Capacité de discernement lors d’une démission

Le recourant [ancien employé] conteste avoir eu la capacité de discernement en envoyant son courrier de démission le 26 décembre 2010. La cour cantonale se serait écartée sans raison des deux expertises judiciaires qui attestent son incapacité de discernement et aurait ainsi versé dans l’arbitraire. 

 On comprend de la motivation de la cour cantonale que, sur la base des avis médicaux exprimés par les médecins consultés par le recourant et des deux expertises, elle a admis une incapacité générale de discernement. Elle a néanmoins retenu, par rapport à la résiliation contractuelle, que le recourant disposait de sa capacité de discernement à ce moment précisément. Elle a indiqué que l’expertise du Dr D.________ contenait des contradictions en retenant l’incapacité de discernement tout en admettant que la composante de compréhension de la capacité de discernement du recourant n’était pas gravement altérée et son courrier de démission cohérent. L’expert C.________ avait quant à lui outrepassé sa mission d’expertise, laquelle était de surcroît incomplète en ne se prononçant pas sur l’aspect cohérent du courrier de démission.  

 Le litige porte sur la question de savoir si la cour cantonale a retenu de manière arbitraire, sur la base des preuves, notamment des rapports d’expertise, que, compte tenu de son état de santé générale, le recourant était capable de discernement en résiliant son contrat de travail.  

 La résiliation litigieuse remonte à décembre 2010. L’art. 16 CC a été modifié avec le nouveau droit de protection de l’adulte, entré en vigueur le 1er janvier 2013. Jusqu’au 31 décembre 2012, sa teneur était que « [t]oute personne qui n’est pas dépourvue de la faculté d’agir raisonnablement à cause de son jeune âge, ou qui n’en est pas privée par suite de maladie mentale, de faiblesse d’esprit, d’ivresse ou d’autres causes semblables, est capable de discernement dans le sens de la présente loi ». Dans sa version actuelle, cet article dispose que « [t]oute personne qui n’est pas privée de la faculté d’agir raisonnablement en raison de son jeune âge, de déficience mentale, de troubles psychiques, d’ivresse ou d’autres causes semblables est capable de discernement au sens de la présente loi ».  

En référence à la jurisprudence fédérale, la cour cantonale a relevé que la portée matérielle des deux dispositions était néanmoins identique (arrêt 5A_951/2016 du 14 septembre 2017 consid. 3.1.1). Elle a ainsi articulé son raisonnement sur la nouvelle disposition. Le recourant ne remet pas en cause cette approche. 

 La résiliation d’un contrat est un droit formateur ( Gestaltungsrechtdiritto formatore); un seul des cocontractants peut modifier unilatéralement, par sa seule manifestation de volonté, la situation juridique de l’autre partie (ATF 135 III 441 consid. 3.3; 133 III 360 consid. 8.1.1). L’exercice d’un droit formateur est univoque, sans condition et revêt en principe un caractère irrévocable (ATF 135 III 441 consid. 3.3; 133 III 360 consid. 8.1.1).  

 Selon l’art. 18 CC, les actes de celui qui est incapable de discernement n’ont pas d’effet juridique. Toute personne qui n’est pas privée de la faculté d’agir raisonnablement en raison de son jeune âge, de déficience mentale, de troubles psychiques, d’ivresse ou d’autres causes semblables est capable de discernement au sens de la présente loi (art. 16 CC). Cette notion comporte deux éléments: un élément intellectuel, la capacité d’apprécier le sens, l’opportunité et les effets d’un acte déterminé, et un élément volontaire ou caractériel, la faculté d’agir en fonction de cette compréhension raisonnable, selon sa libre volonté (ATF 144 III 264 consid. 6.1.1; 134 II 235 consid. 4.3.2). La capacité de discernement est relative: elle ne doit pas être appréciée dans l’abstrait, mais concrètement, par rapport à un acte déterminé, en fonction de sa nature et de son importance, les facultés requises devant exister au moment de l’acte (ATF 144 III 264 consid. 6.1.1; 134 II 235 consid. 4.3.2; arrêt 5A_823/2022 du 17 mai 2023 consid. 3.2.1).  

