Une commission communale vaudoise de recours en matière de taxes et d’impôts est-elle un tribunal?

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A.________ SA (ci-après: la société ou la contribuable) est propriétaire des parcelles n° xxx et n° yyy de la Commune d’Aigle (canton de Vaud). Le 2 mai 2022, la Municipalité de la Commune d’Aigle (ci-après: la Municipalité) a notifié à la contribuable deux décisions de taxation, l’une portant sur la taxe de raccordement aux eaux claires pour un montant de zzz fr. et l’autre sur la taxe de raccordement aux eaux usées pour un montant de aaa fr. La contribuable a déféré ces deux décisions auprès de la Commission communale de recours en matière de taxes et d’impôts communaux de la Commune d’Aigle (ci-après: la Commission communale de recours). 

En se référant à sa jurisprudence (arrêt FI.2018.0133 du 30 octobre 2018), la juridiction cantonale a considéré que la Commission communale de recours – prévue par l’art. 45 de la loi vaudoise sur les impôts communaux du 5 décembre 1956 (LICom; rs/VD 650.11) ne constituait pas une autorité judiciaire, de sorte que les art. 30 Cst. et 6 CEDH ne lui étaient pas applicables.

A l’encontre de ce raisonnement, la recourante fait d’abord valoir que la Commission communale de recours constitue un « tribunal » au sens des art. 30 al. 1 Cst. et 6 par. 1 CEDH. En ayant recouru, sans base légale, aux services d’un avocat externe « dont les pouvoirs [étaient], selon procuration, aussi étendus que diffus », cette autorité aurait violé les garanties procédurales découlant de ces normes. De plus, l’avocat mandaté serait assimilable à un « juge de l’ombre » pouvant influencer, sans légitimité, l’intimée en faveur d’une des parties; cela serait d’autant plus vrai que ses honoraires sont pris en charge par la partie adverse, soit la Municipalité. Pour la recourante, son droit d’ être entendue consacré à l’art. 29 Cst. aurait également été violé puisqu’elle n’avait pas été consultée avant que la décision de nomination de M e B.________ ne fût prise. 

 Pour sa part, la Commission communale de recours relève principalement que le mandat confié visait à garantir « une procédure irréprochable » au regard « de la mission légale » qui lui est confiée et qu’à aucun moment elle n’avait entendu « agir dans l’ombre ». En outre, elle ne disposait pas d’une autonomie budgétaire de sorte qu’elle avait demandé à la Municipalité de régler, par le truchement de la bourse communale, les factures qu’il appartenait à celle-ci de contrôler. 

Dans un arrêt 2C_797/2013 du 8 juillet 2014 (consid. 8), le Tribunal fédéral a considéré que l’art. 30 Cst. s’appliquait pour statuer sur la composition de la Commission communale de recours en matière d’impôts de la Commune de Ballaigues, instituée conformément à l’art. 45 al. 1 LICom (infra consid. 5.4.2). Il ressortait en effet de l’exposé des motifs de la LICom, dont il sera question ci-après (consid. 6.1.2 infra), que la commission communale de recours instaurée par le droit cantonal n’avait pas de fonction politique mais bien une véritable fonction juridictionnelle. L’élection des membres de la commission communale de recours par le conseil communal de la Commune de Ballaigues ne violait pas l’art. 30 Cst. 

Nonobstant ces considérations – qui ne sont pas fondées sur un examen approfondi des caractéristiques d’une commission communale de recours en matière d’impôts – et compte tenu du raisonnement de la cour cantonale, qui se réfère à sa propre jurisprudence postérieure à l’arrêt précité du Tribunal fédéral, ainsi que des conclusions et motifs du recours, il convient de traiter de manière détaillée la question de savoir si la Commission communale de recours en matière de taxes et d’impôts communaux de la Commune d’Aigle constitue un tribunal au sens de l’art. 30 al. 1 Cst.

 Il convient d’emblée de relever que l’art. 6 par. 1 CEDH ne trouve pas application dans les procédures fiscales qui ne revêtent pas un caractère pénal, comme c’est le cas en l’espèce. Partant, les griefs invoqués par la recourante en se fondant sur cette disposition doivent être écartés. Elle ne prétend du reste pas que la protection du droit conventionnel serait plus étendue que celle de l’art. 30 al. 1 Cst. au regard des violations qu’elle allègue dans son mémoire de recours. Elle ne démontre pas non plus que les garanties générales de procédure, prévues par l’art. 27 de la Constitution du Canton de Vaud du 14 avril 2003 (Cst./VD; RS 131.231), iraient au-delà de celles de l’art. 30 Cst. Partant, c’est à la lumière de cette disposition constitutionnelle qu’il y a lieu d’examiner les questions litigieuses. 

 Aux termes de l’art. 30 al. 1 Cst., toute personne dont la cause doit être jugée dans une procédure judiciaire a droit à ce que sa cause soit portée devant un tribunal établi par la loi, compétent, indépendant et impartial. Les tribunaux d’exception sont interdits. 

Est considérée comme un « tribunal » au sens de cette disposition une autorité qui tranche des litiges en rendant des décisions motivées et contraignantes, fondées sur la loi et le droit, à l’issue d’une procédure ordonnée et équitable de nature judiciaire. Cette autorité ne doit pas nécessairement être intégrée à la structure judiciaire ordinaire de l’Etat; elle doit cependant, par son organisation, sa composition, le mode de nomination de ses membres, la durée de leurs fonctions, son insensibilité aux influences extérieures et l’apparence qu’elle présente, être indépendante et impartiale tant envers d’autres autorités qu’envers les parties. Outre les caractéristiques d’indépendance et d’impartialité, il est inhérent à la nature d’un tribunal que celui-ci établisse lui-même les faits pertinents et leur applique les règles du droit au cours d’une procédure conforme à l’Etat de droit, qui aboutisse à une décision contraignante pour les parties. Le tribunal doit jouir d’un pouvoir d’examen complet en fait et en droit.

Selon la doctrine, une autorité judiciaire au sens de l’art. 30 Cst. est caractérisée, d’un point de vue fonctionnel, par son activité juridictionnelle et, du point de vue de son organisation, par son indépendance institutionnelle (…). Est déterminante une appréciation de l’ensemble des différents éléments pertinents (…).

En droit cantonal vaudois, l’article premier de la loi vaudoise du 28 février 1956 sur les communes (LC; rs/VD 175.11) désigne les différentes autorités communales comme suit: le conseil général ou communal, la municipalité et le syndic. L’art. 40e LC prévoit qu’il existe au sein du conseil général et du conseil communal différents types de commissions: il s’agit de commissions instituées par la loi, des commissions de surveillance, des commissions ad hoc, ainsi que des commissions thématiques. Conformément à l’art. 40g al. 1 LC, le règlement du conseil définit le mode de désignation des membres des commissions et de leur président. L’al. 2 de cette disposition précise que les commissions délibèrent à huis clos. 

L’art. 45 al. 1 LICom impose à chaque commune d’instituer une Commission communale de recours de trois membres au moins, nommés par le conseil communal ou général au début de chaque législature pour la durée de celle-ci. L’al. 2 de cette disposition prévoit que sous réserve des articles 5 et 44 LICom, cette commission peut être saisie d’un recours contre toute décision prise en matière d’impôts ou taxes communaux et de taxes spéciales. Selon l’art. 46 al. 1 LICom, le recours s’exerce conformément à la loi sur la procédure administrative. Conformément à l’art. 47 LICom, dont le titre marginal s’intitule « audition du recourant », la Commission communale de recours convoque le recourant et ordonne toutes mesures d’instructions qu’elle juge nécessaires. En outre, aux termes de l’art. 47a al. 1 LICom, les dispositions de la loi sur les impôts directs cantonaux (loi du 4 juillet 2000 sur les impôts directs cantonaux [LI; rs/VD 642.11]) relatives au droit de recours s’appliquent par analogie au recours contre les décisions de la commission communale de recours. La municipalité a la qualité pour recourir contre les décisions de la commission communale de recours. Pour le surplus, la loi sur la procédure administrative est applicable. C’est à celle-ci que renvoie également l’art. 199 LI, selon lequel le recours au Tribunal cantonal s’exerce conformément à la loi sur la procédure administrative. 

Selon l’art. 37 du règlement du Conseil communal d’Aigle (RCC), les commissions sont formées de cinq, sept ou neuf membres et sont composées en tenant compte d’une représentation équitable des divers groupes politiques représentés au Conseil communal. 

Pour la juridiction cantonale, la Commission communale de recours est composée de membres du Conseil communal de sorte qu’elle ne dispose pas vis-à-vis de cet organe d’une indépendance institutionnelle. Partant, cette autorité ne peut pas être considérée comme un « tribunal » au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. (cf. arrêt du Tribunal cantonal FI.2018.0133 du 30 octobre 2018 consid. 3c et les références). Quoiqu’en dise la recourante, l’appréciation des premiers juges est conforme au droit et doit être suivie pour les motifs qui suivent.

Le rôle de la Commission communale de recours, qui est considérée comme l’une des commissions instituées par la loi au sens de l’art. 40e LC, est clairement circonscrit par la loi. Elle est compétente pour statuer sur les recours contre toute décision prise en matière d’impôts ou taxes communaux et de taxes spéciales (sous réserve des art. 5 et 44 de la LICom), en vertu de l’art. 45 al. 2 LICom. Sa fonction diffère par ailleurs de celle d’une commission typiquement parlementaire, comme la commission de gestion ou la commission des finances (cf. art. 40e et 40f LC). Elle se distingue également de par sa nature d’une commission ad hoc ou thématique, qui est prévue à l’art. 40e LC. Dès lors, la Commission communale de recours n’a aucune compétence ou fonction politique, mais bien une fonction juridictionnelle (arrêt 2C_797/2013 du 8 juillet 2014 consid. 8.1; DAVID EQUEY, Les impositions communales en droit vaudois, in RDAF 2012 II p. 176, selon lequel ladite commission constitue véritablement une autorité juridictionnelle). 

 Selon les considérations de l’instance précédente, en ce qui concerne la fonction des commissions communales de recours pour les impôts communaux, l’exposé des motifs relatif au projet de la LICom indiquait que l’institution d’une voie de recours à la commission communale de recours en matière d’impôts était justifiée, afin de garantir au contribuable une justice indépendante (cf. arrêt du Tribunal cantonal FI.2018.0133 du 30 octobre 2018 consid. 3c). A l’occasion d’une révision de l’art. 45 LICom en 1989, le législateur cantonal vaudois a indiqué vouloir maintenir la procédure de recours établie par la loi du 5 décembre 1956 sur les impôts communaux « telle qu’elle existe actuellement si ce n’est que le Tribunal administratif sera substitué, en seconde instance de recours, à la commission cantonale » (Bulletin du Grand Conseil vaudois, automne 1989, p. 547). On peut en déduire que le législateur vaudois entendait instituer une voie de recours préalable au niveau communal, avant que les causes ne puissent être portées devant une juridiction cantonale « en seconde instance ». 

Le législateur cantonal n’a toutefois pas précisé plus avant dans quelle mesure il entendait conférer auxdites commissions communales de recours le rôle d’un véritable tribunal ou s’il s’agissait de permettre aux communes d’instaurer une autorité chargée d’examiner sans trop de formalités une décision avec laquelle le contribuable n’était pas d’accord, comme l’aurait fait une autorité chargée de traiter une opposition et dont la décision peut être portée devant un tribunal.

En tout état de cause, l’aspect fonctionnel reposant sur l’activité juridictionnelle de la Commission communale de recours en lien avec l’intention du législateur, même renforcé par la mise en place d’une procédure organisée et transparente que celle-ci doit appliquer (cf. art. 47a LICom et le renvoi aux règles de la LPA-VD), n’est pas suffisant pour lui reconnaître la qualité d’une autorité judiciaire au sens de l’art. 30 Cst., compte tenu des autres éléments qu’il convient encore de prendre en considération.

 Sous l’angle de l’indépendance institutionnelle, on rappellera tout d’abord que l’une des fonctions importantes du droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial au sens de l’art. 30 Cst. est de concrétiser et de développer le principe de la séparation des pouvoirs qui, à cet égard, n’a pas de portée propre. Le droit à un tribunal indépendant implique que le justiciable puisse soumettre sa cause à un tribunal qui soit à l’abri de pressions extérieures, à même de statuer sans recevoir d’instructions ou de recommandations. Il doit prévenir en particulier une emprise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire.

