
L’essor de l’intelligence artificielle (IA), et plus particulièrement de la traduction automatique, suscite des préoccupations croissantes quant à ses effets sur l’emploi. Jusqu’à présent, les recherches portaient surtout sur l’impact des robots industriels ou sur l’exposition potentielle des métiers à l’IA, sans toujours mesurer ses effets réels sur le marché du travail. L’étude que nous résumons ici (Carl Benedikt Frey, Pedro Llanos-Paredes, Lost in Translation: Artificial Intelligence and the Demand for Foreign Language Skills, March 7, 2025 – https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/publications/lost-in-translation-artificial-intelligence-and-the-demand-for-foreign-language-skills) s’attache à mesurer de manière précise les conséquences concrètes de la diffusion d’un outil emblématique de cette technologie : Google Translate. Elle se concentre sur les États-Unis entre 2010 et 2023, période qui couvre la généralisation de l’outil via son intégration dans les smartphones et navigateurs internet.
L’analyse porte sur deux effets distincts : d’une part, la diminution de l’emploi et des salaires dans le secteur de la traduction professionnelle ; d’autre part, le recul plus large de la demande de compétences linguistiques dans l’économie. Ces deux dynamiques sont observées au travers de l’évolution de 695 marchés du travail locaux aux États-Unis. Pour mesurer ces effets, les auteurs s’appuient sur une méthodologie économétrique robuste, combinant données de recherche Google, statistiques de l’emploi et des salaires, ainsi qu’un vaste corpus d’offres d’emploi détaillées.
La traduction reste un métier peu réglementé aux États-Unis. Si certaines agences proposent des certifications, il n’existe pas de cadre légal strict, et une part significative des traducteurs travaille à son compte. Néanmoins, cette activité représente un secteur non négligeable, avec plus de 68 000 professionnels recensés en 2022, répartis dans le privé, le secteur public, la santé, l’éducation ou encore la justice. Malgré la diffusion de la traduction automatique, l’industrie a affiché une croissance modeste ces dernières années, mais cette apparente stabilité masque des mutations profondes.
Historiquement, les systèmes de traduction automatique ont évolué de modèles à base de règles vers des approches statistiques, puis neuronales. Google Translate, initialement lancé en 2006, a pris son essor en 2010 sous forme d’application mobile, atteignant plus d’un milliard d’utilisateurs. Le basculement vers la traduction neuronale en 2016 a considérablement amélioré sa fluidité et sa fiabilité, rendant ses résultats parfois difficiles à distinguer de la traduction humaine. Cette évolution technologique a profondément transformé les usages, tant professionnels que quotidiens.
Les résultats de l’étude sont sans ambiguïté. La diffusion de Google Translate est corrélée à une baisse significative de l’emploi des traducteurs salariés. En moyenne, une augmentation de l’usage de l’outil de 1 % dans une région donnée correspond à une baisse de 0,71 point de pourcentage de la croissance de l’emploi dans le secteur. Sur la période considérée, cela se traduit par quelque 28 000 postes de traducteurs qui n’ont pas été créés. Cette contraction est d’autant plus notable que l’emploi global a crû de 13 % sur la même période, tandis que celui des traducteurs n’a augmenté que de 3 %. En revanche, les salaires, après un fléchissement initial, ont retrouvé leur niveau antérieur à partir de 2016. Ce rebond peut s’expliquer par une montée en gamme des missions confiées aux traducteurs humains, centrées sur des tâches plus complexes que la machine ne peut pas encore exécuter.
Au-delà des traducteurs eux-mêmes, la traduction automatique affecte également l’ensemble de la demande de compétences linguistiques. L’analyse des offres d’emploi montre une baisse généralisée des postes exigeant la maîtrise d’une langue étrangère, notamment pour les langues les plus demandées aux États-Unis : l’espagnol, le chinois, l’allemand, le japonais et le français. C’est l’espagnol qui est le plus touché, avec une baisse de 1,37 point de pourcentage de la croissance des offres d’emploi mentionnant cette compétence. Le recul est également marqué pour le chinois et l’allemand, bien que moindre pour le japonais et le français.
Les auteurs soulignent que cette diminution s’observe dans l’ensemble des grands secteurs d’activité, avec une incidence particulièrement forte dans la santé, l’agriculture et l’industrie. À l’inverse, les domaines les plus techniques – comme l’ingénierie, l’IT ou les sciences – semblent relativement moins affectés, notamment en ce qui concerne les langues rares ou stratégiques, comme le japonais. Cela peut s’expliquer par la persistance de besoins de communication fine dans des contextes technologiques ou scientifiques complexes.
L’étude s’attarde également sur les effets différés de l’évolution technologique. Ainsi, la baisse de la demande de traducteurs et de compétences linguistiques n’est devenue statistiquement significative qu’à partir de 2016, coïncidant avec la transition vers les modèles neuronaux, nettement plus performants. Elle s’est ensuite intensifiée à partir de 2020, dans le sillage de la pandémie, qui a fortement accéléré la numérisation du travail, y compris dans les échanges multilingues.
Pour s’assurer que les tendances observées ne s’expliquent pas par d’autres facteurs (comme l’évolution du commerce international ou de la population allophone), les auteurs intègrent de nombreux contrôles dans leurs modèles : évolution démographique, flux commerciaux, présence de locuteurs natifs, etc. Ils utilisent également une variable instrumentale fondée sur les recherches de Google Drive pour isoler l’effet de marque de Google et distinguer l’impact propre de Google Translate. Les résultats restent solides, y compris lorsqu’ils sont testés sur des professions comparables (rédacteurs, correcteurs, maquettistes), qui ne sont pas affectées par la traduction automatique.
Au regard du droit du travail et de la politique de l’emploi, ces résultats sont significatifs. Ils montrent pour la première fois un effet direct et quantifié de l’IA sur une profession intellectuelle spécifique, avec une substitution technologique documentée et mesurée. Ils révèlent aussi que des compétences naguère considérées comme stratégiques – comme la maîtrise des langues étrangères – peuvent voir leur valeur économique diminuer rapidement à mesure que la technologie progresse. Cela remet en question certains fondements de l’orientation scolaire, des stratégies de formation, et de l’investissement en capital humain.
Même si les effets restent encore modérés en volume, ils sont appelés à croître avec l’amélioration de la traduction vocale en temps réel. Des démonstrations récentes, notamment par OpenAI, suggèrent que les interprètes pourraient également être affectés à moyen terme, un domaine jusqu’ici plus protégé que la traduction écrite.
En conclusion, cette étude offre une contribution intéressante aux débats sur les effets de l’IA sur l’emploi. Elle appelle à une vigilance accrue quant à l’impact des technologies sur les compétences non manuelles et sur les trajectoires professionnelles. Les implications pour le monde du travail sont considérables : non seulement en matière de protection de l’emploi, mais aussi de revalorisation, reconversion et anticipation des métiers à risque de substitution.
(Autres recherches sur les effets de l’IA sur le marché de l’emploi sur ce site : https://droitdutravailensuisse.com/2025/05/18/les-effets-de-lintelligence-artificielle-generative-sur-le-marche-de-lemploi/; https://droitdutravailensuisse.com/2025/05/06/les-effets-de-lia-generative-sur-le-marche-du-travail-tempete-ou-verre-deau/)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM