
L’appelant [= l’employé] invoque une violation de l’art. 336 CO dans la mesure où les premiers juges ont refusé de considérer le licenciement comme abusif. Il soutient qu’aucun élément au dossier ne permettrait de rendre vraisemblable le motif invoqué à l’appui de la résiliation, soit l’existence de difficultés économiques de l’intimée [= l’employeuse]. Subsidiairement, il estime que, même à considérer que les raisons économiques ont motivé la résiliation du contrat de travail, il ne se justifiait pas de le licencier compte tenu de ses bonnes performances. Il considère avoir été en réalité licencié en raison des critiques qu’il avait exprimées quant au système de lissage horaire et de rémunération appliqué par l’intimée durant la pandémie de Covid-19.
L’intimée fait valoir que ses difficultés financières durant la période du mois de janvier 2020 à décembre 2020 seraient démontrées par le tableau des factures desdits mois attestant que les objectifs n’ont jamais été atteints et par le fait que huit autres collaborateurs ont également été licenciés durant cette période. Elle relève que le choix des personnes à licencier s’était fait sur la base de critères tels que l’efficience et la rentabilité et que les performances de l’appelant n’étaient pas satisfaisantes.
Le contrat de travail de durée indéterminée peut être résilié par chacune des parties (art. 335 al. 1 CO). En droit suisse du travail, la liberté de résiliation prévaut, de sorte que, pour être valable, un congé n’a en principe pas besoin de reposer sur un motif particulier. Le droit de chaque cocontractant de mettre fin au contrat unilatéralement est toutefois limité par les dispositions sur le congé abusif (art. 336 ss CO ).
L’art. 336 al. 1 et 2 CO énumère une liste de cas dans lesquels la résiliation est abusive. Cette liste n’est pas exhaustive, mais concrétise avant tout l’interdiction générale de l’abus de droit. Un congé peut donc se révéler abusif dans d’autres situations que celles énoncées par la loi ; elles doivent toutefois apparaître comparables, par leur gravité, aux hypothèses expressément envisagées. L’abus de la résiliation peut découler non seulement des motifs du congé, mais également de la façon dont la partie qui met fin au contrat exerce son droit. Même lorsqu’une partie résilie de manière légitime un contrat, elle doit exercer son droit avec des égards. Elle ne peut en particulier jouer un double jeu et contrevenir de manière caractéristique au principe de la bonne foi. Ainsi, un comportement violant manifestement le contrat, tel qu’une atteinte grave au droit de la personnalité dans le contexte d’une résiliation, peut faire apparaître cette dernière comme abusive. En revanche, un comportement qui ne serait simplement pas convenable ou indigne des relations commerciales établies ne suffit pas. Il n’appartient pas à l’ordre juridique de sanctionner une attitude seulement incorrecte.
L’art. 336 al. 1 let. d CO prévoit que le congé est également abusif lorsqu’il est donné parce que l’autre partie fait valoir de bonne foi des prétentions résultant du contrat de travail. L’employé doit être de bonne foi, laquelle est présumée. Il importe peu qu’en réalité, sa prétention n’existe pas ; il suffit qu’il soit légitimé, de bonne foi, à penser qu’elle est fondée, étant précisé que la bonne foi de l’employé est en principe présumée. Les prétentions émises par l’employé doivent encore avoir joué un rôle causal dans la décision de l’employeur de le licencier. Ainsi, le fait que l’employé émette de bonne foi une prétention résultant de son contrat de travail n’a pas nécessairement pour conséquence de rendre abusif le congé donné ultérieurement par l’employeur. Encore faut-il que la formulation de la prétention en soit à l’origine et qu’elle soit à tout le moins le motif déterminant du licenciement. De telles prétentions peuvent résulter non seulement du contrat de travail mais aussi de la loi, d’une CCT, d’un règlement d’entreprise, voire de la pratique et peuvent porter sur des salaires, des primes ou des vacances.
En application de l’art. 8 CC, il appartient en principe à la partie qui a reçu son congé de démontrer que celui-ci est abusif . La jurisprudence a toutefois tenu compte des difficultés qu’il peut y avoir à apporter la preuve d’un élément subjectif, à savoir le motif réel de celui qui donne le congé. Le juge peut ainsi présumer en fait l’existence d’un congé abusif lorsque l’employé parvient à présenter des indices suffisants pour faire apparaître comme non réel le motif avancé par l’employeur. Si elle facilite la preuve, cette présomption de fait n’a pas pour résultat d’en renverser le fardeau. Elle constitue, en définitive, une forme de « preuve par indices ». De son côté, l’employeur ne peut pas rester inactif ; il n’a pas d’autre issue que de fournir des preuves à l’appui de ses propres allégations quant au motif du congé.
La jurisprudence plus récente a toutefois considéré que l’abus devait en principe également être retenu lorsque le motif invoqué n’était qu’un simple prétexte tandis que le véritable motif n’était pas constatable (TF 4A_428/2019 du 16 juin 2020 consid. 4.1 ; TF 4A_224/2018 du 28 novembre 2018 consid. 3.1). En cas de pluralité de motifs, dont l’un au moins s’avère abusif, il incombe à l’employeur de démontrer qu’il aurait licencié le travailleur même en l’absence du motif abusif.
S’agissant de l’examen des motifs économiques invoqués par l’employeur, il n’incombe en principe pas au juge « de substituer sa propre appréciation d’une situation économique de l’entreprise, ou de ses besoins, à celle de l’employeur. […] Sous l’angle de l’art. 336 CO, il lui incombe toutefois d’examiner si un licenciement, présenté comme licenciement économique, repose en effet sur un tel motif ou s’il ne s’agit que d’un motif prétexte. […] Ainsi, pour échapper au grief d’arbitraire, le but poursuivi par la mesure du licenciement doit s’insérer dans un discours économique raisonnable et cohérent » (CAPH/GE du 9 août 2020 consid. 2.3.4.1-2 in JAR 2011 p. 475).
Pour retenir un lien de causalité entre la prétention émise et le licenciement, la chronologie des événements joue un rôle important. Plus court est le laps de temps entre le motif abusif supposé (par exemple, la formulation de prétentions juridiques, de bonne foi, par le travailleur) et la notification du licenciement, et plus l’indice de l’existence d’un congé abusif sera élevé.
L’appelant estime que les éléments invoqués par l’intimée ne permettent pas de prouver les difficultés financières qu’elle invoque pour justifier le licenciement.
L’intimée a produit à cet effet un tableau de facturation pour la période de janvier 2020 à décembre 2020. Selon elle, ce tableau montrerait que la facturation réalisée en janvier 2020 ne représentait que 65% des objectifs fixés, 77% pour le mois de février, 42% pour le mois de mars et 76% pour le mois d’avril. Elle a expliqué que s’agissant des mois de mai et juin 2020, les objectifs avaient certes été pratiquement atteints et dépassés, mais que cela aurait été le résultat d’entrées extraordinaires durant la période antérieure au Covid-19. L’intimée a précisé en outre qu’entre janvier et juin 2020, seuls 76% des objectifs avaient été atteints, ce qui correspondrait à la baisse de 25% du temps de travail convenu avec les collaborateurs de l’intimée.
Les tableaux de facturation montrent effectivement qu’un certain pourcentage des objectifs que s’était fixés l’intimée n’étaient pas atteints. Toutefois, on ignore tout de la manière dont ces objectifs ont été déterminés, notamment si ceux-ci étaient réalistes ou objectivement réalisables, et sur la base de quels critères. On ne saurait dès lors systématiquement en déduire que l’intimée connaissait des difficultés financières. D’ailleurs, la santé d’une entreprise ne se limite pas à la réalisation de ses objectifs, de nombreux facteurs devant être pris en compte pour une lecture complète (par exemple le rapport entre le résultat de l’entreprise et son chiffre d’affaires), le bilan et le compte de résultat étant nécessaires à l’examen de l’état des finances et de la rentabilité de l’activité de l’entreprise (art. 959 al. 1 et 959b al. 1 CO ). Au contraire, l’extrait des « résultats annuels et perspective historique » présenté à la séance d’information du 7 juin 2021 fait état d’une « nette amélioration durant la période 2020-2022 » et d’une forte augmentation du chiffre d’affaires en 2019-2020.
Enfin, le fait que l’intimée bénéficiait des indemnités en cas de RHT ne permet pas non plus de retenir systématiquement des difficultés financières dès lors qu’elles sont au contraire octroyées pour garantir la viabilité de l’entreprise. L’art. 31 de la loi fédérale du 25 juin 1982 sur l’assurance-chômage obligatoire et l’indemnité en cas d’insolvabilité (LACI ; RS 837.0, en vigueur au jour du licenciement) précisait d’ailleurs que le droit aux indemnités en cas de RHT était en particulier soumis à la condition que la réduction de l’horaire de travail « est vraisemblablement temporaire et si l’on peut admettre qu’elle permettra de maintenir les emplois en question » ce qui ne paraît pas compatible avec les déclarations de l’intimée. Au contraire, dans le « préavis de réduction de l’horaire de travail », soit en mars 2020 encore, l’intimée estimait elle-même que « le creux de travail est provisoire et que la taille de [l’]entreprise est durable par rapport aux besoins du marché »
Cela étant, il est notoire qu’en mars 2020, la Suisse s’est retrouvée dans une situation de crise en lien avec la pandémie de Covid-19. Aussi, quand bien même il semble que l’intimée a franchi avec succès cette étape, on ne peut pas exclure qu’à l’époque du licenciement, l’incertitude ambiante lui faisait présager des difficultés économiques, qui l’ont déterminée à envisager des licenciements pour assurer sa gestion saine.
Néanmoins, la possibilité que l’intimée ait décidé au printemps 2020 de procéder à des licenciements pour de telles raisons économiques ne scelle pas le sort du litige. En effet, le Code des obligations consacre le contrat individuel de travail, lequel lie un employeur à un travailleur personnellement (art. 319 al. 1 CO). Si la résiliation du contrat individuel de travail d’un travailleur déterminé repose, entre autres motifs, sur l’une des raisons prohibées par l’art. 336 CO, le licenciement est abusif. Partant lorsqu’un travailleur inclus dans une « charrette » de licenciements soutient que le congé qu’il a reçu est abusif, les motifs à examiner pour en juger ne se limitent pas à ceux qui ont conduit l’employeur à supprimer un certain nombre de postes ; ils comprennent aussi ceux qui ont déterminé l’employeur à inclure ce travailleur, pris individuellement, dans le groupe des travailleurs congédiés. Si l’un de ces derniers motifs est prohibé par l’art. 336 CO, le licenciement signifié à ce travailleur est abusif, lors même que la décision générale de supprimer un certain nombre de postes ne le serait pas.
Pour justifier que l’appelant figure parmi les travailleurs dont elle s’est séparée, l’intimée a soutenu qu’il n’effectuait son travail ni intégralement, ni avec la qualité attendue, qu’il rencontrait des difficultés à s’organiser et qu’il était difficile pour les autres employés de s’organiser par rapport au volume de travail auquel l’appelant était affecté et par rapport à sa performance.
Toutefois, il n’a pas été établi que tel était le cas. Les capacités professionnelles de l’appelant n’ont d’ailleurs jamais été remises en cause avant son licenciement. (….)
En conséquence, en application de la jurisprudence précitée (cf. consid. 3.2 supra), il convient de considérer qu’un faisceau d’indices suffisants font apparaître comme non réel le motif pour lequel l’employeur allègue avoir choisi l’appelant comme travailleur à licencier.
L’appelant soutient qu’il a été licencié en raison des critiques qu’il a formulées en lien avec le système d’heures et de rémunération appliqué par l’intimée durant la période de Covid-19.
