
L’article de David Fagundes & Aaron Perzanowski, Clown Eggs, 94 Notre Dame L. Rev. 1313 (2019) (source : https://scholarship.law.nd.edu/ndlr/vol94/iss3/6) étudie une pratique très particulière du monde des clowns au Royaume-Uni : depuis 1946, des clowns font peindre leur visage (maquillage et identité scénique) sur des œufs, conservés avec des informations écrites dans ce que les auteurs appellent le « Clown Egg Register », aujourd’hui principalement exposé à Wookey Hole, dans le Somerset.
Le point de départ est double : d’une part, les clowns attachent une grande importance à l’originalité de leur personnage (nom, maquillage, numéros) et condamnent fortement la copie ; d’autre part, ils recourent très peu au droit formel de la propriété intellectuelle pour se protéger, alors même que l’on pourrait imaginer des actions fondées sur le droit d’auteur, le droit des marques ou, dans certains pays, des droits voisins de la personnalité. Les auteurs montrent que la communauté a construit un système efficace fondé sur des règles sociales internes (des « règles de métier ») et, plus surprenant, sur un mécanisme de type registre, qui ressemble à un registre de propriété mais ne s’explique pas seulement par l’idée classique « j’enregistre pour pouvoir exclure les autres ». Leur thèse centrale est que le registre sert aussi – et parfois surtout – à autre chose qu’à trancher des conflits : il sert à signaler le sérieux et le professionnalisme, à créer de l’appartenance et du prestige, à constituer une mémoire collective, et à filtrer ceux qui ne sont pas vraiment investis.
Après avoir situé la pratique, l’article commence par expliquer pourquoi le droit formel joue un rôle modeste dans cette profession. Le droit des marques pourrait, dans certains cas, protéger un nom de scène ou une identité commerciale, et l’article mentionne quelques exemples de dépôts (aux États-Unis, et très peu en Europe) ainsi que des conflits ponctuels où la menace d’une action a suffi à faire changer un nom. Il évoque aussi, en droit américain, la possibilité d’invoquer un droit de la personnalité pour empêcher l’exploitation commerciale non autorisée d’un nom ou d’une apparence, tout en rappelant que la portée varie fortement selon les juridictions.
Dans l’ensemble, les auteurs attribuent la faible « judiciarisation » du secteur à une combinaison de raisons pratiques et culturelles : les obstacles juridiques et probatoires, le manque d’information et de réflexes juridiques dans la profession, le coût de l’assistance et du contentieux, et enfin l’idée que brandir une menace judiciaire s’accorde mal avec la culture du milieu, où l’on privilégie des mécanismes internes rapides et relationnels.
La deuxième partie décrit précisément ces règles internes. Le principe structurant est une règle anti-copie : un clown ne doit pas reprendre de façon trop proche le maquillage, le nom ou les éléments centraux d’un numéro d’un autre clown. Pour les numéros et l’apparence visuelle, la logique est proche de celle du droit d’auteur : ce n’est pas l’idée générale qui pose problème, mais une reprise qui crée une similarité significative. Pour les noms, le raisonnement ressemble plutôt à celui des marques : on regarde la priorité, la proximité géographique (et donc le risque de confusion pour le public), et le degré de notoriété. L’article donne des exemples : beaucoup de débutants choisissent des noms très fréquents, et une certaine tolérance existe tant que cela ne crée pas de confusion concrète ; en revanche, tenter d’adopter le nom d’un clown célèbre entraîne une réaction nette, comme lorsque Clowns International a refusé l’enregistrement d’un membre voulant utiliser « Coco », nom associé à un clown iconique, ce qui l’a conduit à choisir « Coco-nut ». Les « exceptions » sont peu formalisées, mais l’article signale une tradition importante : la transmission familiale de certains personnages, noms ou éléments de spectacle, héritage d’un monde du cirque longtemps organisé en dynasties.
Quant à l’exécution de ces règles, elle repose sur la réputation et la pression des pairs : rappel à l’ordre, « appel au métier », humiliations informelles, voire, dans les récits, gestes physiques ou menaces de violence (plutôt exceptionnelles mais révélatrices de l’intensité de la norme). L’idée est que la communauté règle l’essentiel des conflits sans tribunaux, en limitant les coûts et en évitant l’escalade.
La troisième partie est le cœur de l’article : elle raconte l’histoire, le fonctionnement et les fonctions du Clown Egg Register. Les origines sont atypiques : juste après la Seconde Guerre mondiale, Stan Bult, chimiste anglais passionné de clowns, commence à dessiner des visages de clowns sur des coquilles d’œufs vidées, puis fonde en 1950 l’International Circus Clown Club. L’une des missions du club est justement de consigner les maquillages de ses membres pour éviter les copies. Après la mort de Bult (1966), Jack « Jago » Gough poursuit et développe le système ; la période de la fin des années 1960 voit une expansion (plus de 200 œufs, et une ouverture géographique). Après un déclin, l’organisation est relancée au milieu des années 1980 sous le nom de Clowns International, avec une nouvelle phase de production et d’archivage. Les supports changent aussi : on passe des coquilles fragiles à des œufs plus durables, aujourd’hui en céramique, peints avec plus de détail. Le registre ne se limite pas aux œufs : il existe un registre écrit consignant, notamment, l’identité civile, le nom de clown, la date d’enregistrement et un numéro de membre, ce qui rapproche le dispositif d’un couple « registre + dépôt/échantillon » que l’on retrouve dans certains systèmes de droit d’auteur.
Les procédures actuelles montrent déjà que l’objectif n’est pas seulement décoratif. L’accès est lié à l’adhésion à Clowns International ; l’œuf est réalisé à partir d’une photographie en maquillage et, parfois, d’éléments matériels (tissu, cheveux de perruque) pour aider l’artiste. Il existe une vérification, mais relativement légère aujourd’hui, pour éviter des ressemblances trop directes (alors que, historiquement, Bult et surtout Gough contrôlaient davantage et renvoyaient les demandes trop proches). Les règles ne portent pas sur la « qualité artistique » du maquillage, mais certains refus existent : le registre est destiné à des clowns « réels » et actifs, pas à des demandes de pure fantaisie (exemple d’un refus pour un bébé que sa mère voulait faire figurer), et le registre peut refuser quelqu’un qui ne porte pas de maquillage. La communauté recommande aussi d’attendre avant de faire peindre son œuf, parce que le personnage se stabilise avec l’expérience ; l’article cite l’idée qu’il faut « trouver son clown » et laisser le maquillage évoluer, faute de quoi l’œuf devient un souvenir embarrassant, d’autant que, symboliquement, « une fois que vous êtes un œuf, c’est fait ».
À ce stade, les auteurs posent un « puzzle » : si le registre servait surtout à empêcher la copie, on s’attendrait à ce qu’il soit plus complet, plus accessible et plus utilisé comme preuve externe. Or il ne couvre qu’une fraction des clowns, il est physiquement éloigné et, surtout, les auteurs n’ont trouvé aucun exemple documenté d’utilisation du registre comme preuve devant un tribunal. Même au sein du milieu, les occurrences de règlement de litiges par les œufs sont rares : l’article n’identifie qu’un cas clairement rapporté où Bult a consulté le registre pour montrer qu’il existait une « légère différence » entre deux maquillages contestés. Cela conduit à distinguer deux familles de fonctions. D’abord, les fonctions « classiques » des formalités et des registres : une fonction de preuve (dater et attribuer un maquillage et un nom, et aider à départager des revendications), une fonction d’avertissement/coordination (aider les nouveaux entrants à éviter une ressemblance involontaire, et prévenir les conflits), et une fonction de « mise en forme » (offrir un cadre standardisé, compréhensible pour tous, sur la manière de déclarer et stabiliser une identité).
Mais, selon les auteurs, ces fonctions d’exclusion ne suffisent pas. Ils mettent donc au premier plan quatre fonctions « non exclusives ». La première est le signal de professionnalisme. Le registre impose de l’ordre à une activité souvent perçue comme peu structurée, et l’existence d’un système de numérotation, de dates et d’archives contribue à présenter le clown comme un professionnel avec des règles. Pour l’individu, être « dans le registre » sert aussi d’indice de sérieux, car l’adhésion à Clowns International implique un processus d’entrée et l’acceptation de règles de conduite (par exemple, ne pas fumer ni jurer en costume, éviter d’être vu « en clown » dans des tâches quotidiennes), ce qui rassure sur la fiabilité de la prestation, surtout dans le segment des clowns d’événements et d’animations où le public (parents, écoles, organisateurs) cherche des repères.
La deuxième fonction est l’appartenance et le prestige. Pour beaucoup, l’œuf marque un moment d’« entrée » symbolique : on n’est plus seulement un amateur déguisé, mais quelqu’un dont l’identité est reconnue et « arrivée à maturité ». Le registre confère aussi du prestige parce qu’il est public, connu, esthétiquement frappant, et qu’il place des clowns contemporains à côté de figures historiques importantes ; l’œuf, comme objet peint à la main, procure une fierté que ne procurerait pas une simple photographie, même si la photo serait suffisante pour « prouver » une apparence.
La troisième fonction est la mémoire. Le registre est présenté comme un outil majeur de conservation de l’histoire et de la culture du clown ; y figurer permet de « laisser quelque chose » après sa carrière, et d’assurer qu’une trace subsiste pour les générations suivantes, à la manière d’une archive ou d’un musée vivant. Cette dimension explique pourquoi des clowns demandent un œuf même si le registre ne leur apporte pas un avantage juridique concret : il s’agit d’une forme de postérité.
La quatrième fonction est le filtrage. Même si le coût financier est faible (l’article mentionne, à une date donnée, dix livres pour un premier œuf et quinze pour des œufs supplémentaires, et le fait que l’artiste passe jusqu’à trois jours sur un œuf), le processus est coûteux en temps, en effort créatif et en engagement personnel : il faut un personnage abouti, des matériaux, une démarche volontaire, et souvent l’attente recommandée de maturation. Ceux qui ne sont pas vraiment investis, ou qui pratiquent les clowneries comme simple divertissement occasionnel ou occupations involontaires, ont donc tendance à ne pas aller jusqu’à l’enregistrement. Autrement dit, le registre « se nettoie » en partie tout seul : il retient davantage ceux pour qui l’identité de clown est centrale.
La quatrième partie généralise la leçon : l’article invite à repenser les registres de propriété intellectuelle et, plus largement, les formalités, en ne les réduisant pas à un simple outil permettant d’exclure ou de préparer un procès. À partir de comparaisons (par exemple, l’enregistrement en droit d’auteur, les registres de marques, certains registres privés comme celui de la Writers Guild of America, ou même des mécanismes d’inscription identitaire dans d’autres communautés), les auteurs soutiennent que l’inscription peut être recherchée pour des raisons de signal, de fierté, de reconnaissance sociale et d’appartenance, même lorsqu’elle est juridiquement facultative ou peu « substantielle » dans son examen. Ils notent notamment qu’on observe des enregistrements importants même dans des systèmes où, en principe, le droit d’auteur n’exige pas de formalités (logique internationale issue de la Convention de Berne) et où l’effet juridique de l’enregistrement peut sembler limité, ce qui suggère des motivations extra-juridiques comparables à celles observées chez les clowns.
En conclusion, l’article utilise un cas apparemment folklorique pour défendre une idée très pratique pour des juristes : les dispositifs d’enregistrement ne sont pas seulement des machines à produire de la preuve et du pouvoir d’exclusion, ce sont aussi des institutions sociales. Dans certains milieux créatifs, ils structurent une profession, servent de label, créent des rites d’entrée, distribuent du prestige, organisent la mémoire et filtrent les entrants. Le registre des œufs de clowns est atypique dans sa forme, mais il met en lumière, de façon pédagogique, des fonctions souvent sous-estimées des registres en droit de la propriété intellectuelle.
(Et bravo à Ethan Mollick qui a exhumé cet article aussi original que subtilement subversif dans ses publications sur linkedin : https://www.linkedin.com/posts/emollick_this-remains-one-of-the-weirdest-law-review-ugcPost-7408399407278276608-IYnB?utm_source=share&utm_medium=member_desktop&rcm=ACoAAAX2b5oB2W8RFgEb7aoRz8wscswBHlxf0Mg)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle, CAS en Protection des données