La poule, animal anodin et stupide

Avant que l’on me traite de spéciste ou que l’on m’accuse de discrimination envers les gallinacés, je tiens tout de suite  à préciser que le jugement de valeur contenu dans le titre de cette note n’est pas de moi, mais est tiré d’un arrêt de la Cour d’appel de Riom du 7 septembre 1995. J’éprouve par ailleurs envers les poules les mêmes sentiments fraternels qu’envers ma fidèle Chief Happiness Officer, Miss Dona Spaniel, qui ronfle sous mon bureau au moment où j’écris ceci (même si je mange volontiers un bon poulet…)

Que disait donc la CA de Riom dans cet arrêt, qui est devenu justement célèbre dans les facultés de droit en France ?

Le facétieux Président Alzuyeta, à l’appui de sa décision dans un dossier de conflit de voisinage portant sur les nuisances d’un poulailler, retenait ce qui suit :

« Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n’est encore parvenu à le dresser, pas même un cirque chinois ;

Que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d’un œuf) au serein (dégustation d’un ver de terre), en passant par l’affolé (vue d’un renard) ;

Que ce paisible voisinage n’a jamais incommodé que ceux qui, pour d’autres motifs, nourrissent du courroux à l’égard des propriétaires de ces gallinacés ;

Que la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d’orchestre et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Sallèdes (402 âmes) dans le département du Puy-de-Dôme.

Par ces motifs :

Statuant publiquement et contradictoirement,

Infirme le jugement, déboute le sieur R. de son action et le condamne aux dépens. »

Or comme le relève justement Nicolas Thomassin dans son commentaire (in : Lionel Andreu (éd.), Les petits arrêt de la jurisprudence insolite, Dalloz, 2025, pp. 4-8), l’arrêt a justement été cassé (Cass.civ., 2e, 18 juillet 1997, 95-20.652) car le trouble de voisinage s’apprécie toujours in concreto, et ne saurait donc être simplement établi par des considérations toutes générales sur les gallinacés, lesquels méritent d’ailleurs apparemment mieux que les adjectifs dont on les affuble à Riom.

Et c’est là que le titre de l’ouvrage collectif dont est issue cette décision prend tout son sens : bien loin d’être un simple bêtisier, ce recueil de commentaires est une présentation non de grands arrêts, non de décisions célèbres qui auraient modifié l’interprétation de telle ou telle disposition, couvert une lacune, renouvelé la compréhension de tel ou tel chapitre du droit, mais bien de la petite monnaie de la jurisprudence, des décisions farfelues, poétiques, parfois énervées, issus des travaux de juges rêveurs ou littérateurs, des griefs de plaideurs peu pourvus par les muses en ce qui concerne l’intellect ou de mémoires ou plaidoiries d’avocats passablement mal inspirés. C’est de cette marge, de cette lie du droit, que jaillit le commentaire, l’explication des mécanismes de différents objets du droit des obligations, des droits réels, de la procédure ou du droit pénal, portés par des plumes inspirées, souvent ironiques et très pédagogiques d’une joyeuse tablée d’universitaires français qui se sont penchés sur les poules, la grenouille comme res nullius, le tri du linge par la ménagère avant la lessive, le choix par le teckel de son lieu de résidence, l’utilisation du papier toilette pour faire un chèque, l’interruption de la causalité adéquate pour un coup de vent, le débiteur comparé à un œuf, etc.

Et comme le résume parfaitement le Professeur Rémy Libchaber dans sa préface :

« Les questions intelligentes sont en réalité les plus faciles à affronter, car elles entrent dans un cadre conceptuel partagé qui détermine la réponse. En revanche, les questions en apparence les plus stupides remettent en cause le cadre convenu, ce qui oblige certes à rappeler les termes dans lesquels la réponse devrait s’inscrire, en prenant le risque de dévoiler l’étonnante artificialité du discours du droit. C’est pourquoi les commentaires sont particulièrement utiles, qui mettent en évidence la difficulté à convoquer un mode de pensée orthodoxe en répondant à une question déplacée. » (Ibid., pp. xvii-ix).

On rit donc beaucoup en lisant Les petits arrêts de la jurisprudence insolite, mais on apprend beaucoup aussi. Le juriste suisse y trouvera matière à réflexion sur bien des sujets.  

C’est aussi un magnifique hommage au droit en train de de se faire, à la fabrique de la jurisprudence, et à toutes les petites mains qui s’affairent dans ce gigantesque atelier. L’année éditoriale commence bien.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans Divers, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire