Récuser un juge pour un article de doctrine de sa plume?

Peut-on demander la récusation d’une juge en raison d’un article de doctrine qu’il aurait écrit ? C’est la thèse (originale…) défendue par les recourants dans un arrêt TF 7B_963/2024 du 28 novembre 2024. Extraits des considérants (dès 2.2.3) :

Selon l’art. 56 let. f CPP, toute personne exerçant une fonction au sein d’une autorité pénale est tenue de se récuser lorsque d’autres motifs, notamment un rapport d’amitié étroit ou d’inimitié avec une partie ou son conseil juridique, sont de nature à la rendre suspecte de prévention. 

L’art. 56 let. f CPP a la portée d’une clause générale recouvrant tous les motifs de récusation non expressément prévus aux lettres précédentes de l’art. 56 CPP. Cette clause correspond à la garantie d’un tribunal indépendant et impartial instituée par les art. 30 al. 1 Cst. et 6 par. 1 CEDH. Elle concrétise aussi les droits déduits de l’art. 29 al. 1 Cst. garantissant l’équité du procès et assure au justiciable cette protection lorsque d’autres autorités ou organes que des tribunaux sont concernés. Cette clause générale n’impose pas la récusation seulement lorsqu’une prévention effective du magistrat est établie, car une disposition interne de sa part ne peut guère être prouvée. Il suffit ainsi que ces circonstances donnent l’apparence de la prévention et fassent redouter une activité partiale du magistrat. Tel peut notamment être le cas de propos ou d’observations, formulés par le juge avant ou pendant le procès, dont la teneur laisse entendre que celui-ci s’est déjà forgé une opinion définitive sur l’issue de la procédure (ATF 137 I 227 consid. 2.1; 134 I 238 consid. 2.1; arrêts 7B_450/2024 du 1 er juillet 2024 consid. 2.2.2; 7B_57/2022 du 27 mars 2024 consid. 8.2.1). Dans ce contexte toutefois, seules des circonstances constatées objectivement doivent être prises en considération, les impressions purement subjectives des parties n’étant pas décisives (ATF 144 I 159 consid. 4.3; 142 III 732 consid. 4.2.2). 

Selon plusieurs auteurs, les opinions scientifiques émises par un juge à propos de questions juridiques similaires à celles posées par l’affaire ne peuvent que très exceptionnellement fonder une apparence de prévention, le critère décisif étant à cet égard que le juge puisse continuer à examiner les questions concrètement déterminantes d’une façon ouverte et complète (JEAN-MARC VERNIORY, in Commentaire romand, Code de procédure pénale suisse, 2 e éd. 2019, n° 36 ad art. 56 CPP et les références citées). 

 Les juges cantonaux (…) ont en (…)  relevé que, dans l’article litigieux, l’intimé [le juge dont la récusation était demandée] s’attachait essentiellement à dresser, dans une démarche scientifique, un panorama de la jurisprudence du Tribunal fédéral et de certaines cours pénales cantonales en lien avec la répression de militants pour le climat en raison des infractions commises dans le cadre de leurs actions. Ils ont ajouté qu’on ne voyait pas qu’une telle démarche serait en soi proscrite, ni qu’elle laisserait suspecter une prévention, en rappelant que le juge devait précisément connaître la jurisprudence et y faire au besoin référence dans ses jugements. La juridiction cantonale a en outre indiqué que si l’article mentionnait, au regret des recourants, que cette jurisprudence n’était pas favorable aux militants pour le climat, en particulier lorsqu’ils causaient des nuisances ou utilisaient des moyens qui excédaient le niveau de perturbation acceptable inhérent à l’exercice de leurs droits fondamentaux, cette circonstance ne pouvait pas être imputée à l’auteur de l’article (décision querellée, pp. 13-14). 

L’autorité cantonale a ensuite retenu qu’elle ne partageait pas le point de vue des recourants selon lequel l’intimé aurait fait preuve de sarcasme dans le choix de l’intitulé de son article et que cela refléterait un clair parti pris. Elle a relevé qu’il s’agissait d’une interprétation strictement personnelle des recourants et qu’il fallait plutôt voir, dans le choix du titre, un trait d’esprit qui contribuait à rendre la lecture attractive, sans qu’on discernât une quelconque défiance à l’égard des manifestants. Elle a par ailleurs observé que, dans son article, l’intimé ne critiquait pas et ne contestait pas en tant que telle la légitimité du message propagé par les manifestants, ni ne remettait en cause la réalité scientifique du dérèglement climatique et le caractère urgent des actions à entreprendre pour y remédier. La cour cantonale a enfin examiné le troisième paragraphe de la conclusion de l’article et a considéré, après avoir mentionné une partie de son contenu (« les troubles à l’ordre public et les déviations d’itinéraires des services d’intérêt général et des transports publics n’ont en aucune manière pu exercer un impact positif sur le dérèglement climatique, pas plus que la résistance des manifestants à leur évacuation par la police »), que cette approche s’inscrivait dans la ligne de la jurisprudence du Tribunal fédéral qui était décrite tout au long de l’article, à savoir notamment l’ATF 149 IV 217. À cet égard, elle a estimé qu’il n’y avait pas lieu de déduire une apparence de partialité du seul fait que le magistrat tenait cette jurisprudence pour pertinente. Elle a ajouté qu’il ressortait des propos conclusifs de l’intimé que celui-ci entendait rappeler que les actions choisies par les manifestants n’apportaient aucune contribution directe à l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre et que cela relevait de l’évidence. Elle encore indiqué que l’intimé ne remettait pas pour autant en cause le caractère respectable de leurs actions, en tant qu’elles visaient à sensibiliser la population sur les conséquences néfastes des dérèglements climatiques, et ne faisait pas référence aux causes sur lesquelles il lui reviendrait de statuer (décision querellée, pp. 14-15).

Les recourants, qui se limitent à critiquer le contenu de l’article litigieux afin d’en tirer des éléments qui permettraient, selon eux, d’en déduire que l’intimé serait – à tout le moins en apparence – prévenu à leur égard, ne s’en prennent toutefois absolument pas à la motivation cantonale susmentionnée. On cherche en effet en vain, dans l’entier de leur recours au Tribunal fédéral, des références aux considérants de la décision querellée. Or, pour satisfaire à leur exigence de motivation, il leur appartenait de discuter au moins brièvement de tels considérants afin de pouvoir livrer une argumentation qui s’y rapporte, ainsi qu’à la question juridique tranchée. (…)  En réalité, les recourants critiquent librement l’article litigieux et la rédaction de celui-ci par son auteur, sans se préoccuper des règles en matière de motivation d’un recours au Tribunal fédéral ni, d’ailleurs, comme on le verra ci-après, de celles relatives à son pouvoir d’examen, de sorte que leur recours se révèle irrecevable. 

Les recourants formulent également plusieurs griefs qui reposent sur des faits qui ne ressortent pas de la décision querellée. (…)

 En tout état de cause, les critiques formulées par les recourants envers l’article litigieux afin de tenter de démontrer l’apparence de prévention de son auteur relèvent, de manière générale, et comme l’a mentionné la juridiction cantonale, d’impressions purement subjectives, qui ne sauraient être décisives dans le cadre de l’examen d’un motif de récusation. L’article de l’intimé s’attache en effet essentiellement à dresser, dans une démarche scientifique, un état des lieux ou un panorama d’une partie de la jurisprudence rendue par le Tribunal fédéral, certaines cours cantonales, voire la CourEDH. L’intimé n’y livre aucune appréciation politique, mais se limite pour l’essentiel à passer en revue plusieurs cas ayant occupé la justice pénale ces dernières années. Il est dès lors logique que l’intimé fasse état des sanctions pénales y relatives. On peut d’ailleurs préciser que l’intimé ne se limite pas à cela, mais passe également en revue la question des faits justificatifs et des circonstances atténuantes, ainsi que des cas dans lesquels une sanction pénale n’a pas été considérée comme justifiée. L’article en question n’est par conséquent pas orienté, comme veulent le faire croire les recourants, uniquement en défaveur des militants pour le climat, de sorte qu’on ne saurait déceler un parti pris de l’intimé. À cela s’ajoute que l’écrit a été rédigé, à un instant donné, dans le cadre d’un mélange en l’honneur d’une professeure et n’a ainsi pas vocation à être exhaustif comme pourrait éventuellement l’être, par exemple, une thèse de doctorat ou un ouvrage. On ne saurait dès lors suivre les critiques des recourants selon lesquelles l’intimé n’aurait pas pris en considération tel ou tel ouvrage de doctrine, un rapport des Nations Unies, la jurisprudence de la CourEDH ou le fait que des affaires seraient encore pendantes devant cette cour. 

Par ailleurs, il est peut-être vrai que l’intimé a fait référence à des arrêts rendus par le Tribunal fédéral qui portent, comme pour les recourants, sur un complexe de faits qui découle de la manifestation qui s’est déroulée le 20 septembre 2019, voire de celle du 27 septembre 2019, à U.________. Cependant, les recourants ne prétendent pas que les précédents mentionnés par l’intimé porteraient précisément sur les causes qui les concernent personnellement et que celui-ci aurait donc déjà statué à l’avance sur leur cas. Pour le reste, ils ne s’en prennent pas au raisonnement pertinent de la cour cantonale, à savoir que le juge est supposé connaître la jurisprudence, en particulier celle du Tribunal fédéral, que – ne leur en déplaise – celle-ci ne leur est généralement pas favorable, notamment lorsqu’ils causent des nuisances ou utilisent des moyens qui excèdent le niveau de perturbation toléré, et que cette ligne de jurisprudence n’est dès lors nullement imputable à l’intimé. Sur ce point, on peut préciser qu’il n’y a pas lieu de suivre les recourants lorsqu’ils affirment que la conclusion de l’intimé – en ce sens qu’une sanction poursuit, dans ces cas, un but légitime et est conforme aux exigences de la CourEDH – se rapporterait aux faits qui leur sont reprochés, dès lors que cela ne ressort pas de l’article litigieux et que cette conclusion a une teneur plus générale. Ainsi, on ne saurait reprocher à l’intimé d’avoir, dans son article, formulé quelques remarques, brèves et mesurées, allant dans le sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral. En définitive, les recourants ne fournissent pas d’indice permettant de considérer que l’intimé ne pourra pas examiner, d’une façon ouverte et complète, les arguments invoqués par les recourants et les questions déterminantes qui se poseront devant lui lors de l’examen concret de leur cause.

 Il s’ensuit que l’autorité cantonale n’a pas violé le droit fédéral en considérant qu’il n’existait en l’espèce aucun motif de récusation au sens de l’art. 56 let. f CPP et en rejetant les requêtes de récusation des recourants. 

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans Droit pénal, Procédure, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire