
La société AMAZON FRANCE LOGISTIQUE (AFL) est une société française par actions simplifiée directement détenue par la société Amazon EU SARL située au Luxembourg, elle-même détenue à 100% par la société Amazon.com Inc., située aux Etats-Unis. Elle fournit des services de support logistique dans le cadre de son activité de distribution de colis en France. Elle gère ainsi des centres de distribution de grande taille en France, au sein desquels elle reçoit, stocke les articles et prépare les colis à livrer.
Les salariés travaillant au sein des entrepôts de la société sont chargés, d’une part, de réceptionner et stocker les articles provenant de fournisseurs (inventaire) et, d’autre part, de prélever et d’emballer ces articles, en vue de leur envoi aux clients dans le cadre de l’exécution de leurs commandes. Le volume de production peut être mesuré au moyen de scanners dont sont munis les salariés.
La société collecte en continu des données relatives à l’activité des salariés: les scans réalisés par chaque salarié permettent ainsi non seulement de suivre la bonne progression de chaque article tout au long des différentes étapes de préparation et de distribution, mais également de mesurer l’activité du salarié, en décomptant le nombre d’unités qu’il traite sur une période donnée, en comptabilisant les périodes de temps durant lesquelles il ne traite aucune unité et en analysant le niveau de qualité avec lequel ces unités sont traitées, au regard de critères détaillés. L’ensemble de ces données d’activité collectées en continu au moyen des scanners sont associées à l’identité du salarié sous la forme d’indicateurs de productivité, de qualité et relatifs aux périodes d’inactivité.
Cela étant précisé, quelle est la base juridique du traitement de données effectué par le responsable de traitement par ce monitoring des scanners ?
La CNIL relève que compte tenu de la nature des traitements en cause, les fondements juridiques prévus par les dispositions de l’article 6.1 b), c), d) et e) du RGPD et liés à l’exécution d’un contrat, au respect d’une obligation légale, à la sauvegarde des intérêts vitaux de la personne concernée ou d’une autre personne physique et à l’exécution d’une mission d’intérêt public ne trouvent pas à s’appliquer. Il convient dès lors d’examiner si la société peut se prévaloir de son intérêt légitime pour procéder aux traitements en cause, cette base juridique étant la seule susceptible d’être mobilisée.
Aux termes de l’article 6. 1. f) du RGPD, » le traitement n’est licite que si, et dans la mesure où, au moins l’une des conditions suivantes est remplie : (…) le traitement est nécessaire aux fins des intérêts légitimes poursuivis par le responsable du traitement ou par un tiers, à moins que ne prévalent les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée qui exigent une protection des données à caractère personnel […] « . Le considérant 47 du RGPD précise que » [l]es intérêts légitimes d’un responsable du traitement […] peuvent constituer une base juridique pour le traitement, à moins que les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée ne prévalent, compte tenu des attentes raisonnables des personnes concernées fondées sur leur relation avec le responsable du traitement. […] En tout état de cause, l’existence d’un intérêt légitime devrait faire l’objet d’une évaluation attentive, notamment afin de déterminer si une personne concernée peut raisonnablement s’attendre, au moment et dans le cadre de la collecte des données à caractère personnel, à ce que celles-ci fassent l’objet d’un traitement à une fin donnée. […] «
[En droit interne] l’article L. 1121-1 du code du travail prévoit que : » Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché « . Il résulte par ailleurs d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation que si l’employeur a le droit de surveiller ses salariés, il doit le faire par des moyens proportionnés aux objectifs poursuivis (voir par exemple Cass. Soc., 23 juin 2021, n° 19-13.856).
Il résulte de ce qui précède que les traitements de données personnelles tels que ceux mis en œuvre à l’égard des salariés ou intérimaires de la société dans le cadre de la gestion de ses centres de distribution ne peuvent reposer, pour l’application de l’article 6 du RGPD, que sur la base légale de l’intérêt légitime, à condition de ne pas porter une atteinte disproportionnée aux droits, libertés et intérêts des salariés.
Dans le cas d’espèce, la CNIL ne remet pas en cause le fait que le service rendu par Amazon à ses clients entraîne des contraintes exceptionnelles, en raison des volumes traités et des objectifs de courts délais de livraison, ce qui rend nécessaire un suivi très précis, en temps réel, de toutes les manipulations des objets et de la situation de chaque poste de travail, donc de chaque salarié. Ce suivi entraîne le traitement d’un très grand nombre de données, dont beaucoup de données personnelles en temps réel, chaque fois que le colis est manipulé par un salarié dans le cadre des tâches directes.
La CNIL ne remet donc pas en cause de façon générale le traitement en temps réel par la société des données brutes et indicateurs utilisés pour la bonne gestion des stocks et des commandes. Toutefois, l’intérêt de la société à assurer la sécurité et la qualité dans ses centres logistiques doit être mis en balance avec les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux des personnes concernées, compte tenu de leurs attentes raisonnables, fondées sur leur relation avec le responsable du traitement, conformément à l’article 6.1.f) du RGPD, lu notamment à la lumière du considérant 47 sur la notion d’intérêt légitime.
La CNIL constate d’abord que la collecte de l’indicateur Stow Machine Gun [i.e. la surveillance du pistolet de scannage pour déterminer le temps entre 2 scans] revient en pratique à suivre la vitesse de succession des actions du salarié, dans chacun des gestes qu’il effectue sur une tâche directe, en y associant un indicateur d’erreur chaque fois que cette vitesse est inférieure à 1,25 seconde. Cette information révèle un comportement du salarié dans la façon dont il exécute ses tâches directes et est de nature à exercer sur lui une surveillance continue des délais associés à chacune de ses actions, avec une mesure de l’ordre de la seconde. Cet indicateur présente donc un caractère intrusif important et son traitement est de nature à avoir des répercussions morales négatives sur le salarié, pouvant résulter de ce suivi continu qu’il permet de son activité. La CNIL relève également que le traitement de cet indicateur concerne un nombre élevé de personnes, puisqu’il vise tous les salariés travaillant dans ses entrepôts.
La CNIL « (…) considère qu’une surveillance d’une telle précision excède les attentes raisonnables des salariés qui, s’ils peuvent s’attendre, en tant que salariés de la société, à ce que leur travail fasse l’objet d’une certaine surveillance, ne sauraient toutefois raisonnablement s’attendre à ce que leurs actions réalisées avec les scanners soient suivies à la seconde près ». [no 73] Partant, la CNIL « (…) considère que le traitement de cet indicateur excède ce qui est nécessaire aux fins des intérêts légitimes de la société à assurer la qualité et la sécurité dans ses centres logistiques, puisqu’il porte une atteinte excessive aux droits et intérêts des salariés travaillant au sein des entrepôts – en particulier ceux à la protection de leur vie privée et personnelle, ainsi qu’à leur droit à des conditions de travail qui respectent leur santé et leur sécurité. » [no 74]
L’employeur utilise par ailleurs deux autres indicateurs relatifs à des périodes d’inactivité collectés via les scanners, à savoir les idle times qui enregistrent tout temps de latence d’un scanner supérieur à dix minutes, et les temps de latence inférieurs à dix minutes des salariés. L’idle time relève des temps de plus de dix minutes d’inactivité dépourvus de justification apparente et le temps de latence inférieur à 10 minutes mesure des temps inférieurs à dix minutes » à des moments critiques de la journée « , soit en début et fin de session de travail ainsi qu’avant et après les pauses.
La CNIL observe que l’objectif de la société de gestion de l’entrepôt et de sa charge de travail correspond à la gestion des inventaires et commandes en temps réel dans le respect des exigences de qualité et de sécurité et qu’il constitue un intérêt légitime au sens de l’article 6.1. f) du RGPD. Elle relève que l’objectif de coaching d’un salarié qui rencontre des difficultés dans l’exécution d’une tâche constitue également un intérêt légitime au sens de cette disposition, comme le met en avant d’ailleurs le responsable de traitement.
Cependant, d’une part, elle relève tout d’abord que les superviseurs ont déjà accès à de nombreux indicateurs agrégés (non nominatifs) de qualité (par catégorie d’erreur, par cause, par poste, etc.) et de productivité (par type d’activité, par équipe) pour gérer les entrepôts et leurs flux de travail. Elle souligne que ces indicateurs agrégés leur permettent d’identifier en temps réel des variations de productivité auxquelles il est nécessaire de remédier immédiatement ou des taux d’erreurs susceptibles d’impacter significativement la bonne marche de l’entrepôt. De plus, la CNIL ne conteste pas la nécessité d’accéder aux indicateurs de qualité de chaque salarié pour détecter et résoudre des problèmes individuels qui gênent la bonne circulation des articles dans l’entrepôt et l’exécution des commandes dans le respect des exigences de qualité et de sécurité (erreurs, retards, flux etc.). Ainsi, les superviseurs peuvent en particulier établir un lien entre le salarié et une erreur qualité commise en temps réel afin de la résoudre et d’éviter des ralentissements ou blocages dans la chaîne de traitement.
Le traitement des idle times rattachés à l’identité de chaque salarié présente un caractère intrusif important, puisqu’il contraint en pratique le salarié à être en mesure de justifier de tout temps considéré comme non productif. Si les salariés peuvent s’attendre à voir leurs indicateurs de qualité utilisés afin d’assurer la gestion sécurisée et qualitative des articles et colis en temps réel dans l’entrepôt, ils ne sauraient toutefois raisonnablement s’attendre à devoir potentiellement justifier à tout moment de très courtes interruptions, temps considéré comme non productif, lorsqu’elles se produisent.
Partant, compte tenu du contrôle excessivement resserré du salarié qu’il permet et au regard du suivi des difficultés déjà permis par l’accès aux indicateurs individuels de qualité de chaque salarié et aux indicateurs agrégés de qualité et de productivité, le traitement des idle times nominatifs est disproportionné au regard des intérêts légitimes de la société visant, d’une part, à assurer une gestion qualitative et sécurisée des articles et colis en temps réel dans l’entrepôt et, d’autre part, à fournir un conseil ou support immédiat au salarié.
Pour des motifs identiques, le traitement de l’indicateur relatif aux temps de latence inférieurs à dix minutes porte, a fortiori, une atteinte excessive aux droits des salariés au regard de l’intérêt légitime de gestion qualitative et sécurisée des colis et articles en temps réel. La CNIL relève que cet indicateur permet notamment de savoir combien de minutes (entre une et dix) se sont écoulées » entre le moment où un employé a badgé à l’entrée du site et celui où il a effectué son premier scan de la journée « . Or, d’une part, les superviseurs peuvent déjà s’appuyer sur de nombreux indicateurs de productivité et de qualité agrégés, ainsi que sur certains indicateurs individuels, pour détecter et résoudre immédiatement des problèmes entravant la bonne exécution des commandes. D’autre part, le traitement de cet indicateur conduit le salarié à devoir potentiellement justifier, à chaque arrivée sur site, transition ou reprise de poste, de tout temps de latence de son scanner inférieur à dix minutes. Il présente dès lors, comme les idles times, un caractère intrusif fort de nature à avoir les mêmes répercussions négatives sur le salarié.
Partant, le traitement de ces trois indicateurs {Stow Machine Gun, idle times, temps de latence] ne repose sur aucune base juridique, en méconnaissance de l’article 6 du RGPD.
CNIL, Délibération SAN-2023-021 du 27 décembre 2023 concernant la société AMAZON FRANCE LOGISTIQUE (https://www.legifrance.gouv.fr/cnil/id/CNILTEXT000048989272); elle peut faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’Etat dans les deux mois suivant sa notification
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)