Par courriel du 4 mai 2020, l’appelant a réagi en particulier à un courriel du même jour de son chef d’équipe qui lui indiquait que, même s’il avait pris des vacances, son décompte d’heures devait faire figurer 42.5 heures chômées, lesquelles seraient, conformément aux précédentes communications de l’intimée, rémunérées à hauteur de 80%. L’appelant a ainsi fait savoir qu’il s’opposait à cette manière de faire qui était selon lui contraire aux informations qui avaient été précédemment données par l’entreprise et a relaté les propos de l’UNIA et de la FER qui lui avaient confirmé que les collaborateurs avaient droit à leur plein salaire durant les vacances malgré la pandémie. Il a en outre déploré le fait qu’il travaillait à 100% mais ne déclarait que 80 à 75% de ses heures, estimant qu’il y avait erreur de compréhension sur le fonctionnement des RHT.
Par ladite correspondance, l’appelant a ainsi fait valoir des prétentions résultant du contrat de travail, si bien que la première condition de l’art. 336 al. 1 let. d CO est réalisée. Sa bonne foi est présumée et n’est au demeurant pas contestée par l’intimée.
Un mois plus tard, l’appelant a été licencié. Cette proximité temporelle est un premier indice du lien de causalité entre les réclamations de l’appelant dans son courriel du 4 mai 2020 et son licenciement.
Durant la période d’octroi des RHT, l’intimée a choisi d’imposer à tous ses employés de […] la même baisse de travail, indépendamment des heures effectuées en pratique. (…) on peut aisément envisager que les sollicitations de l’appelant qui déplorait le traitement de ses vacances ainsi que le fait de travailler à 100% mais d’être payé à 75 ou 80% et qui s’était préalablement informé de ses droits auprès d’UNIA et de la FER ont fortement dérangé l’intimée qui pouvait craindre que d’autres employés ne fassent valoir les mêmes prétentions ou qu’elle engage sa responsabilité à l’égard d’un système choisi dont la légalité était à tout le moins sujette à questionnement. Ce d’autant plus que le témoin […] a indiqué que tous les employés parlaient de ces RHT et se disaient que « c’était dommage de perdre une partie du salaire » mais avaient l’impression de ne pas avoir le choix. L’agacement de H.________ se manifeste d’ailleurs dans sa réponse du 4 mai 2020 puisqu’il refuse d’entrer en matière et reproche même à l’appelant d’avoir « mêlé » UNIA, le priant de ne « pas rendre la tâche plus difficile qu’elle ne l’est déjà ».
Enfin, on relève qu’à aucun moment, préalablement à l’entretien du 4 juin 2020, l’appelant ne s’est vu informé d’éventuels risques de licenciement ni n’a reçu une quelconque critique sur son engagement, si bien qu’il ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à la résiliation des rapports de travail. L’appelant a par ailleurs été immédiatement libéré de l’obligation de travailler et a dû vider sa place de travail le jour même, alors que l’intimée a fait valoir des motifs économiques à l’appui de sa décision, étant précisé qu’elle était par ailleurs très occupée par le chantier […] et en difficulté de respecter les délais imposés. L’appelant était au demeurant le seul employé au bénéfice d’une formation BIM et aucun manquement grave ne lui était reproché qui aurait justifié qu’il quitte son poste immédiatement. Comme relevé ci-dessus, son poste était par ailleurs apparemment indispensable puisqu’il a été remplacé par un employé moins expérimenté et qu’il avait lui-même formé. Le caractère abrupt du licenciement laisse ainsi penser que l’intimée a voulu se départir rapidement d’un élément perturbateur.
Il découle de ce qui précède que la formulation de la prétention par l’appelant était à tout le moins l’un des motifs déterminants de son licenciement.
Partant, il y a lieu d’admettre que l’appelant a été licencié de manière abusive. Par surabondance, conformément à la jurisprudence précitée, même si on ne pouvait pas constater que les prétentions émises par l’appelant constituaient le motif du licenciement, le caractère abusif du licenciement devrait dans tous les cas être retenu puisqu’il est établi que les motifs invoqués n’étaient que de simples prétextes.
(Arrêt de la Cour d’appel civile du tribunal cantonal [VD] HC / 2023 / 449 du 19.12.2023)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)