
Résumé de l’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 26 mars 2025 (pourvoi n° 23-17.544) concernant les relations amoureuses entre salariés et leurs limites lorsqu’elles interfèrent avec le cadre professionnel, notamment en lien avec le harcèlement.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation est saisie d’un pourvoi formé par un salarié licencié pour faute grave. Ce dernier contestait le caractère réel et sérieux de son licenciement, arguant que les faits reprochés relevaient de sa vie personnelle, en particulier une relation amoureuse avec une salariée de la même entreprise, et qu’ils ne sauraient être qualifiés de manquements professionnels.
Le salarié était un cadre dirigeant, avec plus de trente années d’ancienneté, employé par A, une association, en qualité de directeur des partenariats et des relations institutionnelles. Son licenciement est intervenu à la suite d’un signalement à l’employeur par le médecin du travail, inquiété par la situation de souffrance au travail d’une salariée, en lien avec ses interactions avec le requérant. Cette salariée avait préalablement entretenu une relation amoureuse avec le salarié concerné, mais avait mis fin à celle-ci et exprimé le souhait clair de limiter leurs contacts à des rapports strictement professionnels.
Malgré cela, le salarié avait continué à envoyer de nombreux messages à sa collègue, notamment via sa messagerie professionnelle, et à lui téléphoner, manifestement dans le but d’obtenir des explications ou de raviver leur relation. Ces messages devenaient de plus en plus insistants, et l’homme n’hésitait pas à faire valoir son statut hiérarchique dans l’entreprise. Le comportement du salarié a ainsi été perçu comme une forme de pression exercée sur la salariée, dont la souffrance psychologique a été attestée par le médecin du travail et sa responsable hiérarchique.
Le litige portait donc sur une articulation entre le droit au respect de la vie privée du salarié, la liberté d’entretenir des relations amoureuses y compris dans le cadre professionnel, et les obligations professionnelles, en particulier le devoir de respecter la santé et la sécurité d’autrui au travail. La décision interroge également sur la frontière entre dépit amoureux et harcèlement moral, ainsi que sur les conditions dans lesquelles un fait privé peut avoir des conséquences disciplinaires en droit français.
La Cour rappelle d’abord un principe fondamental de sa jurisprudence : en droit français, un fait relevant de la vie personnelle du salarié ne peut donner lieu à une sanction disciplinaire, sauf s’il se rattache à la vie professionnelle. Ce rattachement doit être établi de façon concrète et circonstanciée, c’est-à-dire que le fait doit porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise ou constituer une violation d’une obligation née du contrat de travail.
En l’espèce, le salarié soutenait que le fait d’avoir une relation amoureuse avec une collègue, puis d’avoir utilisé une seule fois sa messagerie professionnelle pour lui demander une explication émotionnelle, relevait de sa sphère privée. Il arguait qu’une telle démarche, ponctuelle et sans caractère hostile, ne saurait constituer une faute grave, surtout au regard de son ancienneté et de son absence d’antécédent disciplinaire. Il invoquait par ailleurs la violation de son droit au respect de la vie privée (article 9 du Code civil et article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme).
La Cour ne le suit pas. Elle retient que le comportement du salarié, même s’il prend sa source dans une relation privée, s’est prolongé et manifesté sur le lieu et le temps de travail, notamment par l’utilisation de la messagerie professionnelle de la salariée et par une insistance croissante. Le fait que la salariée ait clairement exprimé son souhait de limiter leurs rapports à un strict cadre professionnel n’a pas été respecté.
La Cour insiste aussi sur la portée de l’article L. 4122-1 du Code du travail, selon lequel chaque salarié a l’obligation de prendre soin non seulement de sa propre santé et de sa sécurité, mais aussi de celles des autres personnes présentes sur le lieu de travail. Cette disposition est interprétée ici comme une obligation contractuelle à part entière, à laquelle le comportement du salarié a porté atteinte.
Le cadre hiérarchique occupé par le salarié joue également un rôle important dans l’appréciation des faits. Même si la salariée n’était pas placée sous sa subordination directe, le décalage hiérarchique entre les deux salariés a renforcé le caractère inapproprié de la pression exercée.
La Cour valide ainsi le raisonnement de la cour d’appel qui avait estimé que le comportement du salarié traduisait une forme de pression morale, objectivement constatée, même sans aller jusqu’à la qualification juridique de harcèlement. En effet, même si le licenciement ne reposait pas explicitement sur un grief de harcèlement moral, les juges du fond peuvent analyser les faits pour dire s’ils constituent un manquement aux obligations professionnelles, ce qui a été le cas ici.
La souffrance psychique de la salariée, reconnue par le médecin du travail, et le contexte professionnel dans lequel cette pression s’est exercée, ont permis à la Cour de conclure que le comportement du salarié était incompatible avec ses fonctions et rendait impossible son maintien dans l’entreprise. D’où la confirmation du licenciement pour faute grave.
En conséquence, la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle confirme la possibilité, en droit français, de sanctionner disciplinairement un comportement qui, bien que d’origine privée, a des répercussions sur le cadre professionnel, notamment lorsqu’il crée une situation de souffrance pour un autre salarié ou nuit à la bonne organisation du travail.
NB : et en droit suisse ? On serait probablement arrivé au même résultat par le biais de l’art. 328 CO. On peut aussi poser la question de la validité des règles internes qui prohibent les relations entre salariés, règles que l’on retrouve souvent dans les règlements d’entreprises d’employeurs appartenant à des groupes anglo-saxons.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM