La RTS, la loi Covid et la liberté d’expression

Photo de Ilya Kovalchuk sur Pexels.com

Le 14 novembre 2021, la RTS a diffusé dans le cadre de l’émission « Mise au Point » un reportage intitulé « La haine avant la votation sur la loi Covid » (ci-après: le reportage). D’une durée de 13 minutes et 47 secondes, il a abordé la problématique de la dégradation du climat politique dans le cadre de la campagne de votation sur la loi Covid et des attaques virulentes subies par les politiciens protagonistes de cette campagne. En substance, il en ressort ce qui suit :

Dans l’introduction du reportage, le présentateur annonce: « Encore deux semaines avant la votation sur la loi Covid et la campagne a déjà atteint un niveau d’agressivité inédit. Le principe du pass sanitaire est très controversé et les protagonistes de cette campagne se retrouvent assaillis de messages de haines, parfois de menaces […] ».

Puis, la voix off de la journaliste en charge du reportage indique: « Ils l’ont rebaptisée place de la liberté. La Suisse centrale a débarqué à Fribourg pour une nouvelle manifestation. Les opposants à la loi Covid mènent campagne. Et ce samedi-là ils espèrent un maximum de monde pour fustiger la gestion de la pandémie par les autorités ».

C.________ du « Réseau choix vaccinal » prend la parole: « Le climat est extrêmement tendu, on a les militants sur le terrain en train de mettre des bâches, mettre des panneaux qui se font insulter. C’est vrai qu’on est assez inquiets par rapport à ce climat qui pour nous découle vraiment de ce durcissement, de ces mesures qui incitent les gens à la haine, à la violence, à la délation. » D.________, conseillère communale à U.________, introduite dans le reportage comme une fervente opposante au pass sanitaire, soutient: « Le citoyen qui n’est pas content de ce qu’il se passe qui se sent vraiment opprimé, il va peut-être aller insulter un politicien ou une certaine prise de position, mais il y a la même chose à l’inverse, et là c’est beaucoup plus professionnalisé ». La voix off ajoute que « dans un camp comme dans l’autre, l’impression de vivre quelque chose d’inédit en Suisse ».

La parole est également donnée à E.________, ministre valaisan de la santé, qui a reçu des menaces graves suite à sa participation à un débat de l’émission « Infrarouge »: « Oui des menaces de mort. On n’est vraiment pas habitués à ça en Suisse […]. Ça dépasse tout, ça n’a pas sa place dans notre pays […] ». La voix off précise que « la sécurité activée pour E.________ implique une surveillance dorénavant plus accrue lors de ses déplacements […] ». La voix off poursuit en indiquant qu’à Fribourg, la police a sécurisé le bureau et le domicile de la conseillère d’Etat, dans le Jura elle a renforcé la surveillance des réseaux sociaux, à Neuchâtel les entrées du château ont été sécurisées ».

La parole est ensuite donnée à F.________, conseiller d’Etat genevois en charge de la santé, qui n’a pas non plus été épargné par les insultes. Il affirme qu' »il y en a un qui m’a mis sur Facebook. J’ai eu des attaques y compris une présentation avec des images trafiquées me présentant comme un dictateur de la dernière guerre […] on a enfin trouvé la personne […] qui finalement s’est excusée […]. C’est vrai que l’agressivité suisse alémanique face aux mesures qui sont prises est, d’après mes constats, beaucoup plus grande qu’en Suisse romande. Là, c’est vraiment des insultes » (art. 105 al. 2 LTF).

Une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux contenant des attaques sexistes et des menaces à l’encontre de G.________, conseillère d’Etat zurichoise chargée de la santé, est montrée à l’écran. Ensuite, le journaliste affirme que H.________, conseiller national valaisan, en a aussi « fait les frais ». « Cet été déjà, il lançait un appel unanime pour que tout le monde se vaccine. ll s’est pris une volée de bois vert », ajoute le journaliste.

« Retour à Fribourg chez les Amis de la Constitution », annonce la voix off. « On tient à faire bonne figure face aux flots d’insultes et de menaces que dénoncent les élus… », disent-ils. I.________, co-président des Amis de la Constitution, soutient que « à l’intérieur des Amis de la Constitution évidemment nous avons une charte que nous appliquons et quand quelqu’un déborde on le recadre […] Quand il y avait par exemple la ligne rouge qui était franchie par le Conseil fédéral du 8 septembre en vue du pass sanitaire, il y a eu une augmentation de virulence. C’est une conséquence de ces actes, on ne peut pas prendre le citoyen, la population suisse, pour des gens immatures ».

Enfin, est interviewé J.________, chef de la sécurité des élus et du Conseil fédéral à Fedpol. La voix off relève que, du côté des ministères publics, on confirme que des condamnations continuent d’être rendues suite aux plaintes déposées par des élus. Elle précise: « En Valais, deux auteurs de menaces de mort à l’encontre de E.________ ont été identifiés, l’affaire suit son cours ». En fin de reportage, la voix off conclut: « Ce qui est très suisse en revanche c’est de pouvoir voter deux fois en l’espace de six mois sur la loi Covid ».

En date du 28 février 2022, A.A.________ et B.B.________, soutenus par plusieurs signataires d’une « plainte populaire », ont formé une plainte auprès de l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (ci-après: l’Autorité de plainte) contre le reportage précité. Ils ont invoqué à l’appui de leur plainte une violation des dispositions régissant la programmation télévisuelle et en particulier du principe de pluralité des opinions. Selon eux, le reportage contesté insinuait que les opposants à la loi Covid étaient les (seuls) responsables de la dégradation du climat politique dans le cadre de la campagne de votation portant sur cette loi.

Par décision du 23 juin 2022, notifiée aux parties le 21 septembre 2022, l’Autorité de plainte a admis la plainte contre le reportage de l’émission « Mise au Point » du 14 novembre 2021, dans la mesure où elle était recevable, l’émission litigieuse ne respectant pas le principe de pluralité des opinions, et a invité la Société suisse de radiodiffusion SRG SSR idée suisse (ci-après: la SSR) à lui fournir les mesures propres à remédier à la violation constatée dans un délai de 60 jours à compter de la notification de sa décision, respectivement dans un délai de 30 jours à compter de son entrée en force.

La SSR dépose un recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral. (…)

La recourante [= la SSR] fait valoir que c’est à tort que l’Autorité de plainte a retenu que le reportage litigieux ne respectait pas l’art. 4 al. 4 LRTV. Elle invoque également une violation de l’art. 10 CEDH.

Sous l’angle du droit international, la liberté d’expression et l’autonomie des programmes sont protégées par l’art. 10 CEDH, ainsi que par l’art. 19 al. 1 du Pacte ONU II

 La liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Cette disposition n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. L’art. 10 par. 2 CEDH précise que l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. 

Dans l’arrêt Monnat contre Suisse, Requête n° 73604701, du 21 septembre 2006, la CourEDH a rappelé, en se référant à sa jurisprudence, que l’art. 10 par. 2 CEDH ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général et qu’elle doit faire preuve de la plus grande attention lorsque les mesures prises ou sanctions infligées par les autorités nationales sont de nature à dissuader les médias de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (§ 58). Elle a cependant précisé qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’art. 10 CEDH offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés s’expriment de bonne foi et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique (§ 67). 

 Selon la jurisprudence, l’art. 10 CEDH impose aussi à l’Etat des obligations positives. Il n’existe en effet pas de démocratie sans pluralisme et le libre jeu du débat politique se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Dès lors, il est indispensable pour le bon fonctionnement de la démocratie que [le système de radiotélédiffusion publique] diffuse des informations et des commentaires impartiaux, indépendants et neutres et qu’il fournisse en outre un forum de discussion publique dans le cadre duquel un éventail aussi large que possible d’opinions et de points de vue puissent s’exprimer » (arrêts de la CourEDH Associazione politica nazionale lista Marco Pannella c. Italie, op. cit., § 73; Manole et autres c. Moldova, Requête n°13936/02 du 17 septembre 2009, § 101). Ceci est d’autant plus vrai à l’approche des élections et des votes (cf. arrêt de la CourEDH Associazione politica nazionale lista Marco Pannella c. Italie, op. cit., § 74 et la référence). L’exercice réel et effectif de la liberté d’expression ne dépend donc pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger qu’il prenne, en droit ou en pratique, des mesures positives de protection. Compte tenu de l’importance des enjeux dans le cadre de l’art. 10 CEDH, l’Etat doit être l’ultime garant du pluralisme (arrêt de la CourEDH Manole et autres c. Moldova, op. cit., § 99). Dans le domaine de la diffusion audiovisuelle, ces principes imposent à l’Etat l’obligation de garantir d’une part l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, à des informations impartiales et exactes ainsi qu’à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays, et d’autre part la protection des journalistes et des autres professionnels des médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et commentaires (arrêt de la CourEDH Manole et autres c. Moldova, op. cit., § 100; cf. également arrêt de la CourEDH NIT S.R.L. c. République de Moldova, Requête n° 28470/12, du 5 avril 2022, § 192). 

 En droit interne, l’art. 17 al. 1 Cst. garantit la liberté de la presse, de la radio et de la télévision, ainsi que les autres formes de diffusion de productions et d’informations ressortissant aux télécommunications publiques. La télévision jouit d’une autonomie dans la conception de ses programmes (art. 93 al. 3 Cst.). Cette protection s’étend à l’ensemble du processus de production et de publication des programmes. Ce principe vise tant les recherches effectuées par les journalistes que leur élaboration, leur rédaction, et la manière dont ils sont finalement publiés. Cela implique pour le programmateur le droit de choisir librement ses sujets et de les traiter comme il le souhaite, même de manière critique. Il peut également choisir librement les personnes qu’il interroge. Mais l’art. 93 al. 2 Cst. pose également certaines restrictions quant aux objectifs et aux buts de cette autonomie, qui doivent être pris en compte par le diffuseur: « La radio et la télévision contribuent à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l’opinion et au divertissement. Elles prennent en considération les particularités du pays et les besoins des cantons. Elles présentent les événements de manière fidèle et reflètent équitablement la diversité des opinions ». 

 En matière de diffusion de programmes, les principes et droits constitutionnels susmentionnés sont en particulier concrétisés par la LRTV. L’art. 4 LRTV « Exigences minimales quant au contenu des programmes » exige à son alinéa 1 que toute émission respecte les droits fondamentaux (cf. aussi art. 35 al. 2 Cst.) et prévoit à son alinéa 2 que « les émissions rédactionnelles ayant un contenu informatif doivent présenter les événements de manière fidèle et permettre au public de se faire sa propre opinion. Les vues personnelles et les commentaires doivent être identifiables comme tels ». Il s’agit donc avant tout de présenter les faits de manière appropriée. A teneur de l’art. 4 al. 4, 1ère phrase LRTV enfin, « les programmes des concessionnaires doivent refléter équitablement, dans l’ensemble de leurs émissions rédactionnelles, la diversité des événements et des opinions ». C’est ce qu’on appelle le principe de pluralité des opinions applicable aux concessionnaires. L’art. 6 LRTV prévoit que « les diffuseurs ne sont soumis à aucune directive des autorités fédérales, cantonales ou communales si le droit fédéral n’en dispose pas autrement » (al. 1). En outre, il garantit la liberté rédactionnelle des diffuseurs (al. 2). Selon l’art. 3a LRTV, la radio et la télévision sont indépendantes de l’Etat. 

Le principe est donc clairement la liberté dans la programmation – l’autonomie des programmes (Programmautonomie). Les diffuseurs ne sont en aucun cas tenus de suivre des directives. La liberté de création est la plus large possible. A l’inverse, l’autorité de surveillance, l’Autorité de plainte, peut et doit intervenir de par la loi dans cette autonomie si notamment les principes fondamentaux de la présentation pluraliste des opinions sont enfreints (art. 93 al. 2 Cst.), et ce dans une mesure telle que cela constitue une violation du devoir de diligence incombant aux programmateurs. 

A ce propos, le Tribunal fédéral a jugé dans l’ATF 134 I 2 qu’une intervention de l’Etat, fondée sur le droit de surveillance, dans le processus pluraliste de formation de l’opinion publique doit reposer sur une pesée des intérêts entre la liberté de programmation du diffuseur, d’une part, et la liberté d’information du public d’autre part. Il n’y a pas de violation de l’obligation de diligence du point de vue du droit de la radiodiffusion dès lors qu’il est possible de constater après coup et indépendamment de toute pression temporelle qu’une contribution aurait pu être conçue différemment et de manière plus convaincante, mais seulement lorsque les exigences minimales du droit des programmes découlant de l’art. 4 LRTV sont violées.  (…)

Le principe de pluralité, qui peut concerner plusieurs émissions, mais aussi une seule, vise à empêcher des tendances unilatérales de la radio et de la télévision dans leur ensemble. Celles-ci ne doivent notamment pas présenter exclusivement les opinions politiques ou sociales dominantes. Les programmes des radios et télévisions titulaires d’une concession doivent au contraire refléter globalement la diversité politique et idéologique. Exceptionnellement, le principe de pluralité s’applique aussi à certaines émissions ou publications, notamment lorsqu’elles sont diffusées dans le cadre d’élections ou de votations. Dans ce cas, le diffuseur titulaire d’une concession est soumis à un devoir de diligence accru pendant la période sensible précédant les élections et les votations, devoir qui doit être respecté d’autant plus strictement que le caractère électoral ou lié aux votations de l’émission ou de la publication est prononcé. Dans ce contexte, le principe de pluralité doit empêcher que la formation de l’opinion publique soit influencée unilatéralement et que le résultat des élections ou des votations soit ainsi éventuellement faussé. 

 Le Tribunal fédéral s’est également prononcé sur le principe de pluralité. Il a ainsi retenu dans l’ATF 134 I 2 que ce principe tend à empêcher les tendances unilatérales dans la formation de l’opinion par la radio et la télévision. Il oblige le système médiatique audiovisuel dans son ensemble à refléter la diversité politique et idéologique et s’applique en premier lieu aux programmes dans leur ensemble. Pour des raisons de politique nationale et de respect de la démocratie directe, le principe de pluralité s’applique de manière plus stricte à l’approche des élections et des votations. Dans ce contexte, ce principe doit empêcher que la formation de l’opinion publique soit influencée unilatéralement et que le résultat des élections ou des votations soit éventuellement faussé. La liberté de vote et d’élection garantie par la Constitution comprend le droit à ce que le résultat d’une votation ne soit pas reconnu s’il n’exprime pas de manière fidèle et sûre la libre volonté des citoyens (cf. art. 34 Cst.). La décision des votants doit se fonder sur un processus de formation d’opinion aussi libre et complet que possible. Le mandat de prestation relevant du droit de la radiodiffusion exige donc également que l’accès aux médias audiovisuels soit accordé aux candidats et aux partis selon des critères objectifs. Plus le caractère électoral ou lié aux votations d’un reportage est marqué, plus les devoirs de diligence journalistique doivent être strictement respectés avant les décisions populaires concernées.

 A cet égard, le Tribunal fédéral a précisé encore, concernant l’examen du devoir de diligence, que ce n’est pas l’appréciation subjective du diffuseur quant à la nature de l’émission ou à l’objectif de sa publication qui est déterminante, mais son impact sur le public évalué objectivement. Plus la prise de position à la radio ou à la télévision sur une élection ou une votation est diffusée à proximité temporelle du scrutin et plus elle a pour thématique l’objet du scrutin, plus toutes partialité et manipulation doivent être strictement exclues. 

 Il résulte de ce qui précède trois critères juridiques déterminants pour examiner le respect du principe de pluralité. D’abord, lorsque l’émission précède une votation qu’elle concerne, les obligations de diligence journalistiques s’appliquent de manière accrue, notamment au regard du principe de pluralité. Ensuite, le principe de pluralité impose d’exprimer de manière appropriée la diversité des opinions; les différents points de vue doivent être présentés de manière équilibrée et les opinions minoritaires doivent être exposées dans une mesure appropriée. Enfin, pour déterminer s’il y a eu violation du principe de pluralité et de l’obligation de diligence journalistique en découlant, il ne faut tenir compte ni de la forme de l’émission ni de l’appréciation (personnelle) du diffuseur quant à l’objectif de sa publication, mais plutôt de l’impact de l’émission sur le public évalué objectivement ( » dessen objektiv abzuschätzende Wirkung auf das Publikum « ). 

 S’agissant du premier critère, d’un point de vue factuel, la proximité de l’émission avec la votation résulte non seulement de sa proximité temporelle: le reportage a été diffusé 14 jours avant le vote sur la loi Covid. Elle découle également du fait que l’émission se réfère explicitement à la votation sur la loi Covid, non seulement dans son titre, mais aussi durant le reportage et à la fin de celui-ci.

Par ailleurs, l’examen plus détaillé du contenu de l’émission – tenant compte du fait que l’émission a pour objet principal de thématiser l’augmentation des violences auxquelles sont exposés les politiciens – conduit à retenir que le lien constaté avec la votation sur la loi Covid par l’instance précédente n’apparaît en aucun cas arbitraire sur le plan de l’établissement des faits, ni contraire au droit fédéral. En effet, dans son appréciation du contenu de l’émission, l’Autorité de plainte a relevé que le reportage n’était pas une émission type portant sur une votation. Elle a examiné le thème du reportage, à savoir l’augmentation des insultes et des menaces subies par les différents politiciens dans la campagne de votation, et a retenu que celui-ci était directement ancré dans le débat sur la prochaine votation sur la loi Covid, et qu’il existait ainsi un lien clair et direct (un lien immédiat) avec la votation. 

Une telle appréciation n’est en aucun cas contraire au droit. (….) 

En l’espèce, il convient ainsi de reconnaître l’existence d’un devoir de diligence accru en lien avec le principe de pluralité, compte tenu du lien temporel et thématique entre le reportage et la votation, tant sous l’angle de l’art. 10 CEDH que du droit fédéral.

 Concernant le deuxième critère, le principe de pluralité oblige le diffuseur à tenir compte de la diversité réelle des opinions au sein de la société et à exprimer la diversité politique et idéologique; les sujets doivent ainsi être abordés sous différents angles. L’expression équilibrée des différents points de vue dans le cadre d’une votation fait partie des devoirs fondamentaux de diligence journalistique. Cela signifie notamment que les différentes opinions politiques doivent être exprimées de manière appropriée. Il est contraire à ce principe de ne pas donner la parole à quelqu’un ou à un groupe, ou de ne le faire que de manière très défavorable. Cela est d’autant plus vrai à la veille d’élections ou de votations.

Dans le cas d’espèce, l’émission litigieuse thématise presque exclusivement, par des recherches et des interviews détaillées, les attaques subies par les politiciens partisans de la loi Covid. Les opposants à la loi Covid prennent en revanche peu la parole: (…). Les trois personnes présentées comme des opposants à la loi Covid s’expriment donc au total pendant environ 1 minute et 12 secondes et leurs interviews sont coupées afin de confirmer la thèse défendue par le reportage qui tend à démontrer que les opposants à la loi Covid sont violents.

Tout le reste de l’émission se concentre sur la haine des opposants à la loi Covid, avec de nombreux exemples des agressions commises, allant d’insultes, de messages de haine et d’attaques sexistes à des menaces de mort. Il est notamment diffusé de longues interviews d’hommes politiques qui militent pour l’adoption de la loi Covid et qui font état des agressions dont ils ont fait l’objet dans ce cadre. Les politiciens opposés à la loi Covid ne sont pas interviewés et il n’y a aucune indication que des demandes dans ce sens aient été refusées. L’émission ne traite pas non plus le point de savoir si les partisans de la loi Covid ont également exprimé de la haine sur le net.

Par ailleurs, il ne ressort pas de la décision attaquée que d’autres reportages auraient porté sur les violences subies par les opposants à la loi Covid. La recourante ne le prétend pas. Dans ces circonstances, le respect du principe de pluralité peut donc porter sur une émission en elle-même.

Ainsi, on ne saurait retenir que, dans le reportage litigieux ou de façon plus large par le biais d’autres émissions, la recourante a tenu compte de la diversité réelle des opinions au sein de la société, concernant les éventuelles pressions subies par les différents protagonistes, comme le requiert le principe de pluralité.

Dans ce contexte, il convient d’examiner le troisième critère et d’évaluer l’impact objectif de l’émission sur le public. L’émission a pour but déclaré de présenter un fait d’actualité et de thématiser l’augmentation des insultes et des menaces auxquelles sont exposés les politiciens. Son visionnage pourrait toutefois laisser entendre que les débordements seraient essentiellement le fait des opposants à la loi Covid. Elle thématise ce climat polarisé sans donner la parole aux opposants de manière adéquate pour qu’ils se prononcent sur les éventuelles insultes et menaces qu’ils auraient eux-même eu à subir. Les opposants sont longuement présentés comme des personnes haineuses enclines à la violence, qui seraient responsables de l’augmentation de la virulence dans le débat démocratique. Ils ne s’expriment eux-mêmes que de manière marginale sur l’ensemble du reportage, créant ainsi un déséquilibre. Le reportage peut ainsi donner l’impression que les opposants ne comportent pas de personnes raisonnables dans leur rang et ne relève pas suffisamment le fait que les opposants à la loi Covid ne se réduisent pas à des théoriciens du complot et à des personnes violentes. L’émission donne ainsi une image des deux camps en présence susceptible d’influencer le comportement de vote. Or, comme avant toute votation, mais en particulier dans un contexte de polarisation notoirement croissante de la société en rapport avec les votations sur les mesures liées au Covid, le devoir de diligence en matière de pluralité s’applique de manière accrue. Le fait que les opposants aient pu s’exprimer en quelques secondes et exposer en quelques phrases que l’autre partie contribuait également à la dégradation du débat démocratique de plus en plus polarisé ne permet pas d’atténuer suffisamment cette impression. 

 Le reportage a ainsi véhiculé auprès des téléspectateurs une impression unilatérale. Or, diffusé deux semaines avant la votation sur la loi Covid, il était nécessaire que ce reportage donne la parole de manière équitable à l’ensemble des protagonistes de la votation sur le thème traité. Cette émission, qui présente les opposants comme étant principalement enclins à la violence, aurait pu influencer la votation – même si cela n’était pas voulu par la recourante. C’est précisément ce qu’interdit le principe de pluralité. 

 Il découle de ce qui précède que l’arrêt attaqué ne viole ni le droit fédéral ni le droit conventionnel en retenant que le reportage litigieux n’est pas conforme aux exigences légales découlant du principe de pluralité, principe qui s’applique de manière accrue en l’espèce. 

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_859/2022 du 20 septembre 2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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