L’appelante [République de X, Etat employeur] fait grief aux premiers juges d’avoir rejeté l’exception d’immunité de juridiction. Elle soutient en bénéficier en application de l’article 11 par. 2 let. a CNUIJE, au motif que l’intimée [l’employée] avait été engagée afin de s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique.
De tout temps, la jurisprudence suisse a marqué une tendance à restreindre le domaine de l’immunité des Etats. Le principe de l’immunité de juridiction n’est pas une règle absolue. L’Etat étranger n’en bénéficie que lorsqu’il agit en vertu de sa souveraineté (jure imperii). En revanche, il ne peut pas s’en prévaloir s’il a agi comme titulaire d’un droit privé ou au même titre qu’un particulier (jure gestionis) ; dans ce cas, l’Etat étranger peut être assigné devant les tribunaux suisses, à condition toutefois que le rapport de droit privé auquel il est partie soit rattaché de manière suffisante au territoire suisse (Binnenbeziehung).
Les actes accomplis jure imperii (ou actes de souveraineté) se distinguent des actes accomplis jure gestionis (ou actes de gestion) non par leur but, mais par leur nature intrinsèque. Il convient ainsi de déterminer, en recourant si nécessaire à des critères extérieurs à l’acte en cause, si celui-ci relève de la puissance publique ou s’il s’agit d’un rapport juridique qui pourrait, dans une forme identique ou similaire, être conclu entre deux particuliers.
Le juge doit aussi évaluer les intérêts en présence, c’est-à-dire celui de l’Etat étranger à bénéficier de l’immunité, celui de l’Etat du for à exercer sa souveraineté juridictionnelle et celui de la partie demanderesse à obtenir la protection judiciaire de ses droits. Lorsque des prétentions sont élevées par des cadres ou collaborateurs de missions diplomatiques, et en considération des intérêts ci-mentionnés, il est admis que l’Etat accréditant jouit de l’immunité de juridiction dans ses rapports avec ses agents exerçant des fonctions supérieures, tandis que, au contraire, les employés subalternes peuvent rechercher cet Etat devant les tribunaux de l’Etat du for.
Pour décider si le travail accompli par une personne qui est au service d’un État ressortit ou non à l’exercice de la puissance publique, il faut partir de l’activité en cause. En effet, à défaut de législation déterminant quelles fonctions permettent à l’État accréditant de se prévaloir, à l’égard de leurs titulaires, de son immunité, la désignation de la fonction exercée ne saurait être, à elle seule, un critère décisif. Aussi bien, selon les tâches qui lui sont confiées, tel employé apparaîtra comme un instrument de la puissance publique alors que tel autre, censé occuper un poste identique, devra être classé dans la catégorie des employés subalternes. Les fonctions subalternes relèvent essentiellement de la logistique, de l’intendance et du soutien, sans influence décisionnelle sur l’activité spécifique de la mission dans la représentation du pays.
En règle générale, l’immunité n’est pas reconnue lorsque l’employé demandeur est dépourvu de la nationalité de l’Etat accréditant et qu’il a été recruté et engagé dans l’Etat du for.
La qualification d’employé subalterne a notamment été donnée aux postes de chauffeur, de portier, de jardinier, de cuisinier (ATF 120 II 400 consid. 4b), de traducteur-interprète (ATF 120 II 408 consid. 5c), d’employé de bureau (ATF 110 II 255 consid. 4a), de femme de ménage (arrêt du Tribunal fédéral 4C_338/2002 du 17 janvier 2003 consid. 4.2), d’employée de maison (arrêt du Tribunal fédéral 4C_73/1996 du 16 mai 1997, Jahrbuch des Schweizerischen Arbeitsrechts [JAR] 1998 p. 298) ou de maître d’hôtel (arrêt du Tribunal fédéral 4A_331/2014 du 31 octobre 2014 consid. 3.4). Tenir la comptabilité et assurer le service des paiements ne se rattachent pas non plus à une fonction supérieure dans une mission diplomatique car ces tâches ne diffèrent guère de celles d’un comptable dans une entreprise privée (arrêt du Tribunal fédéral 4A_386/2011 du 4 août 2011 consid. 6).
Le caractère confidentiel marqué de l’activité de l’employé n’est pas un élément décisif pour qualifier cette activité, puisque bien des personnes travaillant au service d’un Etat sont amenées soit à accomplir des tâches confidentielles, soit à prendre connaissance de données ou informations de cette nature, bien qu’elles occupent des postes subalternes (ATF 120 II 408 consid. 5c).
Une mission d’expert-juriste au sein d’une commission des Nations Unis n’est en revanche pas un emploi subalterne (ATF 134 III 570 consid. 2.1 et 2.2).
La Suisse a ratifié la CNUIJE le 16 avril 2010 (cf. http://www.eda.admin.ch [Thèmes > Droit international public > Traités internationaux]; arrêté fédéral portant approbation et mise en œuvre de la CNUIJE du 11 décembre 2009, FF 2009 7969; Message du 25 février 2009 concernant l’approbation et la mise en œuvre de la CNUIJE, FF 2009 1443). Cette convention n’est pas encore entrée en vigueur, faute de ratification par un nombre suffisant d’États. Le Tribunal fédéral a cependant confirmé la pratique de la Cour, consistant à s’en inspirer lorsqu’il s’agit de rendre une décision fondée sur les règles générales du droit international public relatives à l’immunité de juridiction (cf. ATF 134 III 570 consid. 2.1; arrêt du Tribunal fédéral 4A_544/2011 du 30 novembre 2011 consid. 2.1), ceci y compris lorsque l’Etat accréditant n’en est pas signataire (arrêts du Tribunal fédéral 4A_331/2014 du 31 octobre 2014 consid. 3.2 et 4A_544/2011 précité consid. 2.1).
Sous le titre « Contrats de travail », l’art. 11 al. 1 CNUIJE dispose qu’à moins que les Etats concernés n’en conviennent autrement, un Etat ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre Etat, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’Etat et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat. Les Nations Unies ont ainsi posé un principe d’absence d’immunité de juridiction en matière de contestations liées à des contrats de travail, afin de limiter la portée de l’immunité dans ce domaine (arrêt du Tribunal fédéral 4A_542/2011 du 30 novembre 2011 consid. 2.2.2).
En principe, le défendeur ne peut donc invoquer son immunité, sous réserve des exceptions prévues à l’art. 11 par. 2 CNUIJE (arrêts du Tribunal fédéral 4A_308/2022 du 20 septembre 2022 consid. 3.1.2; 4A_481/2021 du 4 juillet 2022 consid. 3.1; 4A_331/2014 du 31 octobre 2014 consid. 3.1). L’État défendeur supporte le fardeau de la preuve desdites exceptions (en lien avec l’exception découlant de l’art. 11 par. 2 let. e CNUIJE, arrêts 4A_481/2021 précité consid. 3.2.2; 4A_544/2011 du 30 novembre 2011 consid. 2.3.2).
Selon l’art. 11 par. 2 CNUIJE, l’al. 1 n’est pas applicable si l’employé a été engagé pour « (…) s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique » (art. 11 par. 2 let. a CNUIJE), est « fonctionnaire consulaire » selon la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 (RS 0.191.02) (art. 11 par. 2 let. b/ii), ou encore est ressortissant de l’Etat employeur au moment où l’action est engagée, à moins qu’il n’ait sa résidence dans l’Etat du for (art. 11 par. 2 let. e CNUIJE).
La CNUIJE ne prévoit pas l’immunité de juridiction au motif qu’un employé subalterne est ressortissant de l’Etat employeur ; au contraire, elle exclut expressément l’immunité lorsqu’un employé ayant la nationalité de l’Etat employeur a sa résidence permanente dans l’Etat du for (art. 11 al. 2 let. e CNUIJE ; arrêt du Tribunal fédéral 4A_544/2011 du 30 novembre 2011 consid. 3.2). En outre, comme le Tribunal fédéral l’a rappelé à plusieurs reprises, la nationalité de l’employé chargé d’un travail subalterne ne suffit pas pour fonder une immunité de juridiction dès lors que cela reviendrait à étendre à l’excès l’immunité de juridiction de l’Etat étranger et à vider de son sens l’art. 11 al. 1 CNUIJE (arrêts du Tribunal fédéral 4A_331/2014 du 31 octobre 2014 consid. 3; 4A_544/2011 du 30 novembre 2011 consid. 2.1).
En ce qui concerne les litiges relevant d’un contrat de travail conclu entre des ambassades ou missions permanentes et le personnel employé par celles-ci pour accomplir des tâches subalternes, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que, dans sa jurisprudence constante, qui reflète le droit international coutumier, elle a toujours protégé les ressortissants de l’État du for (Cudak c. Lituanie, requérante de nationalité lituanienne, et lieu de travail situé à Vilnius, en Lituanie; Sabeh El Leil c. France, requérant de nationalité française, et lieu de travail situé à Paris, en France; Wallishauser c. Autriche, requérante de nationalité autrichienne, et lieu de travail situé à Vienne, en Autriche; Radunović c. Monténégro, requérants de nationalité monténégrine, et lieu de travail situé à Podgorica, au Monténégro; et Naku c. Lituanie, requérante de nationalité lituanienne, et lieu de travail situé à Vilnius) et les non-ressortissants qui y résident (Fogarty c. Royaume-Uni, requérante de nationalité irlandaise qui avait sa résidence permanente à Londres, où elle travaillait, et qui disposait d’une autorisation d’établissement permanente pour le Royaume-Uni) (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, affaire Ndayegamiye-Mporamazina c. Suisse du 5 février 2019 par. 61).
Selon l’art. 5 par. 1 let. f de la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963, les fonctions consulaires consistent notamment à agir en qualité de notaire et d’officier d’état civil, ainsi que certaines fonctions d’ordre administratif, pour autant que les lois et règlements de l’Etat de résidence ne s’y opposent pas.
Selon l’art. 35 par. 1 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963, l’Etat de résidence permet et protège la liberté de communication du poste consulaire pour toutes fins officielles. En communiquant avec le gouvernement, les missions diplomatiques et les autres postes consulaires de l’Etat d’envoi, où qu’ils se trouvent, le poste consulaire peut employer tous les moyens de communication appropriés, y compris les courriers diplomatiques ou consulaires, la valise diplomatique ou consulaire et les messages en code ou en chiffre. La correspondance officielle de la poste consulaire est inviolable et ne doit être ni ouverte ni retenue (art. 35 par. 2 et 3).
En l’espèce, les tâches concrètement effectuées par l’intimée seront examinées à l’aune des principes précités, étant rappelé que le fait que l’employeuse n’ait ni signé, ni ratifié la CNUIJE ne fait pas obstacle à l’application de ses principes, ce qui n’est au demeurant pas contesté.
Comme l’a retenu à raison le Tribunal, l’appelante n’est pas parvenue à démontrer que les tâches effectuées par l’intimée étaient en lien avec l’exercice de la puissance publique, alors que le fardeau de la preuve lui incombait à ce titre.
Elle n’a en particulier pas démontré en quoi l’activité de l’intimée, consistant à maintenir des contacts avec les autorités et institutions genevoises, la police et l’hôpital cantonal, dépasserait le cadre de ce qui relève d’une activité de secrétariat habituelle.
Concernant les actes liés à l’état civil, l’appelante n’a produit aucune pièce permettant de prouver que l’intimée aurait eu sa signature enregistrée et au bénéfice de la foi publique. (…) Au contraire, il ressort des documents produits que la signature du Consul était systématiquement nécessaire dans l’établissement des actes d’état civil, ce qui confirme que les tâches de l’appelante n’étaient que purement préparatoires, dans la mesure où elle n’avait pas la capacité de prendre de décisions quant à l’issue des procédures relatives à l’état civil. Les courriels électroniques envoyés par l’intimée, dont se prévaut l’appelante, font certes ressortir que l’intimée communiquait avec les administrés afin de leur indiquer les documents nécessaires à l’établissement d’actes d’état civil et fixait les rendez-vous au Consulat; ils ne permettent toutefois pas de retenir que ces tâches ressortiraient à la puissance publique. Il en va de même des allégations faites par l’appelante en première instance, selon lesquelles l’intimée aurait bénéficié de formulaires d’état civil vierges et présignés par le Consul, dès lors que, dès lors que selon la Directive 243-GRC/012, la signature d’un officier d’état civil était nécessaire pour les invalider, que lesdits formulaires portaient la signature d’un ancien Consul général au recto et non celle de l’intimée, qui ne disposait ainsi pas de la qualité nécessaire pour cela, et qu’en tout état, ces formulaires avaient été rendus inutilisables par la signature d’un ancien Consul général, de sorte que l’intimée ne pouvait en disposer librement afin d’établir des actes d’état civil, comme le soutient l’appelante.
L’appelante se prévaut pour la première fois en appel de la Convention de Vienne relative aux fonctions consulaires de 1963 concernant la fonction de notaire. Elle n’a pourtant jamais allégué que l’intimée aurait été fonctionnaire consulaire, a, au contraire, confirmé que l’intimée n’avait jamais bénéficié du statut diplomatique ou de privilèges y associés et a expressément concédé, dans ses écritures, que l’intimée ne pouvait officier en tant que notaire. L’on peine ainsi à comprendre son argumentation fondée sur cette convention. (…)
La présence d’un registre des prestations effectuées au sein du Consulat, dans lequel l’intimée y inscrivait ses tâches, ne saurait infirmer les considérations qui précèdent : il n’apporte en effet aucun indice quant au pouvoir décisionnel de celle-ci, ou concernant le caractère officiel de ses fonctions.
Concernant les tâches financières effectuées par l’intimée, il convient de confirmer l’approche du Tribunal fédéral en la matière, selon laquelle la tenue d’une comptabilité et le fait d’assurer le service de paiements ne se rattachent pas à une fonction supérieure dans une mission diplomatique, ce qui est par ailleurs démontré par l’engagement d’une comptable externe au Consulat. Au demeurant, la comparaison effectuée en première instance par l’appelante avec la fonction « d’administrateur de fonds » est vaine, dans la mesure où l’appelante n’a produit aucun document indiquant qu’elle avait reçu l’autorisation y afférente selon le règlement en vigueur pour l’intimée.
Comme l’a relevé à juste titre le Tribunal, de nombreux stagiaires ont effectué, en partie, des tâches identiques à celles de l’intimée, ce qui confirme que les tâches de cette dernière étaient nécessairement subalternes. Il serait en effet surprenant que des stagiaires s’arrogent des prérogatives relatives à la puissance publique. La préparation de la valise diplomatique est à cet égard un bon exemple : admettre qu’une telle tâche relèverait de la puissance publique reviendrait à dire que des stagiaires bénéficieraient des mêmes prérogatives que celles du Consul général ou du Consul adjoint. A suivre l’appelante, quiconque entrerait en contact physique avec la valise diplomatique – qui bénéficie de l’immunité – bénéficierait ainsi d’une immunité « de facto » et deviendrait titulaire de la puissance publique, ce qui apparaitrait pour le moins surprenant. (…)
Il découle de ce qui précède que les tâches accomplies par l’intimée étaient de simples tâches subalternes, qui relevaient du soutien aux activités du Consul ou du Consul adjoint, étant rappelé que le fait que l’intimée ait pu prendre connaissance d’informations confidentielles dans ce cadre n’y change rien. Elle ne bénéficiait ainsi pas de prérogatives relevant de la puissance publique.
A titre superfétatoire, la Cour relèvera que l’appelante a été embauchée au Consulat alors qu’elle se trouvait déjà en Suisse, et qu’elle a obtenu la nationalité Suisse en 2002. Le rattachement avec l’Etat du for est donc important, de sorte qu’elle doit bénéficier d’une protection accrue en tant qu’employée subalterne, conformément à la pratique développée en la matière, et étant rappelé que sa nationalité de l’Etat employeur est sans aucune pertinence à ce propos.
Au vu des considérations qui précèdent, l’immunité de juridiction soulevée par l’appelante sera rejetée et la décision du Tribunal confirmée.
(CJ GE Chambre des prud’hommes, arrêt CAPH/95/2024 du 21.11.2024, consid. 4)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM
