Le mandataire professionnellement qualifié devant le Tribunal des prud’hommes genevois

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Le présent arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève traite d’une « genevoiserie » ancienne, malheureusement préservée ensuite de l’introduction du nouveau Code de procédure civile. Il s’agit du « mandataire professionnellement qualifié », créature hybride dérivée des secrétaires syndicaux employés ou employeurs, et qui sont autorisés à assister les parties devant le Tribunal des prud’hommes.

On relèvera que le Tribunal des prud’hommes genevois est compétent pour connaître des litiges découlant du contrat de travail quelle que soit la valeur litigieuse, et qu’ensuite de l’application de la théorie des faits de double pertinence à l’examen de sa compétence, le Tribunal des prud’hommes peut devoir reconnaître celle-ci pour, in fine, devoir statuer selon les règles applicables à d’aitres contrats si la relation en cause devait être requalifiée.

On appréciera le degré de sécurité que cela peut comporter pour les justiciables, et l’importance que l’on accorde, ce faisant, à la protection de leurs intérêts dans les procédures du travail.

La Chambre des pud’hommes considère donc :

Par jugement JTPH/349/2023 du 19 octobre 2023, le Tribunal des prud’hommes, statuant sur la qualité de mandataire professionnellement qualifié, a dénié cette qualité à A______ et à B______, au sens des articles 68 al. 2 CPC et 15 LaCC, pour assister et représenter C______ dans la cause C/21022/2021 (ch. 1 du dispositif) et a dit que la procédure était gratuite, aucun dépens n’étant alloué (ch. 2).

En substance, le Tribunal a considéré que B______ avait précisé représenter C______ par l’intermédiaire de A______. Seul le précité disposait de connaissances juridiques, qu’il convenait d’examiner plus avant, à l’exception des autres associés de la société, soit E______ et F______. Seul B______, et non la société dans son ensemble, remplissait le critère de compétence professionnelle. L’adresse indiquée dans la demande par l’intéressé était celle de son domicile privé, ce qui paraissait « curieux en termes de fonctionnement et de transparence ». L’adresse de la société figurant au Registre du commerce n’était plus valable depuis plus d’un an, ce qui attestait d’un grave défaut d’organisation. On pouvait s’interroger sur la confidentialité que B______ devait garantir à sa mandante. L’un des associés de la société était domicilié à l’étranger, difficilement joignable, ce qui démontrait [aussi] une carence dans l’organisation de la société. Ce fait était également contraire aux indications figurant dans le Registre, ce qui induisait en erreur non seulement le Tribunal mais également la partie adverse et les tiers.

B______ avait admis avoir été déclaré en faillite personnelle, laquelle avait été suspendue. Ce nonobstant, elle avait une influence sur l’indépendance de l’intéressé. Le fait que le précité n’ait pas de nouvelles de l’Office des faillites à tout le moins depuis février 2023 attestait d’un certain manque d’intérêt de sa part quant au sort de sa faillite. Ces éléments démontraient un manque d’indépendance et de sérieux de B______. Enfin, le fait que le précité agisse par l’intermédiaire de A______, au lieu d’agir en son propre nom, laisser supposer qu’il cherchait à cacher sa propre situation financière et le manque d’indépendance en résultant. (…)

Par acte du 2 novembre 2023 à la Cour de justice, A______ a formé recours contre cette décision. (…) La recourante fait grief aux premiers juges d’avoir nié sa qualité de mandataire professionnellement qualifié. Elle se plaint d’arbitraire.

L’art. 68 al. 2 let d CPC dispose que sont autorisés à représenter les parties à titre professionnel devant les juridictions spéciales en matière de contrat de bail et de contrat de travail les mandataires professionnellement qualifiés si le droit cantonal le prévoit.

A Genève, l’art. 15 LaCC le prévoit, à l’instar de ce qui prévalait sous l’empire de l’ancien droit cantonal de procédure.

Le Tribunal fédéral avait eu l’occasion de rappeler la pratique cantonale genevoise. Selon celle-ci, la qualité de mandataire professionnellement qualifié était surtout reconnue, devant la juridiction des prud’hommes, à des personnes morales actives à Genève dans la défense des travailleurs ou des employeurs, c’est-à-dire à des associations professionnelles, syndicales ou patronales, ou à des sociétés de protection juridique. Ces organisations professionnelles spécialisées agissent par l’intermédiaire d’employés qu’elles forment; ceux-ci, même s’ils ne sont pas titulaires du brevet d’avocat ni d’une licence en droit, disposent des connaissances théoriques et pratiques indispensables à leur activité, connaissances qu’ils acquièrent notamment par leur participation aux négociations des partenaires sociaux tendant à la conclusion des conventions collectives de travail. L’organisation qui prétend à la qualité de mandataire professionnellement qualifié doit rendre au moins vraisemblable qu’elle dispose d’un collaborateur ainsi formé, et cette qualité peut en tout temps lui être refusée, alors même qu’elle lui aurait été plusieurs fois reconnue, si les compétences de son représentant se révèlent manifestement insuffisantes (arrêt du Tribunal fédéral 4A_262/2010 du 21 octobre 2010 consid. 6.2).

Ce qui est déterminant, c’est que l’organisation puisse mettre à disposition des plaideurs, au minimum, une collaboratrice ou un collaborateur doté des connaissances théoriques et pratiques nécessaires aux affaires. La vérification des qualités de l’organisation est ainsi liée à celle du collaborateur qui intervient en son nom (arrêt du Tribunal fédéral précité, consid. 6.4).

Une décision est arbitraire lorsqu’elle est manifestement insoutenable, méconnaît gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l’équité; il ne suffit pas qu’une autre solution paraisse concevable, voire préférable; pour que cette décision soit annulée, encore faut-il qu’elle se révèle arbitraire non seulement dans ses motifs, mais aussi dans son résultat (ATF 144 III 145 consid. 2; 132 I 13 consid. 5.1; 131 I 217 consid. 2.1, 57 consid. 2; 129 I 173 consid. 3.1; arrêt du Tribunal fédéral 4A_125/2023 du 21 décembre 2023 consid. 2).

Pour être inscrit au barreau, condition nécessaire pour pratiquer la représentation en justice, l’avocat doit être en mesure de pratiquer en toute indépendance et il ne peut être employé que par des personnes elles-mêmes inscrites dans un registre cantonal des avocats (art. 4 et art. 8 al. 1 let. d LLCA; arrêt du Tribunal fédéral 4A_234/2016 du 19 décembre 2016 consid. 3.2.2).

Le droit cantonal ne comporte pas de règles relatives aux mandataires professionnellement qualifiés.

Dans le présent cas, la recourante est une société en nom collectif inscrite au Registre du commerce genevois. Elle a pour but les conseils juridiques en tout genre, les conseils en assurances et en informatique. Sa rédaction est suffisamment large pour comprendre la représentation individuelle en justice au sens de l’art. 68 al. 2 let. d CPC.

Il est établi que B______ est titulaire d’une licence en droit depuis l’année 2000 et qu’il a représenté depuis plusieurs années, à de nombreuses reprises des parties devant la juridiction des prud’hommes, de sorte qu’il est doté des connaissances théoriques et pratiques nécessaires aux affaires, soit des compétences professionnelles requises. Conformément à la jurisprudence rappelée ci-avant, ce qui est déterminant, c’est que l’organisation puisse mettre à disposition des plaideurs, au minimum, une collaboratrice ou un collaborateur doté des connaissances théoriques et pratiques nécessaires aux affaires, ce qui est le cas en l’espèce.

La recourante a ainsi rendu vraisemblable qu’elle dispose d’un collaborateur formé aux affaires de nature prud’homale.

Les règles applicables aux avocats, telles que ressortant de la LLCA, ne peuvent être transposées aux autres représentants professionnels. Par ailleurs, le droit cantonal genevois ne contient pas de dispositions relatives aux mandataires professionnellement qualifiés.

Contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal, il importe peu que la faillite personnelle de B______ ait été prononcée, le mandataire professionnellement qualifié étant la recourante. En tout état, dite faillite a été suspendue, de sorte qu’elle n’est pas définitive. C’est par ailleurs de manière arbitraire que les premiers juges ont considéré que le fait que le précité soit sans nouvelles de l’Office des faillites attestait d’un manque d’intérêt de sa part, ne reposant sur aucun élément concret du dossier. Ils n’ont d’ailleurs pas requis la production de pièces de l’intéressé à ce sujet. C’est également arbitrairement que le Tribunal a retenu que le fait que B______ cherchait « à cacher sa propre situation financière et le manque d’indépendance en résultant » en agissant par l’intermédiaire de la recourante. Comme relevé ci-avant, la question est de déterminer si la qualité de mandataire professionnellement qualifié peut être ou non reconnue à la recourante, et non à B______ en personne. Il ne ressort pas de la procédure que la recourante aurait des dettes ou se trouverait en cessation de paiement, de sorte qu’il peut être retenu que sa situation financière est saine.

Il importe également peu que le papier en-tête de la recourante comporte un « s » à jurisconsultes. Il en va de même du fait que l’adresse de la recourante est celle du domicile privé de B______. Il ne résulte pas de la procédure que la recourante se trouverait en situation de carence dans son organisation, contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal.

Par conséquent, au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, la qualité de mandataire professionnellement qualifié doit être reconnue à A______, contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal.

Le recours sera dès lors admis et le jugement entrepris annulé.

La cause sera renvoyée au Tribunal pour qu’il fixe la suite de la procédure et rende une décision au fond.

B______ n’ayant pas remis en cause la décision en tant qu’elle lui dénie personnellement la qualité de mandataire professionnellement qualifié, celle-ci ne sera pas revue.

Il n’est pas perçu de frais ni alloué de dépens (art. 22 al. 2 LaCC).

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice CAPH/16/2024 du 12.02.2024)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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