Litige prud’homal, conclusions reconventionnelles découlant d’un autre contrat

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Le 31 août 2021, l’appelante [= l’employée] a ouvert action contre son ancienne employeuse, soit l’intimée, en lui réclamant une indemnité pour licenciement abusif de 17’000 fr., ainsi que le paiement du salaire du mois de février 2021, par 7’841 fr. 85, de ses heures supplémentaires, par 3’316 fr. 50, et de son solde de vacances, par 1’802 fr. 75.

Le 17 décembre 2021, l’intimée [= l’ancienne employeuse] a déposé une réponse, par laquelle elle a conclu au rejet des prétentions de l’appelante et, reconventionnellement, à ce que celle-ci soit condamnée à lui payer la somme nette de 4’425 fr., montant correspondant à une facture relative à des « frais en relation avec une opération de chirurgie esthétique ».

Le 11 janvier 2022, l’appelante a sollicité du tribunal que l’intimée se détermine sur la recevabilité de la conclusion reconventionnelle et a conclu à son irrecevabilité et, subsidiairement, au renvoi de la demande reconventionnelle à une procédure séparée, en application de l’art. 125 let. d CPC (Code de procédure civile du 19 décembre 2008 ; RS 272).

A ce titre, elle a relevé qu’elle avait déposé une demande en vue de faire valoir des prétentions découlant du contrat de travail qui la liait à la L.________ SA et que, dans le cadre de sa réponse, l’intimée aurait quant à elle pris une conclusion reconventionnelle relative au paiement d’une somme d’argent découlant d’un contrat, selon elle, distinct. En effet, elle allègue que, pour la remercier de l’avoir mis en relation avec l’intimée, le Dr M.________ lui aurait proposé de pratiquer, à titre gracieux, une augmentation mammaire au moyen d’implants dans les locaux de l’intimée, où il pratiquait à titre d’indépendant. L’opération a eu lieu le 21 juillet 2020, mais elle n’aurait pas été correctement exécutée selon les dires de l’appelante.

Par courrier du 18 janvier 2022, l’intimée s’est déterminée et a indiqué qu’il existerait une connexité manifeste entre les prétentions des parties, de sorte que l’autorité précédente serait compétente. Au surplus, elle a invoqué la compensation.

(…)

 Il est admis que la juridiction prud’homale est compétente pour statuer sur une demande reconventionnelle lorsqu’il existe un lien de connexité suffisant pour fonder la compétence ratione materiae également à l’égard de cette conclusion (CACI du 25 juin 2015/328, publié au JdT 2015 III 192 précité consid. 3c). Tel est notamment le cas lorsque l’employeur fait valoir un contrat de prêt le liant à son employé, prévoyant un remboursement mensuel par un prélèvement sur son salaire, le solde devenant exigible en cas de départ de l’entreprise. La contre-prestation a un lien suffisamment étroit avec les rapports de travail pour qu’il soit statué simultanément sur les deux demandes. La juridiction du travail peut entrer en matière et condamner le salarié à rembourser le crédit, statuant dans le même temps sur la demande principale du salarié. Dans cet arrêt, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal a retenu que le tribunal de prud’hommes était compétent à partir du moment où le contrat de prêt invoqué à l’appui des conclusions reconventionnelles était intimement lié aux rapports de travail existant entre les parties et qu’un tel contrat n’aurait à l’évidence jamais été conclu si l’un n’était pas l’employé de l’autre (consid. 3c).

Selon Chabloz et consorts, il faut toutefois tenir compte de la théorie du centre de gravité développée au niveau européen, avec pour effet par exemple que l’employé qui a été actionné par son employeur devant le tribunal des prud’hommes devrait pouvoir agir reconventionnellement en responsabilité sur la base de l’art. 328 al. 1 CO, en dépit du fait que, selon la loi genevoise par exemple, de telles prétentions ne soient pas du ressort de ce tribunal. Sur ce point, la doctrine relève que la question est loin d’être définitivement réglée (Chabloz/Dietschy/Heizmann, PC-CPC, n. 37 ad art. 224 CPC). Tappy expose plusieurs pistes et se demande s’il ne faudrait pas permettre prétoriennement au droit cantonal de consacrer en faveur des juridictions spécialisées une compétence exclusive excluant un cumul reconventionnel avec des prétentions d’une autre nature. Il ajoute qu’à défaut d’une telle jurisprudence, des conclusions reconventionnelles obligeront parfois une juridiction spécialisée à connaître des litiges relevant d’autres parties du droit, ou inversement des juridictions ordinaires à statuer dans des domaines relevant en principe de tribunaux spécialisés, optant pour sauvegarder dans tous les cas la compétence des tribunaux spécialisés à tout le moins (Tappy, CR-CPC, n. 23 ad art. 224 CPC).

(…)

En préambule, il est admis que la demande reconventionnelle est soumise à la même procédure que la demande principale. Pour synthétiser ce qui précède, il est effectivement possible de prendre des conclusions reconventionnelles devant le Tribunal de prud’hommes qui portent sur un autre domaine que le droit du travail, pour autant que la valeur litigieuse ne dépasse pas 30’000 fr., ce qui est le cas en l’espèce. Par ailleurs, il est également admis que l’appelante a entretenu des rapports de travail avec l’intimée et qu’une intervention chirurgicale a été exécutée par le Dr M.________ dans les locaux de l’intimée. Sous réserve d’un éventuel appel en cause de ce médecin, dont la problématique n’a pas à être tranchée ici, le centre de gravité tourne bien autour des rapports de travail et des activités de la clinique, soit de l’intimée. Il sied dès lors de déterminer s’il existe bel et bien un lien de connexité suffisant entre les prétentions des parties.

Le président a retenu qu’il existait un lien de connexité suffisant entre les prétentions des parties, celles-ci concernant les mêmes parties et étant nées dans le cadre de leurs rapports de travail selon leurs propres déclarations. Il a également ajouté qu’en fonction des déterminations des parties, le tribunal pourrait cas échéant réexaminer sa compétence.

L’appelante soutient sur ce point qu’elle souhaitait depuis un certain temps bénéficier d’une augmentation mammaire et qu’elle connaissait le Dr M.________ qui pratiquait comme indépendant dans les locaux de l’intimée. Elle relève à ce titre qu’elle ne devait s’acquitter que des frais relatifs à la salle d’opération. Or, après l’opération qui s’est déroulée le 21 juillet 2020, l’appelante indique avoir souffert d’importants problèmes de cicatrisation qui ont duré plusieurs mois. Durant cette période, l’appelante aurait tenté d’alerter le médecin sur son état, celui-ci cherchant plutôt à l’éviter si l’on se fie aux allégués de la demande. Le 25 novembre 2020, après avoir été reçue par un confrère du chirurgien de l’intimée, elle s’est vu signifier son licenciement. L’appelante allègue à ce titre que le motif invoqué par l’intimée, soit le fait que cette dernière soit dans une démarche de redéfinition des différents postes de travail, serait un prétexte. En effet, elle soutient qu’elle aurait été licenciée dès lors qu’elle constituait une menace, compte tenu des dommages-intérêts qu’elle pourrait requérir en raison de la mauvaise exécution de l’intervention.

Pour l’appelante, le lien de connexité ferait défaut, dans la mesure où, d’une part, le contrat relatif à l’intervention chirurgicale dépendrait uniquement de sa relation avec le Dr M.________ et, d’autre part, que les deux contrats ne seraient pas liés. En d’autres termes, elle soutient que les contrats porteraient l’un sur le droit du travail et l’autre sur les contrats de mandat et d’entreprise, mais également que la partie adverse – s’agissant du second contrat – serait le médecin tiers et non l’intimée.

En l’espèce et comme relevé ci-avant, les conditions permettant le dépôt de conclusions reconventionnelles sont réalisées, peu importe la qualification juridique des contrats.

Quant au critère de la connexité, même s’il peut être constaté que l’instruction de la conclusion reconventionnelle pourrait donner lieu à une procédure particulièrement complexe, dès lors qu’une expertise médicale pourrait être réalisée, et que, hors allégués liés aux motifs du licenciement, il aurait pu être retenu que le lien de connexité était trop éloigné, il apparaît toutefois que les allégués de l’appelante rendent l’examen des faits relatifs aux suites de l’opération quasiment inévitables, l’appelante ne soutenant d’ailleurs pas qu’ils ne devraient pas être examinés par le tribunal. En effet, si l’on suit l’argumentaire de l’appelante, dans sa demande déposée auprès du tribunal, le licenciement serait abusif, dès lors qu’il serait intervenu de peur qu’elle n’ouvre une action en dommages-intérêts contre l’intimée, du chef de la mauvaise exécution de l’opération. Il est ainsi constaté que, pour tenter de prouver cet aspect, il faudra se pencher, au moins de manière partielle, sur l’opération, le comportement fuyant du médecin et la réalité des problèmes médicaux qui en sont résulté, de sorte que l’appelante a bel et bien lié son congé aux suites de l’opération.

L’appelante soutient encore que la compétence exclusive des tribunaux de prud’hommes exclurait le cumul reconventionnel avec des prétentions d’une autre nature et cite à ce titre Tappy (CR-CPC, n. 23 ad art. 224 CPC). Elle relève que l’instruction de la conclusion reconventionnelle compliquerait davantage la procédure et l’allongerait, puisqu’il sera fait appel au droit médical et à la responsabilité civile, sans compter le rôle du tiers, soit le médecin, ce qui aurait pour incidence de rendre plus difficile l’accès à une procédure simple et rapide, comme l’exigerait le droit du travail, et prétériterait ainsi la partie dite faible. Toutefois, comme il a été relevé plus haut, la difficulté de la présente procédure est due au fait que le motif du licenciement pourrait être précisément la peur d’une action pour mauvaise exécution contre l’intimée, de sorte que la question devra inévitablement être abordée, tout au moins en partie.

(Arrêt de la Cour d’appel civil du Tribunal cantonal [VD] HC / 2023 / 237 du 2 juin 2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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