Provision, absence de contestation des décomptes

Le cas d’espèce est régi par un contrat de travail prévoyant une rémunération sous la forme exclusive d’une provision (art. 322b CO), dont la qualification et le caractère convenable ne sont pas remis en cause (cf. ATF 139 III 214 consid. 5.1 et art. 349a al. 2 CO).

Selon l’art. 322c CO, il incombe en principe à l’employeur d’établir à chaque échéance un décompte indiquant les affaires qui donnent droit à une provision (al. 1). L’employeur doit en outre fournir les renseignements nécessaires au travailleur ou, à sa place, à un expert désigné en commun ou par le juge. Il doit autoriser le travailleur ou l’expert à consulter les livres et pièces justificatives dans la mesure où le contrôle l’exige (al. 2).

Pour certains auteurs, l’absence de contestation du décompte dans un délai raisonnable doit s’interpréter comme une acceptation tacite dudit décompte (BEAT MEYER, Das Anstellungsverhältnis des Handelsreisenden, 1978, p. 80). DAVID AUBERT précise que par contestation ou protestation, il faut entendre l’expression d’un doute sur l’exactitude du décompte, par exemple lorsque des questions sont posées ou des précisions demandées. De son point de vue, l’employeur peut obtenir la validation des décomptes en les faisant signer par l’employé (DAVID AUBERT, Le contrat de travail des voyageurs de commerce, 2010, n° 988).

ADRIAN STAEHELIN est d’avis que l’omission de contrôler le décompte en temps utile n’empêche pas des réclamations ultérieures. Il réserve toutefois le cas où le comportement de l’intéressé doit s’interpréter selon le principe de la confiance comme une approbation du décompte (ADRIAN STAEHELIN, Zürcher Kommentar, 2006, n° 1 ad art. 322c CO). MANFRED REHBINDER et JEAN-FRITZ STÖCKLI émettent une réserve, en ce sens qu’une acceptation tacite du décompte ne peut être retenue que si celui-ci précise qu’un défaut de réaction entraîne la déchéance du droit de réclamation (REHBINDER/STÖCKLI, Berner Kommentar, 2010, n° 4 ad art. 322c CO).

D’autres auteurs considèrent en revanche que le travailleur doit pouvoir librement faire valoir ses droits pour autant qu’il agisse dans le délai de prescription de cinq ans (cf. art. 128 ch. 3 in fine CO) (STREIFF/VON KAENEL/RUDOLPH, Arbeitsvertrag, 7e éd. 2012, p. 327 n° 2 ad art. 322c CO). Est aussi mis en exergue le fait que le travailleur n’a pas d’intérêt à accepter des éléments qui lui sont défavorables, mais n’est guère en position de protester (cf. PORTMANN/RUDOLPH, in Basler Kommentar, 6e éd. 2015, n° 1 ad art. 322c CO, qui renvoient à la contribution de PORTMANN, Erklärungen ohne Worte im schweizerischen Arbeitsvertragsrecht, in ArbR 1998 p. 66 s.).

La jurisprudence se montre restrictive lorsqu’il s’agit d’interpréter le silence du travailleur comme une acceptation tacite des modifications défavorables qui lui sont proposées par l’employeur, telles qu’une réduction de salaire. Une acceptation tacite ne peut être admise que dans des circonstances où, selon les règles de la bonne foi, on doit attendre une réaction du travailleur en cas de désaccord de sa part. Il en est notamment ainsi lorsqu’il est reconnaissable pour le travailleur que l’employeur en déduit son accord tacite et que, dans le cas contraire, il prendrait d’autres mesures ou résilierait le contrat. Le travailleur doit alors exprimer son désaccord dans un délai raisonnable (cf., entre autres, arrêts 4A_90/2016 du 25 août 2016 consid. 6.2 et les arrêts cités; 4A_434/2014 du 27 mars 2015 consid. 3.2; 4C.242/2005 du 9 novembre 2005 consid. 4.3). De même rappelle-t-on fréquemment que le simple fait de laisser s’écouler du temps et de tarder à agir en justice ne constitue en principe ni une renonciation à la prétention, ni un abus de droit, sauf circonstances particulières (cf. par ex. ATF 131 III 439 consid. 5.1, concernant la contestation de l’indemnisation forfaitaire des frais du voyageur de commerce; arrêts 4A_172/2012 du 22 août 2012 consid. 6.1; 4A_419/2011 du 23 novembre 2011 consid. 4.3.1).

En l’occurrence, le contrat de travail a pris effet le 1er juin 2004. Des décomptes mensuels ont été établis jusqu’en décembre 2012. Durant plus de 8 ans et demi, le travailleur n’a jamais formulé de réclamation contre les salaires, et partant contre les documents y relatifs. Il a apposé sa signature sur chaque décompte, pour approbation. Les parties se rencontraient au moins une fois par mois pour discuter du montant des commissions à attribuer au travailleur. Une entente cordiale régnait entre les parties, l’arrêt attaqué n’évoquant pas d’autre possible motif de discorde que la baisse du chiffre d’affaires du travailleur dès l’automne 2011.

Dans un tel contexte, l’employeuse pouvait de bonne foi considérer que l’employé s’accommodait des commissions allouées, dont il avait été convenu que le taux pourrait osciller entre 16 et 22%, et renonçait à exiger l’application du taux minimal de 16% sur certaines commandes isolées, renonciation qui portait sur des montants relativement modestes.

La Cour d’appel a tiré argument du fait que ces erreurs de pourcentage n’étaient pas aisément vérifiables tant les chiffres étaient nombreux; de surcroît, l’employé pouvait faire confiance à la société employeuse.

Pareil argument n’est pas recevable. Le taux de commission appliqué aux différentes commandes recensées dans un décompte mensuel pouvait aisément être reconstitué au moyen d’une calculatrice, en se fondant sur le montant de la commission allouée et en le divisant par le montant de la commande répertoriée, comme l’a d’ailleurs fait le travailleur dans la procédure. Ce constat s’impose a fortiori s’agissant d’un travailleur marié à une comptable qui, à l’occasion de son audition par le Tribunal civil, a expliqué qu’elle avait repris toutes les fiches de salaire après le licenciement de son mari. Peu importe que le travailleur et sa femme disent ne pas avoir effectué un tel contrôle pendant les relations contractuelles; il suffit en effet de constater qu’un tel contrôle pouvait être opéré aisément et sans efforts particuliers. En outre, le contrôle exercé après la fin des rapports de travail montre à lui seul la faille de l’argument consistant à dire qu’il y avait trop de chiffres pour que des erreurs puissent être décelées. La consultation des décomptes mensuels confirme qu’un tel contrôle, s’il était effectué chaque mois, pouvait se faire sans efforts particuliers. Par ailleurs, le travailleur était requis d’apposer sa signature sur le décompte, après avoir rencontré les associés au moins une fois par mois pour discuter des commissions. Il devait ainsi se rendre compte de la confiance qu’il pouvait susciter en signant systématiquement ces décomptes, sans la moindre remise en question.

En bref, dans ces circonstances particulières, le fait de n’émettre aucune interrogation ni contestation pendant plus de 8,5 ans sur des différentiels qualifiés de relativement modestes, recensés dans des décomptes systématiquement signés, peut de bonne foi s’interpréter comme une renonciation à les contester.

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_367/2018 du 27 février 2019, consid. 3)

Me Philippe Ehrenström, L.L.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

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