(Note de l’auteur : le responsable de ce blog rechigne naturellement à infliger à son public distingué un sujet d’une telle trivialité. Il aurait infiniment préféré parler de la lutte des classes chez Beatrix Potter, des rapports de domination dans Donal Duck, de la liberté d’expression de l’employé de la génération Z – dont on ne comprend en général pas ce qu’il dit faute d’articulation, du tailleurs de Gloucester et des petites souris, j’en passe et des meilleures …. Mais voilà, la Cour de droit public du Tribunal cantonal neuchâtelois vient d’aborder, pour la première fois en suisse, ce sujet scabreux entre tous, et il me fallait bien en faire part à mes lecteurs !)
A.________ SA a pour but social notamment la fabrication et la commercialisation de produits horlogers. Lors d’un contrôle, l’Office des relations et des conditions de travail (ci-après : ORCT) a constaté que l’entreprise imposait le timbrage des pauses toilettes. Par courrier du 27 janvier 2022, l’ORCT, s’appuyant sur l’avis du SECO, a considéré que cette obligation ne respectait pas les principes de la loi fédérale sur le travail (LTr), en particulier la protection de la personnalité des employés et que la dérogation à ces principes ne servait aucun intérêt légitime prépondérant de l’employeur. Il a en conséquence sommé la société de modifier sa pratique et de lui communiquer les mesures prises. Par courrier du 8 février 2022, celle-ci a indiqué qu’elle n’entendait pas donner suite aux exigences de l’ORCT. En substance, elle a fait valoir que l’obligation de timbrer toutes les pauses, incluant celles liées à la nécessité de soulager des besoins physiologiques et à fumer des cigarettes, ne heurtait pas l’obligation générale de l’employeur de protéger la personnalité du travailleur, qu’elle permettait d’éviter les abus et visait également une certaine égalité de traitement entre les collaborateurs.
Par décision du 6 avril 2022, l’ORCT a interdit à A.________ SA d’imposer à ses employés le timbrage des pauses toilettes. (…) A.________ SA a déféré ce prononcé au Département de l’emploi et de la cohésion sociale (ci-après : DECS). (…) Par décision du 11 janvier 2024, le DECS a rejeté le recours. En substance, il a retenu, à l’instar de l’ORCT, que l’organisation de travail mise en place peut constituer un risque pour la santé des travailleurs, en ce sens qu’elle est de nature à créer une pression de temps pour les travailleurs, qui peuvent renoncer à se rendre aux toilettes ou à s’hydrater suffisamment afin d’éviter de prolonger les journées de travail. Il en a déduit que le fait de se rendre aux toilettes doit être considéré comme temps de travail.
A.________ SA interjette recours devant la Cour de droit public du Tribunal cantonal contre la décision du DECS, dont il demande l’annulation, sous suite de frais et dépens. Il conclut à la constatation que l’obligation de timbrage des pauses toilettes est conforme au droit.
La LTr réglemente notamment la durée du travail (art. 9 à 13 LTr) et le repos (art. 15 à 22 LTr).
Aux termes de l’article 15 LTr, le travail sera interrompu par des pauses d’au moins : (a.) un quart d’heure, si la journée de travail dure plus de cinq heures et demie ; (b.) une demi-heure, si la journée de travail dure plus de sept heures; (c.) une heure, si la journée de travail dure plus de neuf heures (al. 1). Les pauses comptent comme travail lorsque le travailleur n’est pas autorisé à quitter sa place de travail (art. 15 al. 2 LTr). L’article 18 de l’ordonnance 1 relative à la loi sur le travail (OLT 1), du 10 mai 2000, apporte des précisions suivantes quant aux pauses : les pauses peuvent être fixées uniformément ou différemment pour les travailleurs ou groupes de travailleurs (al. 1). Elles interrompent le travail en son milieu. Une tranche de travail excédant cinq heures et demie avant ou après une pause donne droit à une pause supplémentaire, conformément à l’article 15 de la loi (art. 18 al. 2 OLT 1). Les pauses de plus d’une demi-heure peuvent être fractionnées (art. 18 al. al. 3 OLT 1). En cas d’horaire variable tel que l’horaire de travail mobile, la durée des pauses est déterminée sur la base de la durée moyenne du travail quotidien (art. 32 al. 4 OLT 1). Est réputé place de travail, au sens de l’article 15 al. 2 LTr, tout endroit où le travailleur doit se tenir pour effectuer le travail qui lui est confié, que ce soit dans l’entreprise ou en dehors (art. 18 al. 5 OLT 1).
