
Par jugement JTPH/135/2021 du 21 avril 2021, le Tribunal des prud’hommes [du canton de Genève] a déclaré irrecevable la demande en paiement formée le 13 novembre 2020 par A______ contre B______ SA (chiffre 1 du dispositif), invité A______ à mieux agir s’il s’y estime fondé (ch. 2), mis à sa charge les frais judiciaires, arrêtés à 2’500 fr., en les laissant provisoirement à la charge de l’Etat de Genève (ch. 3 et 4) et débouté les parties de toute autre conclusion.
En substance, le Tribunal a retenu que les parties n’étaient pas liées par un contrat de travail, de sorte qu’il n’était pas compétent à raison de la matière. Il n’était pas non plus compétent en raison du lieu compte tenu de l’élection de for contenue dans le contrat conclu entre les parties.
Invoquant la théorie des faits de double pertinence, l’appelant A______ soutient que le Tribunal aurait dû entrer en matière sur sa demande.
La compétence matérielle des tribunaux est du ressort des cantons (art. 4 al. 1 CPC). Selon l’art. 1 al. 1 let. a de la Loi sur le Tribunal des prud’hommes (ci-après: LTPH), ledit Tribunal est compétent pour connaître des litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du Code des obligations.
Les faits doublement pertinents sont des faits déterminants non seulement pour la compétence du tribunal mais aussi pour le bien-fondé de l’action. Lorsqu’un canton institue une juridiction spécialisée pour connaître des litiges découlant d’un contrat de travail, ledit contrat constitue un fait doublement pertinent.
Les faits doublement pertinents ne doivent pas être prouvés, mais sont présumés établis sur la seule base des écritures du demandeur. Ainsi, le tribunal saisi examine sa compétence sur la seule base des allégués, moyens et conclusions de la demande, sans tenir compte des contestations du défendeur et sans procéder à aucune administration de preuves. Il faut et il suffit que le demandeur allègue correctement les faits doublement pertinents, c’est-à-dire de telle façon que leur contenu permette au tribunal d’apprécier sa compétence. L’administration des preuves sur les faits doublement pertinents est renvoyée à la phase du procès au cours de laquelle est examiné le bien-fondé de la prétention au fond. Si le demandeur invoque l’existence d’un contrat de travail, il s’agit d’évaluer si ses allégations permettent de conclure à l’existence d’un tel contrat de travail. Cela ne dispense cependant pas le tribunal, dans le cadre de l’examen de sa compétence, d’examiner si les faits à double pertinence allégués par le demandeur – qui sont réputés établis – sont concluants et permettent juridiquement de fonder sa compétence.
S’il se pose une question délicate de délimitation (par exemple s’il est possible, sur la base des éléments allégués, de désigner aussi bien un contrat de travail qu’un autre contrat), elle devra être tranchée lors de l’examen du bien-fondé de la prétention au fond, en même temps que celle de savoir si un contrat a réellement été passé.
Si, en fonction de l’examen restreint aux éléments précités, le tribunal arrive à la conclusion qu’il n’est pas compétent, il doit rendre une décision d’irrecevabilité.
En revanche, s’il admet sa compétence au regard des allégations du demandeur, le tribunal procède alors à l’administration des preuves puis à l’examen du bien-fondé de la prétention au fond.
Il est fait exception à l’application de la théorie de la double pertinence qu’en cas d’abus de droit de la part du demandeur, par exemple lorsque la demande est présentée sous une forme destinée à en déguiser la nature véritable ou lorsque les allégués sont manifestement faux.
En l’espèce, il n’est pas contesté que l’existence du contrat de travail allégué par l’appelant constitue un fait doublement pertinent puisque celui-ci est pertinent tant pour la compétence que pour le fond. Cet élément doit donc être examiné, dans un premier temps, sur la seule base de la demande.
Dans sa demande du 13 novembre 2020, l’appelant a soutenu que le contrat conclu entre les parties, intitulé « contrat d’agence », devait être requalifié en contrat de travail et a formé des prétentions typiques de ce contrat. Il a allégué que malgré l’intitulé du contrat, l’intimée avait une mainmise complète sur son activité et la manière dont il la menait, ne disposant ainsi d’aucune liberté inhérente à une activité indépendante. Selon sa version des faits, l’appelant était soumis à une dépendance complète, aussi bien d’un point de vue logistique, organisationnel que financier, vis-à-vis de l’intimée.
L’appelant a ainsi allégué les éléments susceptibles d’être constitutifs d’un contrat de travail, en particulier un fort lien de subordination, sans qu’aucun élément ne permette de retenir que les faits invoqués seraient manifestement faux, étant relevé que ses allégués sont en partie étayés par les pièces produites, dont la documentation contractuelle.
Dans l’examen de sa compétence à raison de la matière, le Tribunal ne s’est pas limité à un examen prima facie des allégués, moyens et conclusions de la demande, comme l’impose la théorie de la double pertinence. Il s’est livré à un examen sur la nature juridique du contrat litigieux conclu entre les parties en procédant à une appréciation, à tout le moins partielle, des faits et des preuves sur la question du lien de subordination et du caractère indépendant de l’activité de l’appelant et en s’écartant des allégués de l’appelant. Il a, en effet, retenu des faits qui n’étaient pas allégués et certains critères formels, tels que les termes et la teneur du contrat ou le versement de cotisations sociales, alors même que l’appelant plaidait que cela ne représentait pas la manière dont son activité était effectivement menée, citant divers exemples à l’appui. Ce faisant, le Tribunal a méconnu la théorie des faits de double pertinence, qui lui imposait à ce stade, sous réserve d’un abus de droit, s’en tenir aux allégués de la demande, qui n’avaient pas à être prouvés.
La délimitation entre un contrat de travail et un contrat d’agence, compte tenu de l’ensemble des éléments allégués, n’apparaît en l’occurrence pas si évidente. Le Tribunal a d’ailleurs procédé sans réserve à réception de la demande, en requérant une demande de frais et en transmettant l’écriture et ses pièces à l’intimée en l’invitant à y répondre par écrit sur le fond. Les écritures des parties, qui comprennent respectivement environ nonante et quarante pages en première instance et plus de septante et cinquante pages en seconde instance, sans compter les trois classeurs de pièces, reflètent d’elles-mêmes la complexité de la distinction à effectuer.
Au vu de ce qui précède, l’existence d’un contrat de travail ne saurait être d’emblée exclue au vu des allégations de l’appelant. La question de l’existence d’un contrat de travail devra être tranchée lors de l’examen du bien-fondé de la prétention au fond.
A ce stade de la procédure, en application de la théorie de la double pertinence, il n’y pas lieu de tenir compte des contestations ni des allégations de sa partie adverse. La position du défendeur ne joue, en effet, aucun rôle pour les faits doublement pertinents, ceux-ci étant présumés établis sur la seule base des allégués du demandeur. L’intimée ne peut être suivie lorsqu’elle soutient qu’il y aurait lieu de faire exception à l’application de la théorie de la double pertinence en raison d’un abus de droit commis de la part de l’appelant. En effet, attendu que le contrat de travail et celui d’agence présentent certaines similitudes ainsi que des critères communs et que leur distinction n’est, dans le cas présent, pas d’une facilité flagrante, on ne saurait reprocher à l’appelant de considérer être lié à l’intimée par un contrat de travail et, partant, d’avoir saisi les juridictions spécialisées en la matière.
La compétence ratione materiae des juridictions des prud’hommes doit dès lors être admise à ce stade, indépendamment des contestations de l’intimée et sans préjudice quant à la décision à rendre sur le fond, sur la qualification du contrat notamment.
Le jugement sera annulé et la cause renvoyée au Tribunal pour qu’il entre en matière sur la demande formée par l’appelant.
(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève CAPH/119/2022 du 26.07.2022)
Note (en sourdine) :
Cet arrêt est curieux, non par la solution juridique à laquelle la Cour arrive, qui expose et applique correctement la théorie des faits de double pertinence en matière de compétence de la juridiction du travail, mais de ce qu’il montre de la décision de première instance (tribunal des prud’hommes).
Les juges du travail sont, rappelons-le, des « laïcs » en première instance dans le canton de Genève. Dans leur immense majorité, ce ne sont pas des juristes, même s’ils reçoivent une formation ad hoc en droit du travail et en droit de procédure. C’est ce qui explique qu’ils soient assistés par des greffiers vacataires qui sont eux-mêmes juristes, avocats ou avocats-stagiaires, et que – en tout cas dans mon souvenir – les projets de jugement soient relus par les juristes du Tribunal des prud’hommes pour en assurer une sorte de « contrôle de qualité ».
Comment dès lors, dans ces circonstances, retenir que le Tribunal ait pu rendre une décision le 21 avril 2021 qui méconnaisse à ce point la jurisprudence du Tribunal fédéral sur la question de l’application de la théorie des faits de double pertinence à la compétence de la juridiction du travail ? Rappelons que l’arrêt du Tribunal fédéral qui tranche la question (4A_484/2018) date du 10 décembre 2019, qu’il a été largement présenté et commenté et que, dès cette date, la pratique qui consistait à rendre un jugement d’irrecevabilité en renvoyant les parties à mieux agir n’avait plus lieu d’être. C’est pour le moins curieux. (Cf. notamment François Bohnet, Le double paradoxe de la théorie des faits de double pertinence (…), Newsletter DroitDuTravail.ch, février 2020 ; Philippe Ehrenström, Les faits de double pertinence et les juges du travail genevois, in : Jusletter 29 juin 2020)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)