L’arrêt de la CEDH Bianca Castafiore c/ France

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La scène est tirée des Bijoux de la Castafiore (pp. 27-28 et 41-42) : Bianca Castafiore, le Rossignol milanais pousse une chaise roulante dans laquelle est assis le Capitaine Haddock, apparemment peu enchanté. Des paparazzi photographient la scène, et publient dans Paris-Flash un article sur les projets matrimoniaux (imaginaires) du vieux loup de mer et de la cantatrice survitaminée. Il s’agit d’une atteinte manifeste à la vie privée et à la personnalité de l’illustrissime, que le capitaine avait par ailleurs comparé (si je m’en souviens bien) peu charitablement avec une tempête dans la mer des Sargasses.

Comme le relève Emmanuel Putman (Lettre à Bianca Castafiore à propos du droit à l’image et au respect de la vie privée, in : Jeremy Heymann (ed.), Tintin en droit, Paris, LexisNexis, 2024, pp. 85-88), il convient de s’inspirer de la jurisprudence de la CEDH pour apprécier la balance faite entre la protection de la personnalité et le droit à l’information. Et notre auteur d’imaginer ce que serait un arrêt Bianca Castafiore c/ France, exercice qu’il pratique apparemment avec ses étudiants de l’Université d’Aix-Marseille (qui ont bien de la chance…)

Dans un arrêt du 24 juin 2004 von Hannover c. Allemagne (n° 59320/00), la CEDH avait donc examiné le droit au respect de la vie privée de Caroline de Hanovre et ses rapports avec le droit à l’information, s’agissant de la publication de photos prises dans l’exercice d’activités de loisir, à cheval, à bicyclette, sur une piste de ski, faisant ses courses, etc., c’est-à-dire dans le cadre d’activités de nature privée (§ 49). La CEDH avait considéré que ces activités relevaient de la vie privée (§ 50), et que la publication de telles photos, qui n’exerçait là aucune fonction publique ni politique, avait bien violé son droit au respect de sa vie privée garantit par l’art. 8 CEDH.

La CEDH avait notamment retenu :

« 63. La Cour considère qu’il convient d’opérer une distinction fondamentale entre un reportage relatant des faits – même controversés – susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, se rapportant à des personnalités politiques, dans l’exercice de leurs fonctions officielles par exemple, et un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne qui, de surcroît, comme en l’espèce, ne remplit pas de telles fonctions. Si, dans le premier cas, la presse joue son rôle essentiel de «chien de garde» dans une démocratie en contribuant à «communiquer des idées et des informations sur des questions d’intérêt public», il en va autrement dans le second cas.

64. De même, s’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques […].

76. La Cour considère que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général ».

La CEDH a développé et précisé sa jurisprudence dans les arrêts Axel Springer Ag c. Allemagne, du 7 février 2012 (n° 39954/08) et dans un second arrêt Hanovre du 19 septembre 2013 (n° 8772/10). Les critères de mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée » (§ 89 s.) sont donc les suivants : contribution à un débat d’intérêt général ; notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ; comportement antérieur de la personne concernée ; mode d’obtention des informations et leur véracité ; contenu, forme et répercussions de la publication ; gravité de la sanction imposée. (François Saint-Pierre, Respect de la vie privée versus droit à l’information : un point utile sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Dalloz Actualités 27.02.2015)

Qu’en retenir pour l’affaire Bianca Castafiore c/ France ?

« J’ai le regret de dire que dans les trois arrêt successifs von Hannover I, II et III, le droit au respect de la vie privée dans sa confrontation avec la liberté d’expression a subi de regrettables érosions. Je m’en console en retenant la motivation satisfaisante de von Hannover I qui insiste sur l’espérance légitime de protection que peut avoir même une personne connue du grand public et sur l’importance fondamentale du respect de la vie privée pour l’épanouissement de la personnalité et qui rappelle que le droit du public à l’information ne doit primer sur ces considérations que dans le cas d’un débat d’intérêt général. (…) Les atténuations apportées à cette motivation de principe concernent des personnes publiques ayant un rôle sur la scène politique ou sociale. Votre rôle social [il s’adresse à la Castafiore] pour la diffusion, la défense et l’illustration de l’art lyrique qui nous est cher ne saurait échapper à personne, mais de là à inventer des projets matrimoniaux inexistants avec des personnages qui ne sont pas tous des célébrités sur de la scène publique ou qui ont une place dans l’histoire sans aucun rapport avec ces calembredaines (…) il y a un grand écart que la presse, les médias en général ont trop souvent franchi. » (Emmanuel Putman, op. cit. p. 88).

Les intérêts de l’immortelle interprète de Gounod (l’air des bijoux…) devraient donc prévaloir…

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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