L’article 32 de l’ordonnance 3 relative à la loi sur le travail du 18 août 1993 (OLT 3) est consacré aux toilettes; les travailleurs doivent disposer d’un nombre suffisant de toilettes à proximité des postes de travail, des locaux de repos, des vestiaires et des douches ou des lavabos (art. 32 al. 1 OLT 3). Le nombre de toilettes est fonction du nombre de travailleurs occupés simultanément dans l’entreprise (art. 32 al. 2 OLT 3). Dans son commentaire (Commentaire des ordonnances 3 et 4 relatives à la loi sur le travail, disponible sur internet), le SECO indique que, dans la mesure du possible, les toilettes seront réparties dans l’entreprise et disposées de façon que les travailleurs n’aient pas à sortir des bâtiments. En outre, elles ne doivent pas être trop éloignées, ni des postes de travail, ni des locaux sociaux (vestiaires, lavabos, douches, réfectoires et locaux de repos). Leur éloignement des postes de travail ne devrait dépasser ni 100 mètres, ni un étage (p. 332).
Dans son message à l’intention de l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral a défini les pauses comme des relâches de travail nécessaires pour des raisons physiologiques (FF 1960 II 885, p. 953). Selon certains auteurs, les pauses sont des interruptions du travail qui servent au repos, à la détente, ainsi qu’à l’alimentation, ceci afin d’éviter les surcharges et le risque d’accidents de travail en découlant. Dans son commentaire (Commentaire de la loi sur le travail et des ordonnances 1 et 2, disponible sur internet), le SECO considère comme pause toute interruption de travail pendant laquelle le travailleur peut se nourrir et se reposer. Par contre, ne sont pas considérées comme pauses toutes les interruptions intervenant pour des raisons techniques dans les processus de travail et qui ne permettent pas de récupérer, par exemple parce que leur durée est trop courte ou le moment de la reprise du travail est imprévisible (p. 118). Certains auteurs excluent des pauses celles qui sont de courte durée (inférieures à 15 mn) et sporadiques, comme par exemple les pauses toilettes, les appels téléphoniques qui ne peuvent pas être reportés et les pauses cigarettes, etc.
L’article 13 OLT 1 définit ce qu’il faut entendre par durée du travail, à savoir le temps pendant lequel le travailleur se tient à la disposition de l’employeur (al. 1).
Sous réserve de la situation prévue à l’article 15 al. 2 LTr, les pauses ne constituent pas du temps de travail. La période de travail se calcule ainsi d’après le temps de travail effectif sous déduction des pauses insérées dans ce laps de temps mais en incluant les pauses durant lesquelles le travailleur n’a pas le droit de quitter sa place de travail.
Sous réserve d’exceptions qui n’entrent pas en ligne de compte ici, l’obligation pour l’employeur de consigner les temps de travail du personnel tant en ce qui concerne leur durée que leurs coordonnées temporelles, mais aussi de fournir quantité d’autres indications telles que les pauses d’une durée égale ou supérieure à une demi-heure, ou encore les jours de repos ou de repos compensatoire, découle des articles 46 LTr et 73 OLT 1. Cette obligation est dictée par le besoin de protéger la santé des collaborateurs. L’employeur doit en effet enregistrer le temps de travail de ses employés pour vérifier le respect des exigences légales en matière de temps de travail, de temps de repos et de pauses. La loi prévoit une durée minimale des pauses en fonction de la longueur de travail. Une durée de pause plus longue peut ainsi être convenue.
