For: lieu d’exercice habituel de l’activité professionnelle

A teneur de l’art. 34 al. 1 CPC, les actions relevant du droit du travail peuvent être portées devant le tribunal du domicile ou du siège du défendeur, ou devant le tribunal du lieu où le travailleur exerce habituellement son activité professionnelle.

Au sujet de ce dernier for, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de rappeler les principes suivants dans un arrêt récent destiné à la publication (arrêt du Tribunal fédéral 4A_527/2018 du 14 janvier 2019 consid. 6 à 8) :

Au regard de l’art. 34 al. 1 CPC, le for peut se trouver dans un lieu où l’employeur n’a aucune sorte d’établissement ni installation fixe, ce qui n’était pas admis sous l’empire de l’art. 343 al. 1 aCO.

L’art. 34 al. 1 CPC correspond actuellement à l’art. 19 par. 2 let. a CL 2007. Celui-ci est une réplique de l’art. 19 par. 2 let. a du règlement de l’Union européenne n° 44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, du 22 décembre 2000. Il s’ensuit que les critères déterminants dans l’application de ces dispositions de droit international peuvent être pris en considération aussi dans l’interprétation de l’art. 34 al. 1 CPC.

Selon la jurisprudence topique de la Cour de justice de l’Union européenne, le lieu où un travailleur accomplit habituellement son travail est celui dans lequel, ou à partir duquel ce travailleur s’acquitte en fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur, cela parce que c’est à cet endroit que le travailleur peut à moindres frais intenter une action judiciaire à son employeur et que le juge de ce lieu est le plus apte à trancher la contestation relative au contrat de travail (CJUE, arrêt C-168/16 du 14 septembre 2017, § 58, avec références à d’autres arrêts). Lorsque l’activité fournie est dispersée ou répartie entre plusieurs lieux, le for se trouve en principe dans celui où le travailleur est occupé pendant la majeure partie de son temps de travail (CJUE, arrêt C-37/00 du 27 février 2002, § 50), à moins qu’un autre de ces lieux ne présente un rapport suffisamment stable et intense avec l’objet du litige pour qu’il doive être considéré comme un lieu d’attache prépondérant (même arrêt, § 55). Lorsque plusieurs lieux d’occupation revêtent une importance égale, il n’existe pas de compétence concurrente entre eux et aucun ne fonde la compétence d’un tribunal (§§ 55 et 57). D’après les commentateurs, une part du temps de travail globalement majoritaire dans le lieu envisagé, voire supérieure à soixante pour cent du temps de travail total (KROPHOLLER/VON HEIN, Europäisches Zivilprozessrecht, 9e éd., 2011, p. 349 ch. 5), est nécessaire; à défaut, il n’existe pas de lieu habituel de l’activité convenue et pas de for correspondant. Une durée d’occupation minoritaire mais comparativement plus importante dans le lieu envisagé, par rapport aux durées d’occupation dans d’autres lieux, n’est concluante que si ce lieu revêt une importance particulière dans la relation de travail (MEYER/STOJILIKOVIC, in Commentaire bâlois, 2e éd., 2016, n° 12 ad art. 19 CL 2007; MÜLLER, in Lugano-Übereinkommen, Dasser/Oberhammer, éd., 2e éd., 2011, n° 13 ad art. 19 CL 2007; KROPHOLLER/VON HEIN, ibidem).

Il est ainsi admis que le critère quantitatif de la durée d’occupation n’est pas seul décisif et qu’un critère fondé sur l’importance qualitative du lieu envisagé, du point de vue de l’activité fournie, peut aussi entrer en considération (STREIFF et al., op. cit., p. 34). Dans le cas d’un travailleur qui se consacrait à la promotion des produits de son employeuse dans plusieurs Etats européens, la Cour de justice a relevé parmi les éléments pertinents que ce travailleur exécutait sa tâche depuis un bureau établi à son domicile, où il revenait après chaque déplacement professionnel (CJUE, arrêt C-125/92 du 13 juillet 1993, § 25). La Cour n’a fait aucune allusion à la durée du travail accompli au bureau en comparaison avec la durée globale du travail ou avec celle du travail accompli en déplacement, et le dispositif de l’arrêt désigne comme topique le lieu « où, ou à partir duquel le travailleur s’acquitte principalement de ses obligations ».

Selon un arrêt du Tribunal fédéral relatif à l’art. 34 al. 1 CPC, le lieu de l’activité habituelle du travailleur est celui où se situe effectivement le centre de l’activité concernée. Un lieu d’activité purement éphémère et temporaire ne suffit pas à créer un for judiciaire. La durée absolue de l’occupation du travailleur dans le lieu envisagé ne joue aucun rôle; la durée relative, comparée à la durée globale des rapports de travail et de l’occupation dans d’autres lieux, est en revanche importante. Lorsque le travailleur est occupé simultanément dans plusieurs lieux, le lieu « principal » est déterminant (arrêt du Tribunal fédéral 4A_236/2016 du 23 août 2016, consid. 2, avec références aux contributions doctrinales).

Tous les auteurs admettent que lorsque le travailleur est occupé simultanément dans plusieurs lieux, celui de ces lieux qui se révèle manifestement central, du point de vue de l’activité fournie, détermine le for à l’exclusion des autres. Selon certaines contributions, il ne peut pas exister simultanément plusieurs fors du lieu de l’activité habituelle, de sorte que si aucun des lieux en concours n’est prééminent, il n’existe aucun for du lieu de l’activité habituelle (SENTI/WAGNER, in Schweizerische Zivilprozessordnung, Brunner et al., éd., 2e éd., 2016, nos 31 et 32 ad art. 34 CPC, avec références à d’autres contributions). Selon d’autres opinions, au contraire, un for est alors disponible dans chacun de ces lieux (WALTHER, op. cit., n° 10 ad art. 34 CPC, lui aussi avec références). Aucun auteur ne subordonne le for du lieu de l’activité habituelle à ce que le travailleur y soit occupé pendant la majeure partie de son temps de travail global.

