L’employé qui veut revenir sur sa démission (III)

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L’appelant reproche au Tribunal d’avoir retenu qu’il était capable de discernement lorsqu’il a rédigé sa lettre de démission du 26 décembre 2010, en s’écartant sans motif déterminant et donc de manière arbitraire des expertises.

La lettre de l’art. 16 CC, entré en vigueur le 1er janvier 2013, diffère légèrement de l’art. 16 aCC, applicable au moment des faits litigieux. La portée matérielle des deux dispositions est néanmoins identique.

Est capable de discernement, au sens de l’art. 16 CC, toute personne qui n’est pas privée de la faculté d’agir raisonnablement en raison de son jeune âge, de déficience mentale, de troubles psychiques, d’ivresse ou d’autres causes semblables. Sous réserve des exceptions prévues par la loi, les actes de celui qui est incapable de discernement n’ont pas d’effet juridique (art. 18 CC). Les conditions de l’incapacité de discernement constituent des faits dirimants qui entraînent l’inefficacité de l’acte.

Afin de protéger la confiance et la sécurité des transactions, le législateur part néanmoins du principe qu’une personne adulte est capable d’agir raisonnablement, sans qu’il soit nécessaire d’apporter d’autre preuve. Celui qui invoque l’inefficacité d’un acte pour cause d’incapacité de discernement doit ainsi prouver l’un des états de faiblesse décrits à l’art. 16 CC et l’altération de la capacité d’agir raisonnablement qui en est la conséquence (preuve principale). Cette preuve n’est soumise à aucune prescription particulière, mais son degré est abaissé à la vraisemblance prépondérante lorsqu’il s’agit d’apprécier la capacité d’une personne décédée, une preuve absolue de l’état mental de cette personne étant, par la nature même des choses, impossible à rapporter.

La capacité de discernement comporte deux éléments: un élément intellectuel, la capacité d’apprécier le sens, l’opportunité et les effets d’un acte déterminé, et un élément volontaire ou caractériel, la faculté d’agir en fonction de cette compréhension raisonnable, selon sa libre volonté. Elle est par ailleurs relative en ce sens qu’elle ne doit pas être appréciée dans l’abstrait, mais concrètement, par rapport à un acte déterminé, en fonction de sa nature et de son importance, les facultés requises devant exister au moment de l’acte.

Lorsqu’il est avéré qu’au moment d’accomplir l’acte litigieux, une personne se trouve durablement dans un état de faiblesse d’esprit au sens de l’art. 16 CC, qui, selon l’expérience générale de la vie, la prive d’agir raisonnablement, elle est alors présumée dépourvue de la capacité d’agir raisonnablement en rapport avec l’acte litigieux. Cette présomption de fait concerne les personnes, qui, au moment de l’acte, se trouvent dans un état durable d’altération mentale liée à l’âge ou à la maladie.

La présomption d’incapacité liée à un état général d’altération mentale peut néanmoins être renversée en établissant que la personne intéressée a accompli l’acte litigieux dans un moment de lucidité; elle peut également l’être en démontrant que, dans le cas concret, à savoir en fonction de la nature et de l’importance de l’acte déterminé, la personne était en mesure d’agir raisonnablement (caractère relatif de la capacité de discernement).

Les constatations relatives à l’état de santé mentale d’une personne, la nature et l’importance d’éventuels troubles de l’activité de l’esprit, le fait que la personne concernée pouvait se rendre compte des conséquences de ses actes et pouvait opposer sa propre volonté aux personnes cherchant à l’influencer, relèvent de l’établissement des faits. En revanche, la conclusion que le juge en a tirée quant à la capacité, ou non, d’agir raisonnablement relève du droit.

L’expertise médicale ordonnée durant une procédure fournit au juge les connaissances professionnelles dont celui-ci a besoin pour saisir certains faits juridiquement pertinents et/ou pour pouvoir juger. L’expertise ordonnée doit donc contenir en particulier un avis sur l’état de santé mentale de la personne intéressée ainsi que sur les effets que d’éventuels troubles de la santé mentale pourraient avoir sur la capacité intellectuelle et volontaire de celle-ci de gérer ses affaires. Sur la base de l’expertise, le juge doit être à même de répondre aux questions juridiques découlant de l’art. 16 CC, notamment dire si la personne souffre d’une maladie mentale ou d’une cause semblable la rendant dépourvue de la faculté d’agir raisonnablement en lien avec un acte donné. On ne peut soumettre à un expert que des questions de fait, non des questions de droit, dont la réponse incombe impérativement au juge, qui ne peut pas déléguer cet examen à un tiers. Il s’ensuit que celui-ci ne saurait se fonder sur l’opinion exprimée par un expert lorsqu’elle répond à une question de droit.

Le juge apprécie librement la force probante d’une expertise. Dans le domaine des connaissances professionnelles particulières, il ne peut toutefois s’écarter de l’opinion de l’expert que pour des motifs importants qu’il lui incombe d’indiquer, par exemple lorsque le rapport d’expertise présente des contradictions ou attribue un sens ou une portée inexacts aux documents et déclarations auxquels il se réfère. Il doit donc examiner si, sur la base des autres preuves et des observations formulées par les parties, des objections sérieuses viennent ébranler le caractère concluant des constatations de l’expertise. Il est même tenu, pour dissiper ses doutes, de recueillir des preuves complémentaires lorsque les conclusions de l’expertise judiciaire se révèlent douteuses sur des points essentiels. En se fondant sur une expertise non concluante ou en renonçant à procéder aux enquêtes complémentaires requises, le juge pourrait commettre une appréciation arbitraire des preuves et violer l’art. 9 Cst.

En l’espèce, le Tribunal a retenu que les éléments recueillis durant la procédure avaient permis d’établir que l’appelant souffrait d’une maladie mentale durant la période litigieuse, ce qui faisait présumer de son incapacité de discernement. Il avait toutefois rédigé sa lettre de démission dans un moment de lucidité. A cet égard, aucun médecin n’avait exclu qu’il puisse recouvrer une certaine lucidité à un moment donné et aucun des témoins entendus n’était en contact direct avec lui au moment de la rédaction de sa lettre de démission, de sorte que sa capacité de discernement à ce moment-là devait être déterminée à la lumière du seul contenu de celle-ci, seule « témoin direct » de la situation. En l’occurrence, il en ressortait qu’en dépit de certains termes peu conventionnels utilisés, le courrier était écrit de manière cohérente et l’appelant était conscient des implications de sa démission, au vu de la mention du délai de congé et des actions bloquées, dont il savait qu’il ne pourrait en bénéficier en raison de sa démission. De plus, il avait envoyé son pli par le biais d’un transporteur professionnel de colis afin de s’assurer de la notification du courrier. Ces éléments permettaient de retenir que la lettre de démission avait été écrite dans un moment de lucidité.

L’appelant ne critique pas ce raisonnement. Il reproche au Tribunal de s’être écarté des conclusions de l’expert et des avis médicaux exprimés par les médecins entendus dans la procédure en avançant pour seule motivation qu’une analyse plus juridique du contenu du courrier de démission démontrait qu’il agissait en fonction d’une compréhension raisonnable de sa situation. Selon lui, l’autorité précédente ne pouvait pas, sans commettre d’arbitraire, s’écarter des conclusions de la dernière expertise judiciaire ainsi que des faits établis par pièces et par témoignages sans motifs déterminants.

Son grief est infondé. En effet et contrairement à ce que soutient l’appelant, le Tribunal a expressément indiqué les raisons qui venaient selon lui ébranler le caractère concluant des constatations de l’expert, soit, d’une part, qu’il était surprenant que celui-ci puisse être aussi catégorique au sujet de l’incapacité de discernement de l’appelant au moment de la rédaction de la lettre de démission alors qu’il ne l’avait jamais rencontré avant le début de la procédure et, d’autre part, que l’expert avait retenu une incapacité de discernement alors qu’il avait admis dans le même temps – et donc de manière contradictoire – que la composante de compréhension de la capacité de discernement de l’appelant n’était pas gravement altérée et que son courrier était cohérent. Or, l’existence de contradictions dans un rapport d’expertise constitue un des motifs permettant au juge de s’écarter de l’opinion de l’expert

S’agissant de la première expertise, sa validité a été remise en cause par arrêt CAPH/134/2019 du 26 août 2019 de la Cour de céans et le Tribunal a rappelé qu’elle était sujette à caution en raison du fait que le Dr Q______ avait outrepassé sa mission d’expertise, ce que l’appelant ne critique pas. De plus et comme l’a relevé la Cour de céans dans l’arrêt précité, le Dr Q______ a uniquement relevé les digressions inadéquates ainsi que les affirmations de nature euphorique et d’un ton marqué par un certain infantilisme, sans toutefois se prononcer sur l’aspect cohérent du courrier de démission et le fait que l’appelant était conscient des conséquences de celui-ci, ce qui permet également de douter des conclusions de cet expert.

Contrairement à ce qu’insinue l’appelant, le Tribunal n’était pas tenu d’administrer des preuves complémentaires afin de lever ou de confirmer ses doutes quant au caractère concluant des expertises judiciaires, s’il estimait que les autres moyens de preuve, soit en particulier la lettre de démission du 26 décembre 2010, lui permettaient de lever lesdits doutes, étant relevé qu’aucune preuve supplémentaire n’a été proposée par les parties.

Il convient par ailleurs de rappeler qu’un expert ne peut répondre qu’à des questions de fait, soit notamment sur l’état de santé mentale de la personne intéressée ainsi que sur les effets que d’éventuels troubles de la santé mentale pourraient avoir sur la capacité intellectuelle et volontaire de celle-ci de gérer ses affaires, étant rappelé que l’examen des conséquences de ce qui précède sur sa faculté d’agir raisonnablement en lien avec un acte donné revient au juge, qui applique le droit. Il ne peut ainsi être reproché au Tribunal d’avoir substitué son appréciation juridique à celle des médecins et experts.

En définitive, le grief de l’appelant est infondé et le jugement entrepris sera confirmé en tant qu’il retient qu’il était capable de discernement lorsqu’il a rédigé sa lettre de démission du 26 décembre 2010. Il s’ensuit que le contrat de travail liant les parties a valablement pris fin au 28 février 2011, de sorte que le Tribunal a débouté à bon droit l’appelant de ses prétentions en paiement du salaire pour la période postérieure à cette date.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice CAPH/117/2023 du 06.11.2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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