Le travailleurs libre (Freie Mitarbeiter ou Freelancer) en droit suisse du travail

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Le litige porte sur la question de savoir si le rapport contractuel noué entre les parties s’apparente à un contrat de travail (art. 319 ss CO).

Par contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (art. 319 al. 1 CO). Les éléments caractéristiques de ce contrat sont une prestation de travail, un rapport de subordination, un élément de durée et une rémunération

Le critère décisif, qui permet de distinguer le contrat de travail en particulier des autres contrats de service, notamment du contrat de mandat, est de savoir si la personne concernée se trouvait dans une relation de subordination qui place le travailleur dans la dépendance de l’employeur sous l’angle temporel, spatial et hiérarchique, même si tous ces aspects ne sont pas toujours tous réunis au même degré. Pour mesurer leur rôle, on se fonde sur l’image globale que présente l’intégration de l’intéressé dans l’entreprise. 

Ce lien de subordination est concrétisé par le droit de l’employeur d’établir des directives générales sur l’exécution du travail et la conduite des travailleurs dans son exploitation; il peut également donner des instructions particulières (art. 321d al. 1 CO) qui influent sur l’objet et l’organisation du travail et instaurent un droit de contrôle de l’employeur.

A l’opposé, le mandataire, qui doit suivre les instructions de son mandant, peut s’organiser librement et décider lui-même de son horaire et de son lieu de travail, et il agit sous sa seule responsabilité. Le critère de distinction essentiel réside dans l’indépendance du mandataire par rapport à son mandant. Tant que ce dernier, par le biais de ses directives, informe le mandataire de la manière générale dont il doit exécuter sa tâche, les règles du mandat sont applicables. Dès que ces directives vont plus loin, qu’elles influent sur l’objet et l’organisation du travail et qu’elles instaurent un droit de contrôle de celui qui donne les instructions, il s’agit d’un contrat de travail.

 Le rapport de subordination caractéristique du contrat de travail place également, dans une certaine mesure, le travailleur dans une dépendance économique. Est déterminant le fait que, dans le contexte de la prestation que le travailleur doit exécuter, d’autres sources de revenu sont exclues et qu’il ne puisse pas, par ses décisions entrepreneuriales, influer sur son revenu. En définitive, il s’agit de savoir si, en se liant par contrat, l’employé a abdiqué son pouvoir de disposition sur sa force de travail, car il ne peut plus participer au résultat économique de sa force de travail ainsi investie, au-delà de la rémunération qu’il reçoit à titre de contre-prestation. Un indice important d’une semblable dépendance existe lorsqu’une personne est active seulement pour un employeur. Cet indice est renforcé par un devoir contractuel d’éviter toute activité économique semblable. 

Cela étant, la portée de ce critère doit être relativisée sur deux plans. D’un côté, cette dépendance économique peut également exister dans d’autres contrats. De l’autre, dans le contrat de travail, une dépendance économique réelle n’est pas toujours présente. Ainsi, il peut aussi y avoir contrat de travail lorsque l’employé n’est pas dépendant financièrement de son salaire, en raison de sa fortune ou de sa situation familiale. S’agissant de personnes employées à temps partiel, il n’y a pas non plus de dépendance économique lorsque la force de travail restante investie ailleurs suffit à financer le quotidien.

Des difficultés singulières peuvent apparaître lorsque le contrat porte sur des prestations caractéristiques des professions dites libérales, où une certaine autonomie est admise dans les deux situations de contrat de travail et de contrat de mandat, la séparation entre service indépendant et service dépendant étant très mince. 

La difficulté s’est encore accrue plus récemment en raison de l’apparition des collaborateurs libres ( Freie Mitarbeiter/Freelancer), à cause d’un besoin accru de flexibilité des employeurs et de modifications sociologiques dans la conception du travail, de la part des employés (WOLFGANG HARDER, Freie Mitarbeiter / Freelancer / Scheinselbständige – Arbeitnehmer, Selbständige oder beides ? in: ArbR 2003, p. 72 et 73). Les travailleurs libres sont définis comme des personnes indépendantes agissant seules et mettant à disposition d’un autre entrepreneur leur activité personnelle et sans l’aide d’un tiers, pendant un temps plus ou moins long, de manière exclusive ou presque, étant précisé qu’ils demeurent autonomes dans l’organisation de leur travail, tant d’un point de vue temporel que matériel (HARDER, op. cit., p. 71 n. 1.3). Comme cette nouvelle catégorie d’intervenants ne répond clairement ni à la définition de travailleur ni à celle d’indépendant, et que les caractéristiques de ces deux types d’activité lucrative se retrouvent dans la relation juridique les liant à l’employeur, respectivement au mandant ou à l’entrepreneur, il convient d’examiner de cas en cas si les art. 319 et ss CO s’appliquent, étant précisé que la qualification de contrat de travail sui generis devrait être retenue, pour mettre ces personnes au bénéfice d’une partie des normes protectrices du droit du travail, sans les assimiler toutefois entièrement au travailleur (arrêts 4P.36/2005 du 24 mai 2005 consid. 2.3, 4P.83/2003 du 9 mars 2004 consid. 3.2; HARDER, op. cit., p. 78, 79 et 84). Elles devraient en particulier être justiciables des tribunaux spéciaux du travail (HARDER, op. cit., p. 81). 

(…)

Des critères formels tels que les déductions aux assurances sociales ainsi que le traitement fiscal de l’activité en cause revêtent une importance secondaire. 

Le droit des assurances sociales (art. 10 LPGA et 5 LAVS) ne repose d’ailleurs pas totalement sur les mêmes critères. Le domaine est jalonné par les directives de l’OFAS. Le point de savoir si l’on a affaire, dans un cas donné, à une activité indépendante ou salariée n’est pas tranché, dans ce contexte, d’après la nature juridique du rapport contractuel entre les partenaires. Ce qui est déterminant, ce sont bien plutôt les circonstances économiques, même si les rapports de droit civil peuvent fournir quelques indices.

 L’existence de prescriptions de droit public dans des domaines d’activité réglementés par une collectivité publique pour des motifs d’intérêt public et de police n’a, en revanche, pas de portée décisive pour déterminer si une personne exerçant une activité commerciale est indépendante ou a un statut de salarié.

En somme, il faut prioritairement tenir compte de critères matériels relatifs à la manière dont la prestation de travail est effectivement exécutée, tels le degré de liberté dans l’organisation du travail et du temps, l’existence ou non d’une obligation de rendre compte de l’activité et/ou de suivre les instructions, ou encore l’identification de la partie qui supporte le risque économique. Constituent des éléments typiques du contrat de travail le remboursement des frais encourus par le travailleur, le fait que l’employeur supporte le risque économique et que le travailleur abandonne à un tiers l’exploitation de sa prestation, en contrepartie d’un revenu assuré. Ces critères ne sont toutefois pas exhaustifs. Et en tout état de cause, les circonstances concrètes doivent être appréciées dans leur tableau d’ensemble. 

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_93/2022  du 3 janvier 2024, consid. 3)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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