L’éléphant est-il un justiciable comme les autres ?

C’est la question délicate qu’a dû trancher la Cour Suprême du Colorado dans une décision du 21 janvier 2025 (Nonhuman Rights Project Inc. v./ Cheyenne Mountain Zoological Society and Bob Chastain, Case no.24SA21 ; lien : https://www.coloradojudicial.gov/system/files/opinions-2025-01/24SA21.pdf). Nonhuman Rights Project Inc. est une organisation à but non lucratif qui entend protéger les droits des animaux non humains les plus intelligents.

Il s’agissait en substance d’un appel sur une décision refusant une procédure d’Habeas corpus à… cinq éléphants (Missy, Kimba, Lucky, Loulou et Jambo) dans un zoo, qui réclamaient, par leurs représentants, le droit d’être libéré de leur « détention » et de rejoindre un sanctuaire pour éléphants où ils pourraient s’ébrouer librement.

La Cour d’appel a donc dû trancher du point de savoir si les droits découlant de l’Habeas corpus pouvaient être étendus à des « animaux non humains », en l’occurrence à cinq de ces majestueux animaux…

La Cour expose d’abord certaines caractéristiques de l’espèce à laquelle appartiennent les appelants selon les moyens de preuve produits par Nonhuman Rights Project Inc. L’éléphant est ainsi un animal autonome qui a des besoins biologiques, psychologiques et sociaux complexes. Il partage certaines capacités cognitives avec les humains, dont la conscience de soi, l’empathie, la perception de la mort, la communication, le sens de l’apprentissage et de la catégorisation. Il communique également de manière intensive avec ses congénères, forme des liens sociaux intenses et a une mémoire proverbiale. Par ailleurs, s’ils sont privés d’exercice, d’un environnement varié, et d’opportunités sociales telles qu’en fournit la vie sauvage, les éléphants peuvent souffrir de frustration, d’ennui et de stress, ce qui peut résulter en des maux physiques et psychologiques divers.

Sans prétendre restituer tous les développements de la Cour, très riches et instructifs, notamment sur le développement de l’Habeas corpus dans les pays de Common Law, relevons d’abord ce qu’elle dit sur la qualité pour agir (« standing »). Dans le cas d’espèce, le droit du Colorado prévoit que des personnes détenues (autrement que dans des affaires criminelles) puissent déposer une requête basée sur l’Habeas corpus.  Or le terme « personnes » s’applique aux êtres humains et à eux seuls. Toute autre interprétation serait un tel changement du cadre légal qu’il appartiendrait au législateur de le décider. En d’autres termes, si le législateur « (…) intended to take the extraordinary steps of authorizing animals as well as people (…) to sue, they could, and should, have said so plainly. ».

Les recourants considèrent qu’il faut définir l’étendue des «elephants’ habeus corpus rights » en se basant sur la Common law, et non pas juste sur le droit du Colorado. La Cour rejette l’argument, et considère que même si l’on devait se baser uniquement sur la Common law, la position des recourants ne s’appuie pas sur des précédents. Mieux encore, de nombreuses autres procédures initiées par le Nonhuman Rights Project Inc. concernant l’Habeas corpus de chimpanzés et d’autres éléphants ont été rejetées dans d’autres Etats. On a ainsi pu considérer, dans le Connecticut, que les éléphants Beulah, Minnie et Karen étaient « incapable of bearing duties and social responsabilities required by the social compact that is the Connecticut Constitution and therefore the three elephants did not have standing ».

Dit autrement « Simply put, no Colorado court, nor any court in any other jurisdiction in the United States has ever recognised the legal « personhood » of any nonhuman species. » (§ 30) En considérer autrement entrainerait des conséquences significatives pour les relations entre les humains et les animaux dans tous les domaines de la vie, y compris le droit de propriété, l’agriculture, etc. Plus prosaïquement, la Cour répète que le législateur aurait dû s’exprimer s’il avait considéré que la personnalité juridique s’étendait aux animaux. L’Habeas corpus est une protection dont peuvent se réclamer les personnes humaines… parce qu’elles sont humaines, et non en raison d’une autonomie de langage, de pensée, ou en raison de qualités cognitives ou sociales particulières qu’elles peuvent partager avec d’autres espèces vivantes.

On relèvera aussi, comme le fait la Cour, à la fin de son raisonnement – et peut-être aurait-elle dû le mentionner plus tôt… – que les appelants ne réclament en fait pas la liberté des éléphants, pur qu’ils puissent se déplacer librement dans le Colorado et au-delà, mais une forme différente de détention dans une réserve. Cela aurait suffit à régler la question.

On me permettra de citer les § 34-35 en conclusion :

« It bears nothing that the narrow legal question before this court does not turn on our regard for these majestic animals generally or these five elephants specifically. Instead, the legal question here boils down to whether an elephant is a person as that term is used in the habeas corpus statute, And because an elephant is not a person, the elephants do not have standing to bring a habeas corpus claim. (…) Last, we emphasize, like every other court that has considered a similar appeal by NRP [Nonhuman Rights Project Inc.], that its efforts to expand existing legal rights for nonhuman animals (…) are best advanced through the legislative, not judicial branch. »

(On trouvera aussi ici une présentation de l’affaire sur le site de la BBC :  https://www.bbc.com/news/articles/c15znkk12xjo)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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