Toute entreprise industrielle est tenue d’avoir un règlement d’entreprise (art. 37 al. 1 LTr) qui doit être soumis à l’autorité cantonale; lorsqu’une autorité constate que les prescriptions du règlement d’entreprise ne sont pas compatibles avec la LTr, la procédure prévue à l’article 51 est applicable (art. 39 al. 1 LTr).
Dans le cas d’espèce, la recourante a adopté un manuel du personnel, daté du 1er septembre 2021. Selon ce manuel toutes les interruptions de travail doivent être timbrées. Le temps de pause offert, donc comptabilisé comme heures de travail effectuées, est de quinze minutes par jour pour l’horaire normal et de dix minutes par jour pour les horaires en équipe. Les pauses peuvent être fractionnées et le temps de pause offert peut être supprimé en fonction de la marche des affaires. L’horaire normal (8 heures quotidiennes) doit être effectué entre 6 h 30 et 17 h, période composée de plages variables et de plages fixes, une pause de 30 minutes au minimum devant être prise durant la période de midi. Le manuel renvoie à la convention collective s’agissant de la durée du travail, à savoir la Convention collective de travail des industries horlogères et microtechniques suisses (ci-après : CCT). La durée hebdomadaire de travail est en l’occurrence de 40 heures (art. 13.1 CCT). La CCT ne contient pas de dispositions spécifiques relatives aux pauses. Les pauses toilettes sont par conséquent considérées comme interruptions de travail au sens du manuel.
Le litige porte sur la question de savoir si le timbrage des pauses toilettes est conforme au droit.
Il suit des principes dégagés ci-dessus que la loi suisse ne fait pas allusion au droit des salariés d’aller aux toilettes, alors qu’il s’agit pourtant d’un besoin physiologique élémentaire. En effet, si l’OLT 3 exige des employeurs la mise à disposition de toilettes propres en nombre suffisant, séparées pour hommes et femmes, rien n’est cependant spécifié sur leur utilisation. La période de travail comprend, d’une part, le temps de travail effectif et, d’autre part, les pauses, qui ne sont pas imputées sur le temps de travail (et donc en principe non rémunérées). Les interruptions de travail de courte durée, comme la pause toilettes, doivent ainsi nécessairement entrer dans l’une ou l’autre catégorie. La notion de pause n’est pas clairement définie dans la loi. Le législateur n’a donc pas apporté de solution claire à ce sujet. La doctrine n’en donne pas non plus une définition uniforme. Il s’agit d’une lacune proprement dite, en ce sens que le législateur s’est abstenu de régler un point alors qu’il aurait dû le faire.
Les pauses toilettes, à l’instar d’autres pauses de courte durée (téléphones privés, cigarettes, etc.), constituent en principe des interruptions du travail, puisque le travailleur ne se tient pas à la disposition de l’employeur pendant cette période. La LTr et ses ordonnances n’interdisent pas expressément à l’employeur d’imputer ces interruptions sur les temps de pauses, ni de contrôler strictement les durées d’absence au poste de travail, y compris pour satisfaire un besoin physiologique, en dehors des temps de pause réglementaires, notamment afin d’éviter les abus. La conclusion est la même si l’on se réfère aux travaux préparatoires. Les sociétés sont ainsi libres de déterminer si ces interruptions constituent du temps de travail (rémunérées) ou des pauses (non rémunérées). L’employeur conserve son pouvoir de contrôle durant le temps de travail même lorsque le salarié s’absente momentanément de son poste de travail. Il peut ainsi mettre en place un dispositif de contrôle et de comptabilisation de ces durées d’absence.
On notera en préambule que la souplesse d’horaire prévue par le manuel permet à un travailleur d’interrompre à plusieurs reprises brièvement son travail tout en fournissant le nombre d’heures exigé.La recourante a par ailleurs présenté plusieurs exemples de fiches individuelles de timbrage tirées de l’outil de gestion du temps de travail, dont il ressort que les motifs des pauses ne sont pas identifiables. Sur ce point, la décision litigieuse a reconnu à juste titre que cette façon de procéder permet de respecter les droits de la personnalité des travailleurs. On peut y renvoyer.
Le DECS, avec l’ORCT, considèrent que l’obligation de timbrer les pauses toilettes créent une pression de temps pour les travailleurs, qui pourraient renoncer à se rendre aux toilettes ou à s’hydrater suffisamment afin d’éviter de prolonger les journées de travail. A leurs yeux, cette solution peut constituer un risque pour la santé des travailleurs et viole l’article 6 al. 1 et 2 LTr, aux termes duquel l’employeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle des travailleurs (art. 6 al. 1 LTr). Il doit notamment aménager ses installations et régler la marche du travail de manière à préserver autant que possible les travailleurs des dangers menaçant leur santé et du surmenage (art. 6 al. 2 LTr). La recourante soutient avec raison que le risque évoqué par l’intimé et le DECS est théorique. Même s’il n’est effectivement pas exclu que des employés renoncent à se rendre aux toilettes ou à s’hydrater suffisamment afin d’éviter de prolonger les journées de travail, un tel comportement doit rester marginal et ne peut pas justifier à lui seul l’interdiction générale imposée à la recourante. La sensibilisation des employés au sujet de l’importance de s’hydrater peut à cet égard jouer un rôle préventif permettant de limiter ce type de comportement. Les employés bénéficient en outre d’une pause offerte de 15 minutes, dont ils peuvent librement disposer (ch. 22.1 du manuel du personnel). Rien ne les empêche ainsi de fractionner cette pause pour satisfaire leurs besoins physiologiques tout au long de leur journée de travail. La limitation imposée n’est ainsi ni nécessaire, ni adéquate et ne peut par conséquent pas être imposée à l’employeur.
Toutefois, sous couvert de veiller à respecter l’égalité de traitement en imposant le timbrage de toutes les interruptions de travail, la recourante a créé d’autres inégalités.
Aux termes de l’article 8 al. 2 Cst. féd., nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son sexe. L’interdiction de toute discrimination directe ou indirecte des employés liée au sexe figure également à l’article 8 al. 3 Cst. féd. L’article 3 al. 1 LEg met en œuvre ce principe constitutionnel. Selon cette disposition, il est interdit de discriminer les travailleurs à raison du sexe, soit directement, soit indirectement, notamment en se fondant sur leur état civil ou leur situation familiale ou, s’agissant de femmes, leur grossesse. L’interdiction de toute discrimination s’applique notamment à l’aménagement des conditions de travail (art. 3 al. 2 LEg).
En l’occurrence, force est de constater que le timbrage des pauses toilettes tel qu’il est proposé par l’employeur est problématique sous l’angle des principes dégagés ci-dessus. Il est en effet de nature à désavantager une plus grande proportion de femmes par rapport aux hommes, sans être justifié objectivement et peut ainsi constituer une discrimination indirecte. Les femmes sont confrontées au cycle menstruel, qui débute par la menstruation. Ce phénomène physiologique nécessite de respecter des règles d’hygiène élémentaires et, par conséquent, des passages plus fréquents, voire plus longs aux toilettes, indépendamment des autres besoins physiologiques. Cette discrimination n’a pas été discutée par l’intimé et la recourante. Il est probable que, d’un point de vue de la proportionnalité, une interdiction généralisée de timbrer les pauses toilettes pour ce motif ne soit pas soutenable. Des mesures compensatoires peuvent toutefois être envisagées pour les femmes, étant précisé que l’égalité de traitement parfaite dans un tel contexte n’est pas possible et qu’il s’agit de veiller à réduire autant que faire se peut les inégalités que le timbrage des pauses toilettes engendre. Il n’appartient toutefois pas à la Cour de céans d’examiner plus concrètement cette question, mais à l’ORCT, à qui la cause est renvoyée. Celui-ci devra en particulier inviter la recourante à proposer des mécanismes compensatoires destinés à réduire ces inégalités.
Pour ce motif, le recours est bien fondé, la décision attaquée, de même que la décision de l’ORCT du 6 avril 2022 sont annulées et la cause renvoyée à l’intimé, dans le sens des considérants.
(Arrêt de la Cour de droit public du Tribunal cantonal [NE] CDP.2024.36 du 27.06.2024)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM
