L’aide indirect à la presse (rabais de distribution)

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[Un récent arrêt AGEFI permet de rappeler les conditions – généreuses – de l’aide indirecte à la presse en Suisse, et les conséquences – baroques – qu’elles peuvent avoir dans un cas particulier :]

Le litige porte sur le point de savoir si l’AGEFI a droit au rabais de distribution.

 En vertu de l’art. 16 al. 3 à 5 de la loi sur la poste du 17 décembre 2010 (LPO; RS 783.0), les tarifs d’acheminement des journaux et périodiques en abonnement sont fixés indépendamment de la distance; ils correspondent à ceux pratiqués dans les grandes agglomérations (al. 3); des rabais sont notamment accordés pour la distribution des quotidiens et hebdomadaires de la presse locale et régionale (al. 4 let. a). Aucun rabais n’est accordé pour la distribution de titres faisant partie d’un réseau de têtières dont le tirage global est supérieur à 100 000 exemplaires. Le Conseil fédéral peut fixer d’autres critères, tels la zone de diffusion, la fréquence de parution, la part rédactionnelle ou l’interdiction d’une promotion prépondérante de produits ou de prestations (al. 5). 

Compte tenu de la délégation de l’art. 16 al. 5 LPO, le Conseil fédéral a édicté l’art. 36 de l’ordonnance sur la poste du 29 août 2012 (OPO; RS 783.01). Selon l’alinéa 1 de cette disposition, afin de maintenir une presse régionale et locale diversifiée, la Poste octroie des rabais sur la distribution. Ont droit à un rabais sur la distribution les quotidiens et les hebdomadaires visés à l’art. 16, al. 4, let. a, LPO. Sont considérés comme relevant de la presse régionale et locale les quotidiens et les hebdomadaires qui [notamment] ne font pas partie de la presse associative, ni de la presse des fondations, ni de la presse spécialisée ou professionnelle [let. g].

En l’espèce, la seule condition litigieuse est donc celle de la lettre g, selon laquelle les quotidiens et hebdomadaires (ci-après, par simplification, les journaux) de la presse spécialisée ou professionnelle ne relèvent pas de la presse locale ou régionale ayant droit au rabais de distribution. 

La critique de la recourante [l’AGEFI] nécessite de récapituler les régimes successifs d’aide indirecte à la presse

 L’art. 15 de la précédente loi fédérale sur la poste (loi fédérale du 30 avril 1997 sur la poste; aLPO; RO 1997 2452) prévoyait, dans sa teneur initiale, que la poste appliquait des tarifs préférentiels aux journaux, en particulier à ceux de la presse locale et régionale, et aux périodiques en abonnement (disposition qui reprenait l’art. 10 al. 1bis de la loi fédérale du 2 octobre 1924 sur le service des postes [RO 41 333; RS 7 752] introduit le 1er janvier 1996 [RO 1995 5489; FF 1994 II 853]). La Confédération indemnisait annuellement la poste pour les coûts non couverts, à hauteur de 100 millions de francs. Le principal critère de fixation des prix résidait dans la fréquence de parution (cf. art. 11 de l’ordonnance sur la poste du 29 octobre 1997 [RO 1997 2461], puis art. 38 de l’ordonnance du 26 novembre 2003 [RO 2003 4753]). Ainsi, en pratique, les titres à grand tirage comme les petits profitaient des tarifs préférentiels, qui étaient en outre accordés non seulement à la presse politique quotidienne, qui commente l’actualité locale ou régionale, mais aussi à des publications spécifiques (religion, musique, sport, etc..) et aux publications associatives, y compris de grands organes (Coop, Migros, Touring), ce qui valait au système d’être affublé du nom de système « arrosoir » (cf. Initiative parlementaire, Médias et démocratie. Rapport de la Commission des institutions politiques du Conseil national [CIP-N] du 3 juillet 2003, FF 2003 4841, 4856, 4853 [ci-après: rapport CIP-N 2003]; Message du Conseil fédéral à l’appui de mesures visant à alléger les finances fédérales du 30 septembre 2002, FF 2002 6482, 6485, 6489). 

En 2004, le montant accordé à l’aide indirecte a été bloqué à 80 millions de francs par année et l’aide limitée au 31 décembre 2007 (modification de la LPO du 13 décembre 2002, entrée en vigueur le 1er janvier 2004; RO 2003 784). A la même période, la proposition d’élaborer une disposition constitutionnelle consacrant un encouragement direct à la presse échoua devant le Parlement (BO CE 2004 553; BO CN 2005 417). 

 Vu l’échec de la disposition constitutionnelle et l’échéance à fin 2007 du mécanisme en place, la CIP-N proposa début 2007 un nouvel art. 15 aLPO, prévoyant un système d’aide à deux niveaux, avec l’octroi de prix préférentiels pour la distribution des journaux et périodiques en abonnement et l’octroi de rabais supplémentaires pour la presse locale et régionale, pour un total de 80 millions de francs annuels (Initiative parlementaire: encouragement de la presse par une participation aux frais de distribution, rapport de la CIP-N du 15 février 2007, FF 2007 1497, 1508 à 1511; cf. aussi avis du Conseil fédéral du 28 février 2007, FF 2007 2399). Le Parlement n’a finalement pas suivi cette proposition initiale, mais opté pour un mécanisme d’aide plus ciblée pour la presse régionale et locale, d’une part, et pour la presse associative, d’autre part, abandonnant le système dit de l’arrosoir et réduisant les montants globaux alloués à un total de 30 millions de francs annuels (voir objet no 06.425; BO 2007 E 422 ss; BO 2007 N 1000 ss; voir en particulier Roth-Bernasconi, BO 2007 N 1000; Fehr, BO 2007 N 1001). Parmi les critères cumulatifs à remplir pour obtenir le rabais de distribution alloué à la presse régionale et locale, le législateur a notamment introduit dans la loi la condition que le quotidien ou l’hebdomadaire ne fasse pas partie de la presse spécialisée (art. 15 al. 2 let. e aLPO). Le nouvel art. 15 aLPO est entré en vigueur le 1er janvier 2008 (RO 2007 5645; FF 2007 1497). 

Sur le fondement de cette disposition, le Tribunal fédéral a, dans un arrêt 2C_568/2009 du 21 avril 2010, retenu que l’AGEFI, en tant que journal spécialisé, ne pouvait pas bénéficier du rabais de distribution.

 Le 20 mai 2009, le Conseil fédéral a soumis au Parlement un projet de révision totale de la loi sur la poste (FF 2009 4649). S’agissant de l’aide à la presse, la proposition indique que le système est maintenu selon ce qui avait été décidé en 2007 par le Parlement, sans changement sur le fond par rapport à la réglementation en vigueur (FF 2009 4690, 4712). Il est précisé que « le Conseil fédéral définit dorénavant dans l’ordonnance les journaux et périodiques pouvant bénéficier des rabais. Il reprend les définitions de l’art. 15 al. 2 et 3 LPO » (FF 2009 4690, 4712). 

Lors des débats parlementaires, la limitation dans le temps de l’aide indirecte que proposait le Conseil fédéral a été abrogée et le montant global alloué à l’aide porté à 50 millions au lieu de 30 millions de francs. Le Parlement a en outre exclu de l’aide les titres faisant partie d’un réseau de têtières dont le tirage total dépasse 100’000 exemplaires (cf. objet no 09.049, synthèse, disponible sur: https://www.parlament.ch/ fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20090049). Pour le surplus, il a confirmé le projet du Conseil fédéral, fondé sur le modèle entré en vigueur en 2008.

Il découle de ce qui précède que la loi sur la poste de 2010 a repris et reconduit le système d’aide indirecte ciblée à la presse tel qu’introduit par le législateur en 2008 (cf. aussi arrêt 2C_316/2015 du 2 novembre 2015 consid. 3.3.3). L’une des principales motivations du changement de 2008 était de ne plus soutenir la presse à grand tirage. Cela étant, contrairement à ce que prétend la recourante, qui tronque les documents et débats parlementaires qu’elle cite, le législateur n’a pas décidé que la seule condition d’octroi du rabais de distribution serait liée au nombre de tirages, ni en 2008, ni en 2010. En 2008, il a énoncé directement dans la loi les conditions cumulatives à remplir pour bénéficier de l’aide. En 2010, il a délégué la compétence au Conseil fédéral de fixer ces conditions, en donnant à l’art. 16 al. 5 LPO une liste exemplative de critères pouvant être pris en compte (zone de diffusion, fréquence de parution, etc..). Dès lors que le législateur a entendu pérenniser le système mis en place en 2008, le Conseil fédéral n’a pas méconnu le principe de la légalité en reprenant dans l’ordonnance sur la poste l’exclusion de la presse spécialisée qui figurait à l’art. 15 al. 2 let. e aLPO. 

 La recourante fait valoir que la notion de presse spécialisée vise en réalité la presse professionnelle. L’AGEFI devrait être, en tout état, considéré dorénavant comme un journal d’information généraliste.

Le Tribunal fédéral a précisé la notion de presse spécialisée dans l’arrêt 2C_568/2009 du 21 avril 2010 consid. 2.2, rendu en application de l’art. 15 al. 2 let. e aLPO. Cette définition garde toute sa pertinence sous le nouveau droit. Par presse spécialisée, il faut entendre une presse « qui présente un ensemble d’informations, de connaissances et d’opinions approfondies sur un objet d’étude limité qui visent un nombre limité de lecteurs reliés entre eux par des centres d’intérêts particuliers » (arrêt 2C_568/2009 du 21 avril 2010 consid. 2.2). 

La question de savoir si un journal fait partie de la presse spécialisée doit s’analyser en fonction des circonstances du cas d’espèce et finalement sur l’impression générale qui se dégage du journal (arrêt 2C_568/2009 du 21 avril 2010 consid. 2.2, renvoyant à ATF 120 Ib 150 consid. 2c).

 Le rapport explicatif relatif à l’ordonnance sur la poste du 29 août 2012 du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (disponible sur: https://www.bakom. admin.ch) précise que la presse spécialisée ou professionnelle « s’adresse à un cercle restreint de lecteurs ayant des intérêts communs dans un domaine spécifique. Pour la presse spécialisée ou professionnelle, la distinction s’opère en fonction des destinataires. Tandis que la presse spécialisée s’adresse en premier lieu à des particuliers ayant des intérêts spécifiques, la presse professionnelle est plutôt destinée à des professionnels » (p. 20 s.). 

 D’emblée, on relève que la distinction entre presse spécialisée et presse professionnelle est relative au public cible (particuliers ou professionnels) et non aux sujets traités comme le présente la recourante. Dans les deux cas, il s’agit d’un public limité, par opposition au public large de la presse généraliste locale et régionale pouvant prétendre au rabais de distribution. La recourante ne peut donc rien déduire en sa faveur de cette distinction. 

Pour le reste, le Tribunal administratif fédéral a retenu, d’une manière qui lie le Tribunal fédéral (cf. art. 105 al. 1 LTF), que l’AGEFI traite de thèmes économiques et financiers, que la rubrique « marchés » occupe une part importante du journal, que si des sujets plus variés sont abordés, cela reste dans une perspective économique et financière et que les acheteurs potentiels du journal, de même que ses abonnés, seront ceux qui ont principalement un intérêt pour l’économie et la finance. Sur le vu de ces éléments de fait, la conclusion selon laquelle l’AGEFI relève (toujours) de la presse spécialisée ne prête pas le flanc à la critique. Quoi qu’en pense la recourante, il ne suffit pas que les thèmes abordés soient actuels pour retenir que le titre est généraliste. En outre, le fait que la recourante ait pour but social la production d’informations à caractère général ne permet pas à lui seul de classer le journal qu’elle édite en tant que titre de la presse locale et régionale ayant droit au rabais de distribution. Enfin, la recourante ne peut rien déduire du parallèle avec le journal Vigousse, dont le caractère généraliste n’a pas été remis en cause (cf. arrêt 2C_1034/2013 du 25 septembre 2014). Ce titre est un journal satirique. Il s’agit d’un ton donné à l’information et non d’une perspective thématique.

 En conclusion, Le Tribunal administratif fédéral n’a pas violé le droit en retenant que l’AGEFI relevait de la presse spécialisée, ce qui l’exclut du droit au rabais de distribution. 

 A teneur de l’art. 10 par. 1 CEDH, toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Selon l’art. 17 al. 1 et 2 Cst., la liberté de la presse, de la radio et de la télévision, ainsi que des autres formes de diffusion de productions et d’informations ressortissant aux télécommunications publiques est garantie (al. 1) et la censure est interdite (al. 2). La liberté de la presse concrétise la liberté d’opinion et d’information en protégeant spécifiquement le droit de chacun de diffuser ses opinions dans le public au moyen des produits d’imprimerie (ATF 120 Ib 142 consid. 3a; 113 Ia 309 consid. 4b). Les personnes morales peuvent aussi s’en prévaloir (cf. BERTIL COTTIER, in Commentaire romand de la Constitution fédérale, 2021, no 11 ad art. 17 Cst.). 

Les mesures indirectes étatiques d’encouragement à la presse sous forme de taxes postales préférentielles ne portent pas atteinte à la liberté de la presse, pour autant que les critères d’octroi n’influencent pas le contenu du produit (cf. ATF 120 Ib 142 consid. 3a). En revanche, tout critère de financement pouvant conduire de quelque façon que ce soit à influer sur le contenu n’est admissible que si les conditions de l’art. 36 Cst. sont réunies (cf. Initiative parlementaire Médias et démocratie, rapport CIP-N 2003 précité, p. 4862).

Le critère d’exclusion de l’aide indirecte « ne pas faire partie de la presse spécialisée » porte sur le type de publication et le public cible. Le critère demeure très large. Il ne dicte pas la manière de traiter un sujet. Si le journal l’AGEFI abordait une plus grande variété de thèmes avec un regard plus large que celui de l’économie et de la finance et était ainsi susceptible de toucher un plus grand public, une analyse approfondie des thèmes économiques et financiers n’empêcherait pas l’octroi du rabais de distribution. La recourante n’est ainsi nullement censurée dans sa manière de traiter l’information.

L’art. 27 Cst. garantit la liberté économique (al. 1), en particulier le libre choix d’une profession, le libre accès à une activité lucrative privée et son libre exercice (al. 2). Selon l’art. 94 al. 1er Cst., la Confédération et les cantons respectent le principe de la liberté économique. Alors que l’art. 27 Cst. protège le droit individuel à la liberté économique, l’art. 94 Cst., à titre de maxime fondamentale d’un ordre économique fondé sur l’économie de marché, protège la dimension institutionnelle ou systémique de la liberté économique. Ces deux aspects sont étroitement liés et ne sauraient être abordés séparément (ATF 145 I 183 consid. 4.1.1; 143 I 388 consid. 2.1). 

La liberté économique englobe aussi le principe de l’égalité de traitement entre personnes appartenant à la même branche économique, en vertu duquel les mesures étatiques qui ne sont pas neutres sur le plan de la concurrence entre les concurrents directs sont prohibées. On entend par concurrents directs les membres de la même branche qui s’adressent avec les mêmes offres au même public pour satisfaire les mêmes besoins (ATF 148 II 121 consid. 7.1; 145 I 183 consid. 4.1.1).

 Le respect de la neutralité concurrentielle n’interdit pas à l’Etat d’encourager la presse, mais ne lui impose pas non plus d’octroyer une aide indifférenciée à tous les produits de la presse (ATF 120 Ib 142 consid. 3c/aa). L’Etat jouit à cet égard d’une marge de manœuvre plus importante que lorsqu’il impose des restrictions. Il est libre d’encourager la presse, tant qu’il ne porte pas atteinte par ce biais à la liberté d’expression et d’opinion et qu’il se fonde sur des critères objectifs et non discriminatoires (ATF 120 Ib 142 consid. 3c/aa). 

 L’objectif fondamental de l’aide (indirecte) à la presse est de concourir à la diversité médiatique nécessaire pour garantir le débat démocratique (cf. ATF 129 III 35 consid. 4.2; 120 Ib 142 consid. 4b/bb; arrêts 2C_1034/2013 du 25 septembre 2014 consid. 7.1; 2C_568/2009 du 21 avril 2010 consid. 2.2; cf. art. 36 al. 1 OPO; cf. Rapport CIP-N 2003 précité 4855, 4857). Depuis 2008, le législateur a choisi un système d’aide ciblée à la presse locale et régionale et à la presse associative, tout en réduisant les montants globaux alloués à cette aide. C’est à l’aune de cet objectif et de ces conditions que l’exclusion de la presse spécialisée doit être examinée. 

 En l’occurrence, l’AGEFI, en tant que journal de la presse spécialisée dans le domaine financier et économique, ne fournit pas le même produit qu’un journal régional généraliste d’information et ne s’adresse pas au même public. En ce sens, il n’est donc pas dans la même situation qu’un journal généraliste (cf., pour les journaux en abonnement ou gratuits: ATF 120 Ib 142 consid. 3c). Les deux situations n’étant pas semblables, il n’est pas contraire à l’égalité de traitement de les traiter différemment. Au surplus, dans la mesure où la presse spécialisée s’adresse à un cercle plus restreint de lecteurs, elle est moins susceptible de favoriser le débat démocratique que la presse locale et régionale généraliste (cf. arrêt 2C_568/2009 du 21 avril 2010 consid. 2.2). L’exclure des rabais de distribution à la presse régionale et locale est par conséquent propre à atteindre le but visé par l’aide indirecte à la presse, dans un système d’aide indirecte ciblée tel que l’a mis en place le législateur depuis 2008. 

Les griefs tirés de la violation des art. 8, 27 et 94 Cst. sont rejetés.

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_35/2023 du 19 juin 2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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