 Il est constant que les membres de la Commission communale de recours (les commissaires) sont élus parmi les membres du parlement communal et par celui-ci, soit le Conseil communal d’Aigle. Sous un angle général et abstrait, même si une incompatibilité entre une fonction au sein de cette commission et au sein de l’organe législatif communal n’est pas prévue (cf. art. 143 al. 1 Cst./VD en relation avec l’art. 141 al. 1 Cst./VD), la double fonction exercée par les membres de la Commission communale de recours s’oppose à la reconnaissance d’une indépendance institutionnelle au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. Si, par le passé, l’aspect de l’indépendance institutionnelle a été apprécié de manière assez large, certains cantons admettant qu’une personne siège au parlement cantonal tout en exerçant la fonction de juge à titre principal ou comme suppléant, une telle approche ne correspond plus aux conceptions actuelles, fondées sur les garanties constitutionnelles prévues depuis de nombreuses années par les art. 29a et 30 Cst

Compte tenu de l’importance de l’indépendance institutionnelle, l’exercice de « doubles fonctions » comme membre du parlement et membre d’une autorité judiciaire est en principe prohibée, du moins lorsque ces fonctions concernent le même niveau de structure étatique. Le juge qui serait également membre d’un parlement, où il exerce une fonction politique, en vertu du mandat électif, également en tant que représentant d’une certaine tendance politique, apparaîtra difficilement comme indépendant, alors qu’il a adopté les normes qu’il s’agit d’appliquer ou d’examiner dans son activité juridictionnelle. En l’occurrence, dès lors que les membres de la Commission communale de recours (les commissaires) ont également comme attribution, en tant que membres du Conseil communal d’Aigle, de délibérer sur le projet d’arrêté d’imposition (cf. art. 17 ch. 4 RCC), on ne saurait reconnaître qu’ils disposent, sous l’angle général et abstrait, d’une indépendance institutionnelle au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. lorsqu’ils ont à se prononcer sur un recours contre « toute décision prise en matière d’impôts ou taxes communaux et de taxes spéciales » (sous réserve des art. 5 et 44 LICom; cf. art. 45 al. 2 LICom).

 Du point de vue organisationnel, il existe également des éléments incompatibles avec une qualification de tribunal au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. La Commission communale de recours est composée de sept membres et d’une greffière (cf. le site Internet de la Commune d’Aigle, https://www.aigle.ch, sous Autorités, officiel/Conseil communal/Commissions, consulté le 9 août 2023). Si elle s’organise toute seule (art. 40 RCC) et délibère à huis clos (art. 45 § 1 RCC), elle prend toutefois ses décisions à la majorité absolue des membres présents – un quorum de quatre membres devant être atteint (cf. art. 45 § 1 RCC) – avec, en cas d’égalité des voix, le vote prépondérant du président (cf. art. 45 § 2 RCC). Or de telles modalités de prise de décision sont très inhabituelles pour un tribunal au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. Pour celui-ci, la jurisprudence exige qu’en cas de quorum, la loi doit prévoir dans quelles situations la composition normale de l’autorité judiciaire peut ne pas être respectée (arrêts 1C_7/2021 du 26 mars 2021 consid. 4.4 et la référence; 1C_610/2014 du 24 juillet 2015 consid. 3.3). Par ailleurs, s’il est usuel qu’une autorité judiciaire rende sa décision à l’unanimité ou à la majorité de ses membres, il n’est pas concevable, du point de vue de l’indépendance personnelle, que l’un d’entre eux, dût-il assumer la fonction de la présidence, ait une voix prépondérante par rapport aux autres. 

S’ajoute à cela que la rémunération des commissaires est fixée une fois par année par le Conseil communal, à l’instar des autres commissions du pouvoir législatif communal (cf. art. 17 ch. 14 RCC). Sous l’angle de l’indépendance organisationnelle, un tel mode de rémunération s’écarte du système usuel de rémunération des membres d’une autorité judiciaire, où le salaire est fixé par avance pour toute la durée de la législature (soit plusieurs années consécutives) dans le cadre d’un budget propre au tribunal.

 En conclusion, la Commission communale de recours ne peut pas être considérée comme un tribunal au sens de l’art. 30 al. 1 Cst. Elle exerce certes une fonction juridictionnelle mais à titre d’autorité qui peut être qualifiée d’administrative – nonobstant son intégration dans le pouvoir législatif communal -, dans la mesure où elle est appelée à rendre des décisions fondées sur le droit public. Le grief tiré de la violation de l’art. 30 al. 1 Cst. est mal fondé, seules les exigences de l’art. 29 Cst. s’appliquant à l’intimée. 

(Arrêt du Tribunal fédéral 9C_266/2023 du 19 septembre 2023, destiné à la publication, consid. 5 et 6)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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