La capacité de discernement est présumée (ATF 144 III 264 consid. 6.1.2). En revanche, lorsqu’il est avéré qu’au moment d’accomplir l’acte litigieux, une personne se trouve dans un état durable d’altération mentale liée à l’âge ou à la maladie, qui, selon l’expérience générale de la vie, l’empêche d’agir raisonnablement, elle est alors présumée dépourvue de la capacité d’agir raisonnablement en rapport avec l’acte litigieux. Cette présomption de fait concerne les personnes, qui, au moment de l’acte, se trouvent dans un état durable d’altération mentale liée à l’âge ou à la maladie (ATF 144 III 264 consid. 6.1.3). La présomption d’incapacité liée à un état général d’altération mentale peut être renversée en établissant que la personne intéressée a accompli l’acte litigieux dans un moment de lucidité; elle peut également l’être en démontrant que, dans le cas concret, à savoir en fonction de la nature et de l’importance de l’acte déterminé, la personne était en mesure d’agir raisonnablement (ATF 144 III 264 consid. 6.1.3; arrêt 4A_148/2023 du 4 septembre 2023 consid. 7.3 non publié aux ATF 150 III 147). La contre-preuve que la personne concernée a agi dans un intervalle lucide étant difficile à rapporter, la jurisprudence facilite la preuve: il suffit de prouver que la personne concernée, malgré une incapacité générale de discernement au vu de son état de santé, était au moment déterminant capable de discernement avec une vraisemblance prépondérante (ATF 124 III 5 consid. 1b; arrêt 5A_16/2016 du 26 mai 2016 consid. 4.1.2). 

 Le juge apprécie librement la force probante d’une expertise. Dans le domaine des connaissances professionnelles particulières, il ne peut toutefois s’écarter de l’opinion de l’expert que pour des motifs importants qu’il lui incombe d’indiquer, par exemple lorsque le rapport d’expertise présente des contradictions ou attribue un sens ou une portée inexacts aux documents et déclarations auxquels il se réfère. Il doit donc examiner, si, sur la base des autres preuves et des observations formulées par les parties, des objections sérieuses viennent ébranler le caractère concluant des constatations de l’expertise. Il est même tenu, pour dissiper ses doutes, de recueillir des preuves complémentaires lorsque les conclusions de l’expertise judiciaire se révèlent douteuses sur des points essentiels. En se fondant sur une expertise non concluante ou en renonçant à procéder aux enquêtes complémentaires requises, le juge pourrait commettre une appréciation arbitraire des preuves et violer l’art. 9 Cst. (ATF 138 III 193 consid. 4.3.1; 136 II 539 consid. 3.2).  

 Se référant aux art. 150, 152, 154, 183 et 185 CPC et 29 Cst., le recourant laisse entendre que la cour cantonale ne pouvait s’écarter des expertises sans violer son droit d’être entendu sans en ordonner une nouvelle. De la sorte, il s’en prend à l’appréciation des preuves et ne formule aucun grief véritablement distinct de son reproche d’une appréciation arbitraire des preuves.  

 Le recourant ne parvient pas à démontrer l’arbitraire dans l’établissement des faits.  

La cour cantonale a admis, sur la base des rapports d’expertise et des avis médicaux que le recourant souffrait d’une atteinte à ses capacités mentales. En revanche, elle a considéré que le recourant disposait d’un discernement suffisant au moment où il avait rédigé sa lettre de démission. Elle a relevé les contradictions de l’expertise D.________ ( supra consid. 3.1). Cette constatation est exempte d’arbitraire. Elle a aussi relevé sans arbitraire les faiblesses de l’expertise C.________ ( ibidem). C’est donc à raison qu’elle a examiné en particulier le contenu du courrier de démission. Elle en a déduit que le recourant avait écrit un courrier cohérent. Il avait mentionné le délai de congé et évoqué ses actions bloquées dont il savait qu’il ne pourrait en bénéficier en raison de sa démission. Il s’était assuré de la notification du courrier par l’utilisation d’un transporteur professionnel. La cour cantonale en a déduit que le courrier avait été rédigé dans un moment de lucidité. Cette approche ne souffre d’aucun arbitraire. Le recourant se réfère aux expertises et aux avis médicaux mais n’établit pas en quoi l’analyse du contenu du courrier de démission serait arbitraire. Il oppose sa vision à celle retenue dans une démarche appellatoire, partant irrecevable.  

Il s’ensuit que la cour cantonale a retenu sans violer le droit fédéral ni arbitraire que le recourant disposait d’une capacité de discernement suffisante pour rédiger sa lettre de démission et l’envoyer. La résiliation du contrat était donc valable de sorte qu’il ne disposait d’aucune prétention en arriéré de salaire. La problématique de la prescription n’a à cet égard plus de portée.  

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_1/2024 du 16 janvier 2025, consid. 3)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans capacité de discernement, Fin des rapports de travail, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire