L’output d’un système d’intelligence artificielle peut-il être protégé par le droit d’auteur en Suisse ?

Introduction

La prolifération des systèmes d’intelligence artificielle générative (IA générative), capables de produire des images, du texte, de la musique ou des vidéos, interroge le droit d’auteur. En Suisse, comme ailleurs, les créations issues de ces systèmes posent la question centrale suivante : peut-on accorder une protection juridique à ces outputs au regard du droit d’auteur, alors même qu’ils peuvent être produits sur la base de prompts qui sont de simples « suggestions », et dont le résultat n’est pas reproductible ?

Pour répondre à cette question, il faut partir de la législation en vigueur, notamment de la Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA, RS 231.1), puis explorer les lignes de fracture dans la doctrine suisse, avant d’élargir le regard à l’échelle comparative et internationale.

1. Le cadre juridique suisse actuel : création de l’esprit et individualité

Selon l’article 2 alinéa 1 LDA, est protégée « toute création de l’esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel »​. Ce double critère — création de l’esprit et individualité — constitue le fondement de la protection par le droit d’auteur. Cette définition, stable depuis 1992, n’a pas été conçue pour les productions non humaines. Elle présuppose une activité intellectuelle humaine, orientée vers la création, portant l’empreinte personnelle de l’auteur.

Le droit suisse s’inscrit dans une tradition anthropocentrée de la propriété intellectuelle : la notion de « création de l’esprit » implique nécessairement une intervention humaine consciente, volontaire et originale​. l’auteur doit être une personne physique, ce qui exclut l’octroi de la qualité d’auteur à une entité non humaine(cf. art. 6 LDA) :

2. L’exclusion de l’IA en tant qu’auteur : constats suisses et comparés

L’arrêt Thaler rendu aux États-Unis en mars 2025 illustre bien cette exclusion. Le juge y rappelle que l’auteur au sens du Copyright Act de 1976 doit être un être humain. En l’espèce, l’œuvre « A Recent Entrance to Paradise » générée par une IA ne pouvait être enregistrée, le requérant ayant désigné l’IA comme unique auteur​.

Cette approche a un écho en Suisse : l’IA, en tant qu’entité non humaine, ne peut être considérée comme auteur au sens de la LDA. L’Office fédéral de la justice (OFJ), dans son analyse juridique de 2024 (file:///C:/Users/phe48/Downloads/Analyse%20juridique%20(6).pdf), confirme que « la législation actuelle ne permet pas d’attribuer la qualité d’auteur à une IA » et qu’une évolution législative serait nécessaire pour envisager une telle hypothèse​.

3. La question de l’auteur humain en cas d’utilisation d’une IA

Reste une hypothèse centrale : un humain utilisant un système d’IA peut-il être considéré comme l’auteur du contenu généré, et à quelles conditions ? Cette possibilité est admise, mais sous condition stricte que l’humain exerce un contrôle créatif réel sur le processus génératif.

Il convient de distinguer différents degrés d’intervention humaine : l’auteur du modèle (développeur), l’utilisateur du système (prompt engineer) et l’auteur du dataset (curateur de données)​. Seul l’utilisateur qui oriente suffisamment la génération, en lui imprimant une empreinte personnelle et en exerçant un véritable choix créatif, pourrait être reconnu comme auteur. Si l’IA fonctionne de manière autonome sans apport substantiel humain, aucune protection par le droit d’auteur ne peut être revendiquée. Dit autrement, l’output généré par une IA pourrait faire l’objet d’une protection si et seulement si un être humain a déterminé de manière décisive les éléments originaux de l’œuvre.

4. Le critère d’originalité : obstacle fondamental à la protection automatique

La protection des outputs d’IA achoppe souvent sur la notion d’originalité. La jurisprudence et la doctrine suisse exigent une « individualité » de l’œuvre qui manifeste une démarche propre à l’auteur. Cela implique une liberté de création et un apport personnel. Or, dans le cas d’une IA générative, l’originalité découle souvent d’un processus statistique, déterminé par un algorithme entraîné sur des données massives, sans que l’on puisse identifier un apport créatif personnel du concepteur ou de l’utilisateur.

La distinction entre IA assistée et IA autonome : si l’IA assiste un humain qui reste maître de la création, la protection est envisageable. En revanche, si l’IA crée de manière largement autonome, sans intervention humaine déterminante, l’œuvre ne saurait être protégée en droit suisse​.

5. Vers un besoin de législation ou d’interprétation évolutive ?

L’état actuel du droit suisse ne permet pas de reconnaître une protection systématique des outputs d’IA. Néanmoins, plusieurs voix appellent à une adaptation législative. L’OFJ reconnaît que l’absence de protection peut créer des insécurités juridiques, notamment dans les secteurs culturels et technologiques. Il évoque la possibilité d’une réforme future qui permettrait de protéger certaines créations algorithmiques dans des cas encadrés, par exemple via un droit voisin sui generis​.

Certains mettent en garde contre les effets pervers d’une absence de protection, notamment dans les domaines où l’innovation repose sur l’exploitation d’outputs générés par l’IA. Ils proposent une reconnaissance indirecte des droits, par le biais de licences contractuelles ou de régimes sectoriels spécifiques​.

Conclusion

À ce jour, en droit suisse, un contenu généré de manière autonome par une IA ne peut pas bénéficier de la protection du droit d’auteur. L’absence d’apport intellectuel humain exclut la satisfaction du critère fondamental de création de l’esprit. Toutefois, lorsque l’intervention humaine est déterminante — notamment par l’orientation de l’IA ou la sélection des outputs —, une protection demeure possible à condition que l’œuvre manifeste une individualité suffisante.

L’avenir du droit d’auteur face à l’IA pourrait passer par une évolution de la jurisprudence, mais aussi, plus vraisemblablement, par une réforme législative. En attendant, les utilisateurs et développeurs d’IA devront recourir à des mécanismes alternatifs (contrats, droits voisins, marques) pour protéger leurs intérêts économiques liés aux créations générées par l’IA.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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