L’autorité d’appel doit-elle faire preuve de retenue dans l’appréciation des faits d’un conflit du travail ?
Se référant à la pratique antérieure au CPC connue sous le nom de «nicht ohne Not Praxis» dans certains cantons dont celui de Berne, le demandeur soutient d’abord que la Cour de justice aurait méconnu les exigences des art. 310 CPC, 318 al. 2 CPC et 112 LTF en se contentant de motiver son arrêt avec sa version des faits et son raisonnement juridique, sans faire siennes les constatations de fait de l’autorité inférieure et sans détailler les raisons sérieuses qui la conduisaient à s’écarter en fait et en droit de la décision de première instance. Le demandeur relève en particulier que la plupart des faits jugés pertinents en première comme en deuxième instance ont été établis par des témoignages recueillis devant le Tribunal des prud’hommes; il en déduit que la Cour de justice devait faire preuve de retenue dans son appréciation des preuves, considérant que seuls les premiers juges avaient eu un accès direct aux parties et aux témoins et avaient ainsi pu se forger une conviction sur la base d’éléments qui ne ressortiraient qu’imparfaitement des procès-verbaux, lesquels ne contiendraient d’ailleurs pas la retranscription complète des déclarations des parties et témoins.
L’appel peut être formé pour violation du droit (art. 310 let. a CPC) et constatation inexacte des faits (art. 310 let. b CPC). L’instance d’appel dispose ainsi d’un plein pouvoir d’examen de la cause en fait et en droit; en particulier, le juge d’appel contrôle librement l’appréciation des preuves effectuée par le juge de première instance (art. 157 CPC en relation avec l’art. 310 let. b CPC) et vérifie si celui-ci pouvait admettre les faits qu’il a retenus (ATF 138 III 374 consid. 4.3.1). La jurisprudence a toutefois admis, avant l’entrée en vigueur du CPC, que l’autorité de recours dotée d’un plein pouvoir d’examen peut faire preuve d’une certaine réserve lorsque la nature de l’affaire s’oppose à un réexamen complet de la décision attaquée; tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’apprécier des questions locales, personnelles ou techniques sur lesquelles l’autorité de première instance, en raison de sa proximité avec l’affaire et de ses connaissances spécialisées, est mieux à même de porter une appréciation (arrêt 5A_198/2012 du 24 août 2012 consid. 4.2; cf., en matière de droit public, ATF 115 la 5 consid. 2b et 131 II 680 consid. 2.3.2).
En l’espèce, contrairement à ce que tente de soutenir le demandeur, on ne se trouve manifestement pas dans une affaire impliquant une appréciation de questions locales, personnelles ou techniques que l’autorité de première instance, en raison de sa proximité avec l’affaire et de ses connaissances spécialisées, serait mieux à même d’effectuer et que l’autorité d’appel ne devrait revoir qu’avec retenue. Le seul fait que la Cour de justice n’ait pas entendu elle-même les témoins ne l’empêche nullement de revoir les constatations de fait opérées par le Tribunal de prud’hommes sur la base des preuves administrées en première instance, et notamment des témoignages et des déclarations des parties tels qu’ils ont été dûment consignés au procès-verbal (cf. art. 176 al. 1 et 193 CPC). L’argument du demandeur consistant à dire que les éléments pertinents ne ressortiraient qu’imparfaitement des procès-verbaux, lesquels ne contiendraient pas la retranscription complète des déclarations des parties et témoins, tombe à faux: il appartient aux parties, en l’occurrence dûment assistées, de veiller à ce que toutes les déclarations pertinentes soient consignées au procès-verbal. Au demeurant, le demandeur n’expose pas quels éléments ne ressortant pas des procès-verbaux auraient été pris en compte par le Tribunal de prud’hommes et omis à tort par la Cour de justice.
Ainsi, la Cour de justice était fondée à apprécier elle-même les preuves au dossier et à décider librement si la volonté réelle et concordante des parties pouvait être établie, ou si elle devait à défaut procéder à une interprétation objective du contrat. Si son appréciation des preuves et son appréciation juridique des faits établis sur la base de cette appréciation diffèrent de celles du Tribunal des prud’hommes, la cour cantonale a dûment exposé les motifs pour lesquels elle a – pour reprendre les termes de l’auteur cité par le demandeur (Corboz, in Commentaire de la LTF, 2e édition 2014, n. 26 ad art. 112 LTF) – retenu une version des faits ou un moyen de preuve plutôt qu’un autre ou considéré un point comme non prouvé. Le demandeur a d’ailleurs été en mesure de comprendre ces motifs et de les critiquer utilement dans le cadre de ses griefs (…).
(TF 4A_238/2015 du 22 septembre 2015, consid. 2)
NB : la «nicht ohne Not Praxis» apparaît peu compatible avec l’art. 157 CPC en relation avec l’art. 310 let. b CPC, mais à ma connaissance le Tribunal fédéral ne s’est jamais repenché sur la question.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM
