Procès: un secrétaire syndical vaut un avocat?

En l’espèce, les premiers juges ont considéré que, dans la mesure où le demandeur était représenté par un syndicat, soit un mandataire professionnellement qualifié, la maxime inquisitoire sociale (art. 247 al. 2 let. b ch. 2 CPC) s’en trouvait très atténuée, de sorte qu’ils devaient faire preuve de retenue et partir du principe que les faits et les offres de preuves avaient été présentés de manière complète. Cela étant, ils ont retenu que le demandeur n’avait pas suffisamment allégué ni n’avait prouvé les trajets et les temps de déplacement concrètement effectués entre 2013 et 2017 dans le cadre de son travail. D’une manière plus générale, ils ont retenu qu’il n’avait pas suffisamment allégué les faits pertinents en lien avec ses prétentions, ni offert de moyens de preuves adéquats permettant d’établir celles-ci. Par conséquent, ils ont intégralement rejeté la demande en paiement relative aux frais de déplacement que le demandeur estimait dus.

A.________ conteste cette décision en reprochant aux premiers juges d’avoir assimilé sa représentation par le syndicat D.________ à la représentation par un avocat et d’avoir ainsi considéré que l’atténuation du devoir d’interpellation s’appliquait. Selon lui, il existait un rapport de force inégal ainsi qu’une disproportion évidente des moyens de procéder entre la Défenderesse (l’employeuse), représentée par un avocat, et le demandeur (l’employé A), représenté par une secrétaire syndicale dépourvue de toute formation juridique. Partant, les premiers juges ne pouvaient pas faire preuve de retenue, comme dans un procès soumis à la procédure ordinaire, et ne pouvait dès lors considérer purement et simplement que les allégués du demandeur s’agissant des heures supplémentaires effectuées pendant le temps de déplacement n’étaient ni suffisants ni prouvés. En cas de doute, ils auraient dû interpeller le demandeur pour lui faire préciser ses allégués.

Selon l’art. 247 al. 2 let. b ch. 2 CPC, lorsque la valeur litigieuse ne dépasse pas CHF 30’000.-, le tribunal établit les faits d’office dans les litiges portant sur un contrat de travail autre que ceux visés à l’art. 243 al. 2 CPC. Il s’agit là de la maxime inquisitoire simple, et non de la maxime inquisitoire illimitée de l’art. 296 al. 3 CPC; la doctrine et la jurisprudence la qualifient aussi de maxime inquisitoire sociale. Elle a pour but de protéger la partie faible au contrat, de garantir l’égalité entre les parties au procès et d’accélérer la procédure. Selon la volonté du législateur, le tribunal n’est soumis qu’à une obligation d’interpellation accrue. Comme sous l’empire de la maxime des débats, applicable en procédure ordinaire, les parties doivent recueillir elles-mêmes les éléments du procès. Le tribunal ne leur vient en aide que par des questions adéquates afin que les allégations nécessaires et les moyens de preuve correspondants soient précisément énumérés. Mais il ne se livre à aucune investigation de sa propre initiative. Lorsque les parties sont représentées par un avocat, le tribunal peut et doit faire preuve de retenue, comme dans un procès soumis à la procédure ordinaire (ATF 141 III 569 consid. 2.3.1 et les références citées).

Ainsi, en première instance, les parties doivent renseigner le juge sur les faits de la cause et lui indiquer les moyens de preuve propres à établir ceux-ci. De son côté, le juge doit les informer de leur devoir de coopérer à la constatation des faits et à l’administration des preuves. Il doit les interroger pour s’assurer que leurs allégués de fait et leurs offres de preuves sont complets s’il a des motifs objectifs d’éprouver des doutes sur ce point. Son rôle ne va toutefois pas au-delà. C’est dans ce sens qu’il y a lieu de comprendre le « devoir du juge de rechercher des preuves » évoqué dans l’ATF 139 III 13 consid. 3.2 ; si le juge a des motifs objectifs de soupçonner que les allégués et offres de preuves d’une partie sont lacunaires, et qu’il a connaissance, sur la base des déclarations des parties et/ou du dossier, de moyens de preuve pertinents, « il n’est pas lié par l’offre de preuve » de cette partie. Toutefois, lorsque les parties sont représentées par un avocat, le tribunal peut et doit faire preuve de retenue, comme dans un procès soumis à la procédure ordinaire. Il n’appartient en effet pas au juge de fouiller le dossier pour tenter d’y trouver des moyens de preuve en faveur d’une partie. Si, contrairement à ce qu’on serait en droit d’attendre d’elle, une partie ne collabore pas à l’administration des preuves, celle-ci peut être close. La maxime inquisitoire simple ne doit pas servir à étendre à volonté la procédure probatoire et à administrer tous les moyens de preuve possibles (ATF 141 III 569 consid. 2.3.2 et les références citées).

Le devoir d’interpellation du juge dépend des circonstances concrètes, notamment de la difficulté de la cause, du niveau de formation des parties et de leur représentation éventuelle par un mandataire professionnel. Il concerne avant tout les personnes non assistées et dépourvues de connaissances juridiques, tandis qu’il a une portée restreinte vis-à-vis des parties représentées par un avocat: dans ce dernier cas, le juge doit faire preuve de retenue. Le devoir d’interpellation du juge ne doit pas servir à réparer des négligences procédurales. Les manquements d’une personne qui procède seule peuvent être le fruit de son ignorance juridique, et pas nécessairement de sa négligence. S’agissant d’un avocat, le juge peut présupposer qu’il a les connaissances nécessaires pour conduire le procès et faire des allégations et offres de preuves complètes (arrêt TF 4D_57/2013 du 2 décembre 2013 consid. 3.2. et les références citées).

En l’espèce, en première instance, A.________, qui se trouve être la partie faible au contrat, était représenté par le syndicat D.________, celui-ci agissant en l’occurrence par l’intermédiaire de sa secrétaire, E.________. De son côté, la défenderesse, qui se trouve être la partie forte au contrat, était représentée par un avocat. Quoi qu’en dise l’intimée, les parties se trouvaient donc de fait bel et bien dans une situation d’inégalité de force et de connaissances juridiques, comme le soutient à juste titre l’appelant. En effet, le fait que la loi permette à une partie de se faire représenter par un mandataire professionnellement qualifié ne signifie pas encore, comme le voudrait l’intimée, qu’il est nécessairement assimilé à un avocat. Peu importe à cet égard que E.________ dispose ou non d’un certain bagage juridique – question qui, quoi qu’en pense l’intimée, peut souffrir de demeurer indécise –, dès lors que les connaissances de l’intéressée et son expérience au sein du syndicat D.________ ne peuvent être assimilées à celles d’un avocat, comme cela a d’ailleurs été mis en évidence par des exemples concrets et éloquents dans l’arrêt de la Cour cité par l’appelant, qui concernait déjà la même secrétaire syndicale (cf. arrêt TC FR 102 2020 159 du 26 avril 2021 consid. 2.2.2).

Dans ces circonstances et comme déjà retenu dans les considérants de l’arrêt en question

également (ibidem), compte tenu du rapport de force inégal et de la disproportion des moyens de procéder entre le demandeur et la défenderesse, les premiers juges ne devaient pas faire preuve de retenue dans l’application de la maxime inquisitoire sociale mais avaient une obligation d’interpellation accrue vis-à-vis du demandeur, celui-ci étant la partie faible au contrat et n’étant pas assisté d’un avocat, mais d’une secrétaire syndicale si ce n’est dépourvue de toute formation juridique, à tout le moins dépourvue d’une formation juridique comparable à celle d’un avocat.

Partant, c’est à tort que le Tribunal des prud’hommes a assimilé la représentation du demandeur par un syndicat agissant par l’intermédiaire d’une personne non juriste à une représentation par un avocat et qu’il a dès lors considéré que la maxime inquisitoire sociale s’en trouvait atténuée.

(Arrêt 102 2021 100 de la IIe Cour d’appel civil du Tribunal cantonal fribourgeois du 7 janvier 2022)

NB : le Tribunal fédéral, dans un arrêt 4A_145/2021 du 27 octobre 2021 (it.), a retenu que l’on devait attendre le même niveau de diligence du mandataire syndical que de l’avocat en rapport avec la conversion d’un acte de procédure.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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