ne saurait empêcher que celle-ci puisse constituer un salaire. Il en va de même du fait que cette rémunération n’ait pas été comptabilisée comme salaire par l’association ou que les autorités AVS n’ait pas relevé d’anomalie à ce propos. Ce qui est déterminant, c’est que cette rémunération constituait bien la contrepartie de l’activité déployée par l’intéressé.

Il convient également de relever que par sa régularité, la rémunération versée se distinguait de celle reçue par les bénévoles œuvrant pour l’association. Une bénévole entendue comme témoin a en effet indiqué que l’association ne lui versait qu’occasionnellement une modeste somme à titre de récompense. Quoique guère moins modeste, le versement de la rémunération de l’intéressé était au contraire systématique et les relations des parties différaient manifestement de relations de pure complaisance entre amis ou entre membres d’une même famille.

Les considérants de cet arrêt peuvent être transposés sans difficulté dans le cas d’espèce. En effet, le tailleur versait, de manière régulière, un salaire en nature contre des prestations de travail effectuées de manière régulière. Il y avait dès lors bien un contrat de travail.

Comment devaient alors rémunérées les petites souris ?

En l’absence de CCT ou de CTT, on aura recours au salaire usuel, voire au salaire minimum genevois (https://www.ge.ch/appliquer-salaire-minimum-genevois) pour calculer les différentiels de salaire et les montants de l’indemnité pour licenciement immédiat injustifié (art. 337 ss CO). Il s’agit en effet bien d’un licenciement immédiat injustifié, puisque les petites souris ont été virées à coup de balai de l’échoppe du tailleur. Un licenciement ordinaire aurait, quant à lui, été abusif en raison de son caractère évident de représailles (art. 336 al. 1 let. d CO).

Ce que le conte ne dit pas, c’est qu’après leur victoire au tribunal, les petites souris sont sorties en boîte de nuit, qu’elles se sont avinées, et qu’après avoir déclenché une bagarre générale elles ont fini au gnouf, où l’adjudant Brutus a dû décider ou non de leur offrir les services d’un avocat de la première heure. Mais ceci est une autre histoire….

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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