Le droit de ne pas utiliser Internet (I)

[Le thème est d’actualité : droit à la déconnection, méfiance devant les big techs, choix de vie alternatifs…. C’est dire l’intérêt du recueil d’articles de D. Kloza/E.Kuzelewska/E.Lievens/V.Verdoodt (éds.), The Right not to use the Internet, Londres New York 2025, qui vient de paraître et qui est en accès libre ici : https://www.taylorfrancis.com/reader/download/46308b34-c16f-4e19-b89e-f7694b08a9fd/book/pdf?context=ubx.

J’en extrait quelques réflexions résumées de l’intéressant article de Julien Rossi, Is there a right to be offline for no reason in France ? qui me semble bien poser les enjeux :]

1. Introduction

En France, l’usage d’Internet s’avère incontournable pour accomplir les démarches de la vie quotidienne, des plus triviales au plus vitales : inscription scolaire, démarches fiscales, rendez-vous médicaux, achat de titres de transport ou encore obtention de prestations sociales. Cette numérisation systématique, imposée par l’État, transforme profondément les modalités d’accès aux droits.

Malgré la persistance d’une fracture numérique — 8 % de la population française n’utilisait toujours pas Internet en 2022 — la pression sociale et administrative pour se conformer à l’usage des technologies en ligne ne cesse de croître.

La question se pose donc de savoir si, en l’état actuel du droit français et européen, il est possible d’inférer l’existence d’un droit à vivre hors ligne.

2. Premier fondement mobilisable : le droit à la non-discrimination

L’obligation de recourir aux démarches numériques a généré de nouvelles formes d’exclusion. Les populations les plus touchées sont notamment les personnes âgées, handicapées ou en situation de précarité sociale. En 2019, un prêtre malvoyant a ainsi été condamné à une amende pour avoir voyagé sans billet, ne pouvant utiliser la borne numérique inaccessible de la SNCF. Plus globalement, une étude de 2020 a révélé que près de 74 % des retraités français étaient dans l’incapacité de réaliser seuls des démarches administratives en ligne.

Sur le plan juridique, l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) prohibe toute discrimination dans l’exercice des droits garantis, y compris en raison du handicap. La directive européenne 2016/2102 impose quant à elle aux États membres de rendre accessibles leurs services numériques publics.

En droit interne, la loi du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances a instauré une obligation d’accessibilité pour les services publics numériques. Pourtant, dans la pratique, l’accessibilité demeure largement déficiente : en 2024, le portail des étrangers en France n’était conforme qu’à 60 % aux standards requis, tandis que « Mon Espace Santé » restait partiellement conforme.

Dans deux décisions rendues en 2022 et 2024, le Conseil d’État a précisé les conditions permettant l’imposition de procédures numériques (3 juin 2022 (no 452798) et 17 janvier 2024 (no 466052). Le juge administratif a reconnu la possibilité pour l’administration de privilégier des démarches en ligne, à condition que soit garanti un accès effectif aux droits. Cette obligation implique la mise en place d’un accompagnement pour les personnes rencontrant des difficultés numériques et la mise à disposition d’une alternative hors ligne pour celles se trouvant, malgré cet accompagnement, dans l’impossibilité de recourir aux outils numériques.

Il est essentiel de souligner que le bénéfice de cette alternative est conditionné à la capacité de l’usager à prouver son impossibilité concrète d’utiliser la solution en ligne. Il ne s’agit donc pas d’un droit général ou automatique à être hors ligne : la charge de la preuve repose entièrement sur l’individu concerné.

3. Deuxième fondement : le droit à la vie privée et à la protection des données

Le droit à la vie privée bénéficie en France de plusieurs sources de protection : l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 8 de la CEDH et l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La protection des données personnelles est par ailleurs encadrée par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et par la loi Informatique et Libertés.

Le RGPD impose aux responsables de traitement des obligations strictes de minimisation des données, de proportionnalité et de limitation des finalités. En principe, tout traitement excessif ou injustifié de données peut être contesté par la personne concernée.

Dans la pratique, de nombreux dispositifs imposés par l’administration soulèvent des interrogations sur leur conformité. L’exemple de l’application Izly, imposée aux étudiants pour régler leurs repas universitaires et accusée de collecter des données de géolocalisation, est révélateur. De même, l’obligation d’utiliser FranceConnect+, uniquement disponible via des applications sur Android ou iOS — systèmes eux-mêmes critiqués pour leurs pratiques en matière de protection des données — pose question.

Théoriquement, les citoyens disposent donc d’un droit d’opposition en cas de traitement illégal de leurs données. Toutefois, ce droit demeure difficile à exercer, car il exige de démontrer une violation précise du RGPD, ce qui suppose une maîtrise juridique et technique que peu d’usagers possèdent.

4. Le droit à la déconnexion et la protection de la dignité humaine

La protection de la vie privée vise fondamentalement à garantir l’autonomie et la dignité de l’individu. Ces principes sous-tendent de nombreuses décisions de la Cour européenne des droits de l’homme.

Bien que la Cour n’ait pas explicitement reconnu un droit général à vivre hors ligne, plusieurs arrêts offrent des pistes intéressantes. Dans l’affaire Lacatus c. Suisse, la Cour a jugé que l’interdiction de mendier dans l’espace public portait atteinte à la dignité de la requérante, privée de son seul moyen de subsistance. La Cour a également reconnu que le choix de son apparence physique relevait de la vie privée protégée par l’article 8 de la Convention.

Par analogie, imposer à des individus vulnérables l’usage obligatoire d’Internet pour accéder à des services essentiels pourrait constituer une atteinte disproportionnée à leur dignité et à leur autonomie. Cependant, la protection offerte par l’article 8 de la CEDH n’est pas automatique : elle suppose de démontrer une atteinte grave et concrète aux conditions de vie de la personne concernée.

Ainsi, seuls certains individus, en situation avérée de vulnérabilité, pourraient bénéficier d’une protection effective fondée sur le respect de la dignité humaine.

5. Conclusion

À ce jour, selon l’auteur le droit français ne consacre pas un droit général à vivre hors ligne. Toutefois, des mécanismes spécifiques existent pour obtenir, dans certaines circonstances, des alternatives aux démarches numériques.

Ces mécanismes reposent sur deux fondements : la lutte contre les discriminations et la protection de la vie privée et des données personnelles. Dans tous les cas, l’accès à une alternative hors ligne semble toutefois conditionné par la capacité de l’usager à prouver son impossibilité concrète d’utiliser les outils numériques proposés.

Cette exigence de preuve représente un obstacle important pour les personnes concernées, en particulier en l’absence de dispositifs d’assistance juridique accessibles. Le poids de l’initiative et de la démonstration repose entièrement sur l’individu.

Des évolutions sont néanmoins envisageables. Le Conseil d’État a récemment plaidé pour une généralisation des alternatives hors ligne dans les services publics. De plus, le débat croissant autour du droit à la déconnexion et du droit de payer en espèces laisse entrevoir une dynamique favorable à une meilleure protection du droit de vivre hors du numérique.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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