
L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation le 15 octobre 2025 (n° 22-20.716, Société Laitière de Vitré) se penche sur les exigences pesant sur l’employeur lorsqu’il met en œuvre un dispositif d’évaluation des salariés. La haute juridiction y rappelle que, si le pouvoir de direction confère à l’employeur le droit d’évaluer le travail de ses collaborateurs, encore faut-il que la méthode retenue repose sur des critères précis, objectifs et pertinents au regard de la finalité poursuivie, conformément aux articles L. 1121-1, L. 1222-2 et L. 1222-3 du Code du travail. L’affaire opposait la société Laitière de Vitré au syndicat général agroalimentaire CFDT d’Ille-et-Vilaine, à propos de la licéité d’un dispositif interne intitulé « entretien de développement individuel » (EDI).
En 2017, la société Laitière de Vitré a instauré un système d’évaluation annuelle de ses salariés sous la forme d’un entretien de développement individuel. Ce dispositif, appliqué à compter de janvier 2017 puis modifié en fin d’année, comportait plusieurs rubriques destinées à apprécier la performance et les compétences professionnelles. Une partie substantielle de la grille d’évaluation était consacrée à des « compétences comportementales », regroupées sous différents items tels que l’optimisme, l’honnêteté, le bon sens ou encore la simplicité. Estimant que ces critères portaient une atteinte injustifiée aux droits des salariés et excédaient le pouvoir de direction de l’employeur, le syndicat CFDT a saisi le tribunal de grande instance afin d’obtenir l’interdiction du dispositif et l’annulation des évaluations déjà réalisées.
Par un jugement du 28 mai 2018, le tribunal a considéré que la procédure d’entretien de développement individuel mise en œuvre par la société en début d’année 2017, puis modifiée en fin d’année, était illicite. Il a en conséquence interdit à la société d’utiliser le dispositif d’évaluation EDI, tout en rejetant la demande d’annulation des entretiens déjà conduits. La société Laitière de Vitré a interjeté appel. Par un arrêt du 2 juin 2022, la cour d’appel de Rennes a confirmé le jugement en retenant que le dispositif portait atteinte aux droits des salariés en raison du caractère imprécis et subjectif des critères d’évaluation. C’est contre cette décision que l’employeur a formé un pourvoi en cassation.
Devant la Cour de cassation, la société faisait valoir deux moyens principaux. D’une part, elle soutenait qu’en vertu de son pouvoir de direction, elle pouvait recourir à toute méthode d’évaluation fondée sur des critères objectifs et pertinents, dès lors qu’ils visent à apprécier la capacité professionnelle des salariés dans toutes ses dimensions : compétences techniques, faculté d’adaptation, aptitude à s’intégrer ou à animer une équipe, et potentiel d’évolution. Elle estimait que la référence au « bon sens » constituait un critère précis et légitime permettant d’évaluer l’efficacité concrète du salarié dans l’exercice de ses fonctions. D’autre part, la société reprochait à la cour d’appel d’avoir déclaré illicite la procédure d’évaluation dans son ensemble, alors que seule la partie relative aux compétences comportementales avait été critiquée ; selon elle, l’interdiction globale du dispositif constituait une sanction disproportionnée.
La Cour de cassation écarte d’abord sans motivation détaillée les griefs du premier moyen et de la première branche du second moyen, en application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, considérant qu’ils ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation. Elle concentre son analyse sur les deuxième et troisième branches du second moyen, relatives à la licéité du dispositif et à la portée de l’interdiction prononcée.
Dans sa réponse, la Haute juridiction rappelle de manière liminaire le cadre juridique applicable. Les articles L. 1121-1, L. 1222-2 et L. 1222-3 du Code du travail établissent un équilibre entre le pouvoir de direction de l’employeur et le respect des droits fondamentaux des salariés. Si l’évaluation du travail fait partie intégrante de la gestion de l’entreprise, les méthodes employées doivent respecter la dignité du salarié et reposer sur des critères en rapport direct avec la finalité poursuivie : l’appréciation des compétences professionnelles. L’évaluation ne peut donc se fonder sur des éléments subjectifs ou étrangers à la sphère professionnelle.
La Cour approuve ensuite l’analyse de la cour d’appel de Rennes. Cette dernière avait constaté que la partie consacrée aux « compétences comportementales groupe » n’était ni secondaire ni accessoire, mais bien centrale dans la grille d’évaluation. Les juges du fond relevaient que l’abondance des critères et sous-critères comportementaux, combinée à l’absence d’indication sur la pondération respective de ces éléments par rapport aux critères purement techniques, soulevait de sérieuses interrogations quant à l’objectivité du dispositif. En d’autres termes, la place donnée à l’évaluation du comportement et des attitudes personnelles des salariés était telle qu’elle pouvait altérer la neutralité du processus.
Plus encore, la cour d’appel avait relevé que certaines notions utilisées dans la fiche d’entretien – notamment « optimisme », « honnêteté » ou « bon sens » – revêtaient une connotation morale susceptible d’empiéter sur la sphère personnelle des individus. Ces termes, trop vagues et imprécis, ne permettaient pas d’établir un lien direct, suffisant et nécessaire avec l’activité professionnelle du salarié. Leur utilisation conduisait à une approche subjective dépendant de l’appréciation personnelle de l’évaluateur, compromettant ainsi l’objectivité et la transparence du système. Loin d’apprécier les seules aptitudes professionnelles, le dispositif risquait d’introduire un jugement de valeur sur la personnalité des salariés, contraire à l’exigence de pertinence des critères.
Partant de ces constats, la Cour de cassation considère que la cour d’appel a exactement déduit que les critères litigieux n’étaient pas pertinents au regard de la finalité poursuivie, qui demeure l’évaluation des compétences professionnelles. En conséquence, le dispositif d’entretien de développement individuel mis en œuvre par la société devait être déclaré illicite et son utilisation interdite. La Cour écarte donc les arguments de l’employeur, jugeant qu’il ne s’agit pas d’une atteinte disproportionnée : la partie du dispositif critiquée étant indissociable du reste, son illégalité emporte celle de l’ensemble.
Ainsi, la Haute juridiction rejette le pourvoi. Elle condamne la société Laitière de Vitré aux dépens et rejette sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile. La décision consacre une ligne jurisprudentielle déjà amorcée, réaffirmant que la liberté d’évaluation de l’employeur, expression du pouvoir de direction, ne saurait dégénérer en un contrôle de la personnalité ou de la moralité des salariés. L’évaluation doit demeurer circonscrite à l’appréciation des aptitudes professionnelles et reposer sur des critères clairement définis, vérifiables et liés à l’emploi occupé.
NB : en droit suisse, on pourrait essayer d’arriver au même résultat par l’art. 328b CO, mais, à ma connaissance, cela n’a pas encore été tenté.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle