Secret professionnel de l’avocat: sociétés offshore et TVA

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Le litige concerne l’imposition au titre de la TVA de prestations de conseil fournies par la recourante, une étude d’avocats, à ses clientes qui sont des sociétés « offshore », soit des sociétés enregistrées à l’étranger. Il convient de commencer par présenter le régime applicable à de telles prestations.

 Sont soumises à l’impôt les prestations fournies sur le territoire suisse par des assujettis moyennant une contre-prestation, à moins que la loi ne l’exclue (cf. art. 1 al. 2 let. a et 18 LTVA). La notion de « prestations » englobe, selon l’art. 3 let. e LTVA, la prestation de services, qui est toute prestation autre qu’une livraison de biens (cf. art. 3 let. d LTVA) et dont les conseils juridiques font partie. 

En principe, le lieu de la prestation de services est celui où le destinataire de la prestation a le siège de son activité économique ou l’établissement stable pour lequel la prestation de services est fournie ou, à défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement, le lieu où il a son domicile ou le lieu où il séjourne habituellement (art. 8 al. 1 LTVA). Si le destinataire d’une prestation de services en principe imposable se trouve à l’étranger, la prestation est réputée située à l’étranger et n’est par conséquent pas imposable en Suisse.

 Du point de vue de la TVA, on entend par société « offshore » ou société de domicile étrangère, une société d’investissement passive qui possède uniquement un siège statutaire, ne dispose d’aucune infrastructure ni de personnel propre, n’exerce aucune activité à proprement parler, se limite à se présenter en tant que détenteur d’un compte pour la réception d’argent ou en tant que propriétaire de fortune (par ex. portefeuille de titres) et se voit fournir des prestations de services qui ne consistent, en règle générale, qu’en la gestion des valeurs patrimoniales qui sont en leur propriété (cf. AFC, Info TVA no 14 concernant le secteur Finance [ci-après: AFC, Info no 14], point 7.1). 

Selon une pratique éprouvée, L’AFC retient que le traitement fiscal des prestations de services fournies par des assujettis à des sociétés offshore telles que définies ci-avant (sociétés d’investissement étrangères passives répondant aux quatre critères énoncés) « dépend du lieu de domicile des détenteurs de la majorité des parts de participation à de telles sociétés (en règle générale ayant droit économique)  » (AFC Info TVA n° 14, point 7.1). Ainsi, selon l’AFC, « si le domicile de l’ensemble des personnes qui détiennent la majorité (plus de 50 %) des parts de participation d’une société offshore se trouve à l’étranger, les prestations de services au sens de l’art. 8 al. 1 LTVA fournies à cette société sont réputées être fournies à l’étranger et de ce fait ne sont pas soumises à l’impôt » (AFC, Info TVA no 14, point 7.1).

Le Tribunal fédéral a approuvé cette pratique en retenant qu’il convient de déterminer si la société de domicile étrangère est effectivement établie à l’étranger, car de telles sociétés sont fréquemment constituées dans le but d’économiser des impôts par des personnes ayant leur domicile ou leur siège dans un autre pays. Il importe donc de savoir où se trouve le domicile ou le siège des personnes qui contrôlent la société de domicile (cf. arrêt 2A.534/2004 du 18 février 2005 consid. 6.2). Il n’y a pas lieu de s’écarter de cette jurisprudence.

 D’après la maxime inquisitoire, applicable en matière de TVA (cf. art. 81 al. 2 LTVA et art. 12 PA [RS 172.021] applicable par le renvoi de l’art. 81 al. 1 LTVA), l’autorité définit les faits pertinents et ne tient pour existants que ceux qui sont dûment prouvés. L’Administration fiscale doit prendre en considération d’office l’ensemble des pièces pertinentes qui ont été versées au dossier. En vertu de l’art. 81 al. 3 LTVA, le principe de la libre appréciation des preuves s’applique. La maxime inquisitoire ne dispense pas les parties de collaborer à l’établissement des faits; il leur incombe d’étayer leurs propres thèses, de renseigner l’autorité sur les faits de la cause et de lui indiquer les moyens de preuves disponibles, spécialement lorsqu’il s’agit d’élucider des faits qu’elles sont le mieux à même de connaître. En matière de TVA, l’assujetti a une connaissance directe des transactions et dispose généralement des éléments de preuve pertinents; il a donc une obligation de collaboration relative à ces éléments. De plus, selon l’art. 68 al. 1 LTVA, l’assujetti doit renseigner en conscience l’AFC sur les faits qui peuvent influencer de manière déterminante la constatation de l’assujettissement ou le calcul de l’impôt et lui remettre les documents nécessaires. 

 La protection du secret professionnel prévue par la loi est réservée (art. 68 al. 2 première phrase LTVA). D’après l’art. 68 al. 2 deuxième phrase LTVA, les détenteurs du secret professionnel ont toutefois l’obligation de présenter leurs livres et les documents pertinents; ils peuvent masquer les nom et adresse des clients ou les remplacer par des codes, mais le nom de la localité doit être lisible

Les détenteurs du secret professionnel ne sont ainsi pas dispensés de fournir des informations aux autorités fiscales, mais le législateur a pesé les intérêts en présence, soit l’intérêt des autorités fiscales à pouvoir apprécier la situation fiscale et l’intérêt lié à la protection du secret professionnel, en posant à l’art. 68 al. 2 LTVA (cf. art. 57 al. 2 aLTVA) une règle de compromis entre une information complète et une protection absolue du secret.

L’essentiel, sous l’angle de l’art. 8 al. 1 LTVA, est que l’autorité puisse localiser la prestation. Par conséquent, le détenteur du secret professionnel peut masquer les nom et adresse de ses clients, mais pas la localité où se situe leur siège ou leur domicile. Lorsque les prestations de conseil sont fournies à des sociétés offshore au sens défini ci-avant (société étrangère d’investissement passive, supra consid. 5.2), l’AFC doit pouvoir s’assurer du domicile du détenteur de la majorité des parts de la société offshore, puisqu’il s’agit de l’élément déterminant pour la localisation de la prestation.

L’art. 68 al. 2 dernière phrase LTVA prévoit que « en cas de doute, le président de la cour compétente du Tribunal administratif fédéral, sur demande de l’AFC ou de l’assujetti, désigne des experts neutres comme organe de contrôle ». Comme le prévoit la disposition, tant l’autorité fiscale que l’assujetti peuvent demander la désignation d’un expert neutre. L’expertise envisagée à l’art. 68 al. 2 in fine LTVA n’a toutefois pas à être requise par l’autorité fiscale ou ordonnée à la demande de l’assujetti en l’absence complète de collaboration de celui-ci avec les autorités. En effet, le secret professionnel ne doit pas permettre à ses détenteurs d’échapper à leur devoir de collaboration. La possibilité de requérir une expertise ne doit pas constituer un moyen de contourner les obligations de collaboration ou permettre de servir des fins dilatoires. 

Dans son arrêt querellé, le Tribunal administratif fédéral a en substance retenu que la recourante (= l’Etude d’avocats) n’avait pas apporté d’éléments permettant de localiser à l’étranger les détenteurs majoritaires de parts de participation de ses clientes sociétés offshore. Considérant par ailleurs que la recourante avait violé son devoir de collaboration, le Tribunal administratif fédéral a considéré que l’AFC n’avait pas l’obligation de recourir à la procédure de l’art. 68 al. 2 LTVA en demandant la désignation d’un expert neutre comme organe de contrôle et qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer la cause à l’autorité inférieure pour d’autres mesures d’instruction.

En matière d’établissement des faits et d’appréciation des preuves, il n’y a arbitraire (art. 9 Cst.) que si le juge n’a manifestement pas compris le sens et la portée d’un moyen de preuve, s’il a omis, sans raison sérieuse, de tenir compte d’un moyen important propre à modifier la décision attaquée ou encore si, sur la base des éléments recueillis, il a fait des déductions insoutenables. 

 En l’espèce, la question qui se pose est celle de savoir si les détenteurs majoritaires des parts de participation dans les sociétés offshore clientes de la recourante sont domiciliés à l’étranger. 

Selon l’arrêt attaqué, la recourante, invoquant initialement le secret professionnel de l’avocat, puis s’engageant à produire des pièces justificatives, mais ne s’exécutant pas, n’a présenté aucune documentation à l’AFC permettant de se prononcer sur ce point. Devant le Tribunal administratif fédéral, elle a produit, au stade de la réplique, le rapport de Revidor, daté du 17 février 2020, ainsi que des factures de prestations à ses clients étrangers « Tower », mentionnant une ville de domicile, et des pièces d’identité de clients étrangers « Tower », indiquant un lieu de domicile. A teneur de l’arrêt attaqué, non contesté sur ce point, Revidor a constaté ce qui suit dans son rapport: « Nous avons pu vérifier que les bénéficiaires des prestations facturées, faisant l’objet du litige, ont bien été réalisées au profit d’un client ou d’un ayant droit économique résidant à l’étranger, à l’exception de celles facturées aux numéros de clients suivants, dont la preuve de la résidence à l’étranger n’a pas pu nous être apportée: […] ».

Sur la base de ces éléments, on ne peut reprocher au Tribunal administratif fédéral d’être tombé dans l’arbitraire en retenant que les preuves au dossier ne permettaient pas de localiser à l’étranger les prestations fournies. Le fait que la société Revidor fasse état d’un lien entre une facture de la recourante mentionnant une société « offshore » cliente et le nom d’une personne physique qu’elle qualifie d’ayant droit économique de ladite société n’établit en effet pas qui sont effectivement les ayants droit économiques majoritaires des sociétés clientes de la recourante. A fortiori, cela ne montre pas que lesdits ayant droits économiques seraient domiciliés à l’étranger. 

 La recourante ne démontre du reste pas en quoi l’appréciation du Tribunal administratif fédéral serait arbitraire. Elle se contente en effet d’indiquer que le rapport de Revidor établit une corrélation entre le domicile du client étranger et les factures qu’elle a émises. Or, cet élément ne permet pas de déterminer qui sont les ayants droit économiques majoritaires des sociétés clientes de la recourante et leur domicile. Il en va de même des documents d’identité produits, ainsi que l’a relevé sans arbitraire le Tribunal administratif fédéral. 

Contrairement à ce que la recourante laisse entendre, constater qu’elle n’a pas fourni les indications nécessaires pour établir la localisation à l’étranger des ayants droit économiques majoritaires des sociétés « offshore » qui sont ses clientes ne revient pas à lui reprocher de ne pas avoir indiqué le nom de ses clientes. Il n’est en effet nullement contesté que la recourante pouvait, conformément à l’art. 68 al. 2 LTVA, ne pas divulguer cette information. Le secret professionnel ne l’empêchait toutefois pas de fournir les pièces utiles (par ex. copies de l’acte de fondation/de contrats, extrait du registre du commerce ou encore attestation des conseillers d’administration de la société offshore concernant le domicile de l’actionnaire majoritaire, cf. Info TVA no 14, point 7.1), tout en préservant l’anonymat de ses clientes.

Par ailleurs, ainsi que l’a relevé le Tribunal administratif fédéral, il n’est d’aucune utilité à la recourante d’essayer de justifier l’absence de production de justificatifs par les contentieux entre ex-associés de l’étude. En effet, la raison concrète pour laquelle un assujetti n’est pas en possession des documents et pièces comptables est considérée comme non pertinente.

 En définitive, le Tribunal administratif fédéral n’a pas versé dans l’arbitraire en retenant qu’il n’était pas établi que le domicile ou siège des ayants droit économiques majoritaires des sociétés clientes de la recourante se trouvait à l’étranger. 

A défaut d’éléments permettant de localiser à l’étranger les destinataires des prestations fournies par la recourante, c’est en outre à bon droit que le Tribunal administratif fédéral a confirmé l’imposition desdites prestations. La recourante ne saurait en effet tirer un avantage de son défaut de collaboration. Dans la mesure où un renvoi pour complément d’instruction est évoqué à la fin du mémoire du recours, on relèvera qu’en l’absence de collaboration d’une partie et d’éléments probants au dossier, l’autorité qui met fin à l’instruction du dossier en considérant qu’un fait ne peut être considéré comme établi ne tombe ni dans l’arbitraire, ni ne viole l’art. 8 CC. Par ailleurs, eu égard au défaut de collaboration de la recourante, la désignation d’un expert neutre selon l’art. 68 al. 2 LTVA n’avait en l’espèce pas à être demandée par l’autorité fiscale. On ne saurait en outre faire grief au Tribunal administratif fédéral d’avoir retenu qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à la demande de la recourante, formulée au stade des observations finales dans la procédure de recours, d’ordonner une telle expertise.

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_402/2021 du 10 novembre 2021, consid. 4-7)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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