La rémunération convenable comme protection contre l’exploitation des travailleurs

La notion de rémunération convenable au sens de l’art. 349a al. 2 CO s’est progressivement développée dans la jurisprudence et la doctrine pour devenir un principe fondamental de protection du travailleur rémunéré principalement ou exclusivement par des provisions. À l’origine cantonnée aux voyageurs de commerce, cette norme est aujourd’hui appliquée par analogie à d’autres catégories de travailleurs, dès lors que leur salaire dépend essentiellement ou totalement du résultat de leur activité (rémunération par provisions ou commissions). Elle vise à éviter les systèmes de rémunération abusifs, dans lesquels l’employeur ferait miroiter des commissions inatteignables, créant une précarité salariale inadmissible, pour exploiter la situation de l’employé.

L’article 349a al. 2 CO impose que la rémunération convenue « soit convenable » lorsque le travailleur est payé principalement à la commission. Ce caractère convenable doit permettre au travailleur, selon les critères de la jurisprudence, de vivre décemment, en tenant compte de plusieurs facteurs : son engagement au travail, sa formation, ses années de service, son âge, ses charges sociales, et les usages de la branche (cf. ATF 129 III 664 consid. 6.1, repris dans ATF 139 III 214 consid. 5.1)​.

L’ATF 139 III 214 constitue un arrêt de principe sur l’extension de la protection prévue à l’art. 349a al. 2 CO à d’autres travailleurs que les seuls voyageurs de commerce. Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a confirmé que cette disposition pouvait être appliquée par analogie à tous les travailleurs payés essentiellement à la provision. Il a jugé qu’un salaire net moyen de 2’074 francs par mois ne permettait pas de vivre décemment en Suisse, même en l’absence de défaut de prestations, et a donc été considéré comme non convenable, justifiant une adaptation rétroactive de la rémunération. Ce cas illustre bien que l’insuffisance des résultats, si elle n’est pas imputable au salarié, ne fait pas obstacle à la reconnaissance d’un salaire insuffisant au regard de l’article 349a al. 2 CO​.

À l’inverse, dans l’arrêt CAPH/25/2022 du 16 février 2022, la rémunération mensuelle moyenne perçue (2’288 francs nets) a été jugée insuffisante en apparence. Toutefois, le Tribunal, suivi par le Tribunal fédéral (4A_129/2022), a constaté que le salarié n’avait pas fourni les prestations attendues, notamment en ne respectant pas les consignes de son employeur et en montrant des lacunes dans le suivi des dossiers. Des comparaisons avec ses collègues ont démontré qu’il aurait été possible, dans les mêmes conditions, de percevoir des commissions nettement plus élevées. L’insuffisance de la rémunération ne procédait donc pas d’un modèle de rémunération abusif, mais bien d’un manque de performance fautif. Le Tribunal a donc écarté l’application de l’art. 349a al. 2 CO, confirmant que ce dernier ne vise pas à garantir un salaire minimum inconditionnel, mais à prévenir les situations structurellement abusives​.

L’arrêt ACJC/372/2025 du 13 mars 2025 (Cour de justice GE) apporte un éclairage complémentaire, notamment sur la période d’essai. Il y est rappelé que l’art. 349a al. 3 CO autorise une dérogation temporaire à l’exigence de convenabilité pendant les deux premiers mois de l’essai, pour autant que le salaire soit fixé par écrit. En l’espèce, une clause contractuelle prévoyait une rémunération uniquement composée de commissions, sans limitation temporelle explicite. La Cour a jugé que cette clause, bien qu’écrite, ne pouvait déployer ses effets que durant les deux premiers mois, au-delà desquels la rémunération devait être conforme à l’art. 349a al. 2 CO. Ainsi, la protection redevient impérative passé ce délai​.

Mais l’apport essentiel de cet arrêt réside dans l’articulation avec le droit cantonal genevois, en particulier le salaire minimum horaire prévu par la LIRT et l’arrêté du Conseil d’État. La Cour affirme que le droit cantonal peut coexister avec le droit fédéral, en agissant comme un filet de sécurité, même pendant la période d’essai. Dès lors, même si une clause dérogatoire à l’art. 349a al. 2 CO est valable en vertu de l’al. 3, elle ne permet pas de déroger au salaire minimum cantonal. Ce raisonnement s’inscrit dans la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 143 I 403), qui admet que des mesures cantonales de politique sociale peuvent s’imposer comme plancher salarial, indépendamment des stipulations contractuelles​.

Sur le plan probatoire, le fardeau de démontrer que la rémunération convenue n’est pas convenable incombe au travailleur. Il doit établir que les résultats insatisfaisants ne sont pas dus à un manque de diligence, mais à un système de rémunération intrinsèquement insuffisant, ou à des conditions de travail défavorables. À défaut de preuve convaincante sur ce point, les tribunaux refusent généralement d’adapter le salaire​.

Enfin, la jurisprudence et la doctrine s’accordent pour reconnaître le caractère semi-impératif de l’art. 349a al. 2 CO, ce qui signifie que l’on ne peut y déroger qu’en faveur du travailleur. Cela justifie l’extension de la protection à d’autres formes de contrat et l’intervention du juge pour redresser un déséquilibre structurel au détriment de l’employé.

En conclusion, la jurisprudence actuelle, consolidée par des arrêts tels que ATF 139 III 214, CAPH/25/2022, et ACJC/372/2025, trace une ligne claire : l’article 349a al. 2 CO a une vocation protectrice, applicable chaque fois que la rémunération par commissions ne garantit pas au travailleur une vie décente. Cette norme s’impose comme un correctif juridique contre les abus liés à la précarité salariale, en tenant compte non seulement des conventions écrites mais aussi des réalités économiques et sociales dans lesquelles évolue le travailleur. Elle s’inscrit dans une dynamique plus large, où le droit du travail n’est pas seulement garant de la liberté contractuelle, mais aussi de la dignité et de l’équité dans la relation de travail.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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