L’intelligence artificielle et la nature du travail: le cas des développeurs

Quelques réflexions issues du « Working Paper 25-021 » de la Harvard Business School, rédigé par Manuel Hoffmann, Sam Boysel, Frank Nagle, Sida Peng et Kevin Xu concernant « Generative AI and the Nature of Work » (https://www.hbs.edu/faculty/Pages/item.aspx?num=66593).

La recherche aborde la question suivante : au-delà des seuls gains de productivité, comment l’intelligence artificielle, en particulier dans sa version générative, modifie-t-elle la nature du travail dans l’économie contemporaine, en particulier dans les secteurs intensifs en capital humain comme le développement logiciel ? Pour y répondre, les auteurs s’appuient sur un terrain d’étude concret: l’introduction à grande échelle de GitHub Copilot, un outil d’intelligence artificielle générative conçu pour assister les développeurs de logiciels, auprès d’un groupe de professionnels et de contributeurs actifs dans des projets de logiciels open source sur la plateforme GitHub.

Cette plateforme, qui constitue l’un des espaces centraux de collaboration pour les développeurs du monde entier, présente la particularité d’enregistrer de manière fine et transparente l’ensemble des actions menées par ses utilisateurs. Cela permet aux chercheurs d’observer, sur une période de deux ans, les effets d’un changement technologique majeur sur les pratiques effectives de travail. Plus précisément, GitHub a mis en place un programme de gratuité de Copilot fondé sur un classement interne des projets les plus influents, octroyant un accès libre à l’IA à certains développeurs — dits mainteneurs — tandis que d’autres n’y avaient pas accès. Ce système a offert aux auteurs un cadre de quasi-expérience naturelle, idéal pour une identification causale rigoureuse des effets de l’outil.

Le point de départ de l’étude repose sur une observation bien connue mais rarement quantifiée avec autant de précision : dans l’économie de la connaissance, les travailleurs les plus compétents et les plus productifs se voient souvent confier des responsabilités supplémentaires, notamment managériales, ce qui les éloigne progressivement de leurs tâches initiales, dites de cœur de métier. Cette logique est visible dans de nombreux domaines, y compris le monde académique, les grandes entreprises technologiques ou les projets open source. À mesure que les projets gagnent en importance, les développeurs se voient sollicités pour résoudre des tickets, relire du code d’autrui, interagir avec des contributeurs novices ou encore structurer le projet dans son ensemble. Cette surcharge de coordination nuit souvent à la contribution technique directe des personnes les plus expérimentées.

L’introduction d’un outil comme GitHub Copilot, qui permet d’automatiser ou d’accélérer la production de code, modifie potentiellement cette dynamique. La question posée par les auteurs est donc de savoir si l’accès à une intelligence artificielle générative conduit les travailleurs concernés à réorienter leur temps vers les activités les plus essentielles — dans le cas étudié, le codage — et à se désengager, au moins partiellement, des activités périphériques, notamment la gestion de projet. Pour répondre à cette question, les auteurs ont formulé une série d’hypothèses relatives à la réallocation des tâches, à la nature des interactions sociales, au degré d’exploration ou de spécialisation des activités, ainsi qu’à la variation des effets selon le niveau de compétence initial des utilisateurs.

Dans leur cadre méthodologique, les auteurs ont retenu un échantillon de plus de 50 000 développeurs actifs identifiés comme mainteneurs sur GitHub, c’est-à-dire des individus jouant un rôle clé dans la coordination et la validation du travail sur les projets. Les données couvrent la période allant de juin 2022 à juin 2023 et combinent des informations publiques issues de la plateforme avec des données confidentielles fournies par GitHub concernant l’accès à Copilot. Les chercheurs distinguent deux grandes catégories d’activités : d’une part le codage, qui inclut la création de dépôts, les ajouts de code, les pushs et autres actions de développement technique ; d’autre part la gestion de projet, qui englobe la gestion des tickets (issues), les relectures de code, l’attribution des tâches à d’autres membres de l’équipe, ou encore la participation aux discussions techniques. Ces catégories leur permettent de quantifier la part relative consacrée à chaque type d’activité avant et après l’accès à l’outil d’IA.

L’analyse empirique repose sur une technique d’estimation dite de régression par discontinuité, exploitant le fait que le classement déterminant l’éligibilité au programme de gratuité de Copilot est inconnu des développeurs, et donc non manipulable. En comparant les comportements de développeurs très proches de part et d’autre du seuil d’éligibilité, les auteurs parviennent à isoler l’effet causal de l’accès à l’outil. Ils testent par ailleurs la robustesse de leurs résultats à l’aide de méthodes alternatives.

Les résultats principaux sont notables. L’accès à Copilot induit une augmentation significative de la part de temps consacré au codage (+5,4 points de pourcentage en moyenne, soit une hausse relative de 12,4 %), et une réduction tout aussi marquée de la part allouée à la gestion de projet (−10 points de pourcentage, soit une baisse relative de 24,9 %). Ce rééquilibrage en faveur du cœur de métier suggère que l’intelligence artificielle agit comme un levier de recentrage du travail technique, en libérant les individus des tâches les plus consommatrices en coordination. Il s’agit ici non pas seulement d’un gain d’efficacité, mais d’une transformation qualitative de la structure même du travail.