Certains commentateurs abordent la situation spécifique des voyageurs de commerce et des autres travailleurs affectés au service extérieur d’une entreprise. Si leur activité ne comporte aucun point de rattachement géographique prépondérant, ces travailleurs n’ont pas non plus accès à un for du lieu de l’activité habituelle (FELLER/BLOCH, in Kommentar zur schweizerischen Zivilprozessordnung, Sutter-Somm et al., éd., 3e éd., 2016, n° 27 ad art. 34 CPC; STREIFF et al., op. cit., p. 28). Un rattachement prépondérant, propre à fonder la compétence du for correspondant, est toutefois admis au lieu où le travailleur affecté au service extérieur planifie et organise ses déplacements, et accomplit ses tâches administratives; le cas échéant, ce lieu coïncide avec son domicile personnel (WALTHER, op. cit., n° 9; FELLER/BLOCH, op. cit., n° 26; REINERT, op. cit., n° 11 ad art. 34 CPC; STREIFF et al., ibid.). Avec la compétence du for correspondant, ce rattachement est aussi consacré par un arrêt de la Cour suprême du canton de Zurich (arrêt LA130023 du 20 novembre 2013, consid. 5). Dans la présente contestation, l’approche adoptée par le Tribunal cantonal est fondée sur le lieu où le demandeur organise son activité et accomplit ses tâches administratives; elle s’harmonise donc avec les critères déjà consacrés par la jurisprudence ou proposés par la doctrine, et elle mérite ainsi d’être approuvée.

Le for du lieu habituel de l’activité convenue répond à un but de protection du travailleur à titre de partie socialement la plus faible; c’est pourquoi celui-ci ne peut pas y renoncer valablement par une convention antérieure à la naissance du différend.

En l’espèce,

il résulte des témoignages recueillis par le Tribunal que l’intimé, chef de vente et de marketing et directeur de la succursale de Genève de l’appelante, était la plupart du temps en déplacement à l’étranger, soit, selon le témoignage le plus précis à ce sujet, durant trois semaines, soit quinze jours ouvrables, par mois en moyenne. Sur les cinq autres jours ouvrables, il en passait en moyenne trois à Genève, où il participait aux séances de direction et recevait les clients de son employeur. Cette dernière approximation, résultant du témoignage L______, est corroborée par la liste établie par l’hôtel N______ de l’aéroport de Genève, dont il résulte que l’intimé a séjourné à cet hôtel 36 jours ouvrables en 2015, soit en moyenne trois jours par mois. Cette moyenne ne tient pas compte du fait que l’intimé avait cinq semaines de vacances par an et qu’il n’est pas établi qu’il séjournait exclusivement à l’hôtel précité lorsqu’il se trouvait à Genève. L’intimé a d’ailleurs admis devant le Tribunal que durant quelques années, il possédait une caravane dans le canton. Ainsi, au maximum durant deux jours par mois, l’employé travaillait soit depuis son bureau situé dans le canton de Zoug, soit depuis son domicile situé, jusqu’en 2009 selon ses dires, dans le canton de Zoug, puis dans le canton de Lucerne. De plus, à ______ (ZG), il travaillait également pour sa société C______ AG, pour un nombre de jours qu’il n’a pas précisé.

Ainsi, contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal, du point de vue quantitatif, l’intimé, lorsqu’il ne se trouvait pas en voyage à l’étranger, s’acquittait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur dans le canton de Genève.

Pour ce motif déjà, il y a lieu d’admettre que le Tribunal était compétent en tant que lieu habituel de l’activité convenue entre les parties.

Ce qui précède est corroboré par un examen du critère fondé sur l’importance qualitative du canton de Genève, qui présentait un lien stable et intense avec l’objet du litige. En effet, il est admis que l’intimé a été employé de l’appelante « basée à Genève ». A ce titre, il a été le directeur de la succursale de l’appelante, succursale qui avait son siège dans le canton de Genève. C’est dans ce canton qu’il participait aux séances de direction et, pour l’essentiel, recevait les clients de son employeur. Le contrat signé en 2012 mentionne expressément comme adresse de l’employeur le siège de la succursale et prévoit que le règlement interne de G______ SA, « site de Genève », fait partie intégrante du contrat. Lors du changement de logo de la société, les cartes de visite de l’intimé ne mentionnaient plus que l’adresse de la succursale de l’appelante. Lorsqu’il a résilié le contrat de travail, l’intimé a adressé son courrier au siège de la succursale et non pas au siège principal, étant précisé que l’appelante avait transféré toute son activité à Genève. L’intimé n’a pas prétendu que d’autres collaborateurs que lui étaient restés à ______ (ZG). Ainsi, tout le personnel de la succursale qu’il dirigeait se trouvait à Genève. Enfin, l’intimé a été affilié à une caisse de compensation et à une caisse de pension dans le canton de Genève. L’employé était donc et se considérait comme intégré dans la succursale genevoise de l’appelante, même s’il avait conservé un bureau dans le canton de Zoug, bureau qui était loué à l’appelante par la société sise à ______ (ZG) dont l’intimé est administrateur unique. Le lieu de la succursale doit donc être considéré également comme un lieu d’attache prépondérant par rapport aux cantons de Zoug ou de Lucerne.

En définitive, il apparaît que les premiers juges (GE) étaient compétents en tant que tribunal du for du lieu où l’employé exerçait habituellement son activité professionnelle et ce tant du point de vue quantitatif que qualitatif.

(CAPH/43/2019 consid. 3)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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