Clause de prohibition de concurrence de l’hygiéniste dentaire

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L’appelante (= l’employeuse) fait grief au Tribunal d’avoir considéré que la clause de prohibition de faire concurrence n’était pas valable, au motif que l’intimée (=l’employée) fournissait aux clients de l’employeur une prestation qui se caractérisait par une forte composante personnelle. A son avis, le lien de confiance entre les praticiens et les patients qui fréquentaient ses centres n’était pas prépondérant: les patients s’y rendaient en raison du concept particulier des centres et non pas pour les praticiens qui y travaillaient.

L’art. 340 CO prévoit que le travailleur qui a l’exercice des droits civils peut s’engager par écrit envers l’employeur à s’abstenir après la fin du contrat de lui faire concurrence de quelque manière que ce soit, notamment d’exploiter pour son propre compte une entreprise concurrente, d’y travailler ou de s’y intéresser (al. 1) et que la prohibition de faire concurrence n’est valable que si les rapports de travail permettent au travailleur d’avoir connaissance de la clientèle ou de secrets de fabrication ou d’affaires de l’employeur et si l’utilisation de ces renseignements est de nature à causer à l’employeur un préjudice sensible (al. 2).

Dans un arrêt 4A_205/2021 du 20 décembre 2021 (consid. 4.2), le Tribunal fédéral a résumé sa jurisprudence relative à la validité des clauses de prohibition de concurrence. Il a rappelé des arrêts antérieurs niant la validité de clauses de non-concurrence dans le cas d’un employé qui ne pouvait tirer profit de sa connaissance de la clientèle lorsque les rapports entre la clientèle et l’employeur avaient essentiellement un caractère personnel, fondé sur la compétence de cet employeur, par exemple s’il s’agissait d’un avocat célèbre ou d’un chirurgien réputé (la connaissance que l’employé possédait de la clientèle ne lui procurait pas, à elle seule, le moyen de rompre le lien qui pourrait exister entre son employeur et sa clientèle), dans celui d’un dentiste, où une relation personnelle était établie entre le client et l’employé lui-même (la personnalité de l’employé revêtait pour le client une importance prépondérante et interrompait le rapport de causalité qui doit exister entre la simple connaissance de la clientèle et la possibilité de causer un dommage sensible à l’employeur) et dans celui d’un gestionnaire de fortune au sein d’une banque (ses prestations étaient caractérisées par une forte composante personnelle, qui contrecarrait la validité de la clause d’interdiction de concurrence).

Le Tribunal fédéral a par contre retenu qu’il n’y avait pas lieu de dénier, de manière générale, toute validité à une interdiction de concurrence pour un conseiller fiscal (arrêts du Tribunal fédéral 4A_340/2011 du 13 septembre 2011 consid. 4.4.4.1; 4A_209/2008 du 31 juillet 2008 consid. 2.1).

Plus généralement, il considère qu’il n’existe aucune profession pour laquelle une interdiction de concurrence serait absolument et dans tous les cas exclue. Ainsi, le juge doit apprécier les circonstances de chaque cas. Tout au plus peut-on dire que, s’agissant des professions libérales, la facette personnelle de la relation au client revêt une importance toute particulière. Cela étant, une clause de prohibition de concurrence, fondée sur la connaissance de la clientèle, ne se justifie que si l’employé, grâce à sa connaissance des clients réguliers et de leurs habitudes, peut facilement leur proposer des prestations analogues à celles de l’employeur et ainsi les détourner de celui-ci. Ce n’est que dans une situation de ce genre que, selon les termes de l’art. 340 al. 2 CO, le fait d’avoir connaissance de la clientèle est de nature, par l’utilisation de ce renseignement, à causer à l’employeur un préjudice sensible. Il apparaît en effet légitime que l’employeur puisse dans une certaine mesure se protéger, par une telle clause, contre le risque que le travailleur détourne à son profit les efforts de prospection effectués par le premier ou pour le compte du premier.

La situation se présente différemment lorsque l’employé noue un rapport personnel avec le client en lui fournissant des prestations qui dépendent essentiellement des capacités propres à l’employé. Dans cette situation, le client attache de l’importance à la personne de l’employé dont il apprécie les capacités personnelles et pour lequel il éprouve de la confiance et de la sympathie. Une telle situation suppose que le travailleur fournisse une prestation qui se caractérise surtout par ses capacités personnelles, de telle sorte que le client attache plus d’importance aux capacités personnelles de l’employé qu’à l’identité de l’employeur. Si, dans un tel cas, le client se détourne de l’employeur pour suivre l’employé, ce préjudice pour l’employeur résulte des capacités personnelles de l’employé et non pas simplement du fait que celui-ci a eu connaissance du nom des clients .

Pour les professions libérales (dentistes, médecins, pharmaciens, avocats ou architectes) qui s’exercent dans une relation de contact avec la clientèle, l’on peut présumer que le lien de confiance personnel est prééminent, de sorte que l’absence de validité de la clause est aussi présumée (WYLER/HEINZER, Droit du travail, 4ème éd. 2019, p. 911).

En l’espèce, il faut admettre que l’activité d’une hygiéniste dentaire revêtait une composante personnelle importante et même prépondérante. Cette activité suppose une proximité physique étroite entre l’hygiéniste et les patients, proximité qui équivaut à celle d’un dentiste avec ses patients. Même en faisant abstraction des messages de clients déposés par l’intimée en première instance, il faut admettre que, dans une relation de ce genre, des liens d’attachement se créent, qu’un patient peut se sentir à l’aise et en confiance avec un hygiéniste dentaire et pas forcément avec un autre et particulièrement apprécier son approche des soins et que la personnalité de l’hygiéniste dentaire est importante, de sorte qu’on préfère continuer le traitement avec le même praticien.

L’activité d’hygiéniste dentaire, professionnel de la santé soumis à la législation cantonale sur les professions de la santé, est assez clairement une question de capacités personnelles, quant à la manière de prodiguer les soins, mais aussi de confiance et de sympathie, au sens de la jurisprudence fédérale. Dans ce genre de situation, le client attache plus d’importance aux capacités personnelles de l’employé qu’à l’identité de l’employeur. Il sied de souligner par ailleurs que l’intimée a suivi des formations particulières (médecine dentaire holistique, thérapie myofonctionnelle et troubles du sommeil) pouvant lui être utiles dans l’exercice de son activité et qu’elle parle français, anglais et vietnamien. Il y a donc lieu d’admettre que les tâches effectuées par l’intimée étaient comparables aux professions libérales classiques.

L’appelante ne prétend pas que les tâches effectuées par l’intimée revêtaient un caractère simple et répétitif ou qu’aucune expertise particulière ne lui était nécessaire et qu’un lien de confiance, voire de confidence, n’avait pas son importance. Au contraire, elle admet l’existence d’un lien de confiance « qui existe entre tout praticien et son patient ». Elle soutient cependant que ce lien n’était pas prépondérant.

En appel, l’appelante ne fait plus valoir que c’était notamment en raison du concept d’assurance proposé que les patients fréquentaient ses centres. Elle ne conteste pas la constatation du Tribunal selon laquelle très peu de patients bénéficiaient de ladite assurance, de sorte qu’il ne saurait s’agir d’un élément déterminant dans la création de la patientèle.

Les éléments mis en avant par l’employeur en appel, à savoir la décoration, l’ambiance et l’accueil particuliers, ainsi que la très forte communication, notamment sur les réseaux sociaux, ne revêtent pas un caractère prépondérant par rapports aux capacités personnelles de l’employée. L’appelante ne prétend pas, par exemple, qu’elle aurait donné comme instruction aux hygiénistes dentaires d’appliquer uniformément des techniques particulières de détartrage au sein de ses centres. Elle ne démontre pas en quoi les éléments précités la distingueraient « d’autres cabinets où le lien prépondérant se fait avec le praticien ».

Ainsi, il faut admettre, avec le Tribunal, que les qualités personnelles de l’employée sont à l’origine des liens de confiance particuliers que celle-ci a noués avec la patientèle, cause prépondérante pour laquelle certains patients ont pu la suivre après la fin des rapports de travail. Le fait que les dentistes et hygiénistes dentaires ne soient pas mis personnellement en avant à des fins publicitaires, comme le fait que le premier rendez-vous soit généralement pris par les patients sans connaître le praticien ne sont pas de nature à modifier cette appréciation.

En définitive, le risque que les clients de l’appelante suivent l’intimée est imputable à ses compétences personnelles et à la relation personnelle nouée avec eux. Les quelques messages de clients ayant suivi l’intimée, produits par celle-ci, corroborent que ceux-ci étaient sensibles aux qualités personnelles inhérentes à sa personne. Comme le Tribunal l’a considéré à juste titre, sans être contredit par l’appelante, aucun élément de la procédure ne permet de retenir que l’intimée aurait détourné des clients de l’appelante.

En conclusion, c’est à juste titre que le Tribunal a considéré que la clause de prohibition de faire concurrence contenue dans le contrat du 15 juillet 2019 n’était pas valable. Il n’y a donc pas lieu d’examiner si l’étendue de la clause est admissible ou si la peine conventionnelle est excessive.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice CAPH/53/2024 du 17 juin 2024)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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