En approfondissant l’analyse, les auteurs montrent que cette reconfiguration s’accompagne d’une transformation du mode de collaboration. Les développeurs ayant accès à Copilot interagissent moins avec leurs pairs : ils forment des groupes plus restreints, sollicitent moins de relectures, assignent moins de tâches à autrui, et ferment les tickets plus rapidement. En d’autres termes, l’IA leur permet d’agir plus en autonomie, en contournant les frictions de collaboration inhérentes au travail distribué. Cela ne signifie pas une disparition du collectif, mais plutôt une réduction du besoin de coordination explicite, remplacée en partie par la capacité de l’IA à générer du code, à proposer des solutions ou à accompagner l’utilisateur dans sa logique de raisonnement.

Par ailleurs, l’étude montre que les utilisateurs de Copilot tendent à s’orienter vers de nouveaux projets, à explorer de nouveaux langages de programmation, et à élargir leur spectre d’action. Cette dynamique d’exploration est interprétée comme un effet indirect de la réduction des coûts cognitifs d’entrée sur un nouveau territoire technologique. En permettant une montée en compétence accélérée, l’IA rend plus accessibles des domaines techniques jusqu’alors réservés à des spécialistes. Les développeurs accèdent ainsi plus fréquemment à des technologies mieux rémunérées, ce qui se traduit, selon les estimations des auteurs, par un potentiel de valorisation salariale annuelle de près de 1 700 dollars par personne.

Un point particulièrement saillant de l’étude concerne l’hétérogénéité des effets selon le niveau de compétence initial. Les développeurs les moins expérimentés — mesurés par divers indicateurs tels que l’ancienneté sur la plateforme, le nombre de suiveurs, ou encore le centralité des contributions — bénéficient davantage de l’IA que leurs homologues plus chevronnés. Ils recentrent plus fortement leur activité sur le codage et délestent davantage les tâches de coordination. Cette observation corrobore l’idée selon laquelle l’intelligence artificielle générative pourrait jouer un rôle d’égalisation des capacités, en augmentant de manière disproportionnée la productivité des profils moins aguerris. Dans un contexte où les projets open source sont souvent confrontés à un déséquilibre entre une base large de contributeurs occasionnels et un petit noyau de mainteneurs surchargés, cette redistribution des capacités apparaît porteuse d’effets positifs.

L’impact de Copilot ne se limite pas à une amélioration de la répartition des tâches : les auteurs vérifient également que la qualité des contributions n’est pas dégradée, bien au contraire. Les projets bénéficiant d’un accès à l’IA présentent un taux de vulnérabilités critiques réduit de plus de 30 %, signe que l’assistance apportée par l’IA ne se fait pas au détriment de la sécurité ou de la fiabilité du code produit. Cela contredit certaines inquiétudes selon lesquelles l’automatisation du développement pourrait introduire des erreurs ou des failles non détectées.

Les implications de cette étude pour le monde du travail, notamment dans un cadre juridique et organisationnel, sont nombreuses. Le premier enseignement concerne la redéfinition des postes dans les métiers techniques : les outils d’IA permettent une spécialisation accrue des tâches et pourraient justifier une actualisation des descriptions de fonctions, notamment pour refléter une moindre nécessité de coordination humaine. Le deuxième concerne l’impact potentiel sur les structures hiérarchiques. Si l’IA permet à chacun de résoudre des problèmes de manière autonome, elle diminue mécaniquement le besoin de supervision intermédiaire, ce qui pourrait conduire à un aplatissement des structures organisationnelles. Troisièmement, les effets redistributifs de l’IA sur les compétences posent la question de l’évaluation des performances, des grilles salariales et des parcours de progression. Le fait que les moins expérimentés en tirent davantage parti interroge sur les politiques de formation, d’encadrement ou de mentorat. Enfin, la nature du lien de subordination pourrait être affectée, dans la mesure où les collaborateurs deviennent plus autonomes dans leur manière de s’organiser, ce qui remet en cause certaines pratiques de contrôle managérial fondées sur la présence, le reporting ou l’intermédiation humaine.

Les auteurs concluent leur étude en soulignant que leur approche, fondée sur une observation fine, longue et naturaliste des effets de l’IA, permet de dépasser les limites des expérimentations en laboratoire, souvent restreintes à de petits échantillons sur des durées courtes. En révélant les transformations de fond à l’œuvre dans le travail distribué et dans la production de biens communs numériques, leur travail offre un éclairage précieux à la fois pour les chercheurs, les décideurs publics, les responsables des ressources humaines et les praticiens du droit. Il invite à repenser la manière dont les outils d’IA s’intègrent dans les chaînes de valeur, comment ils redéfinissent les contours du travail qualifié, et comment ils modifient les équilibres collectifs au sein des organisations.

En somme, cette étude ne se contente pas de constater des gains de productivité. Elle soutient que l’intelligence artificielle générative agit comme un catalyseur de transformation des pratiques professionnelles, en redistribuant les tâches, en favorisant l’autonomie, en stimulant l’exploration et en corrigeant partiellement les asymétries de compétence. Dans une perspective juridique, elle ouvre la voie à une réflexion profonde sur l’évolution du contrat de travail, sur la définition des fonctions, sur les critères de rémunération et sur la gouvernance des relations professionnelles à l’ère de l’intelligence artificielle.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence artificielle

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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