
L’analyse de P. SCHNELL / M. SALVI, Zukunftssichere Berufe? Wie künstliche Intelligenz den Schweizer Arbeitsmarkt verändert (avenir suisse, 01.11.2024) débute par une mise en perspective des débats entourant l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi. Si certains craignent une destruction massive de postes, d’autres soulignent les opportunités offertes par ces technologies. L’approche choisie ici se veut nuancée et empirique. Elle part du constat que l’IA, loin de produire des effets homogènes, génère des dynamiques complexes, qui varient selon les secteurs, les métiers, les niveaux de qualification et les régions. Pour le marché suisse du travail, cette complexité s’accroît du fait des particularités structurelles de l’économie helvétique, fortement tertiarisée, orientée vers les services à forte valeur ajoutée, et marquée par une dualité entre main-d’œuvre hautement qualifiée et personnel d’exécution.
L’article met en évidence les différences entre deux formes d’intelligence artificielle. L’IA analytique ou symbolique, fondée sur des règles explicites et des bases de données structurées, est présente depuis plusieurs décennies, notamment dans les domaines de la finance, de l’assurance ou de la logistique. En revanche, l’IA dite générative ou basée sur l’apprentissage machine, dont font partie les modèles de langage tels que ChatGPT, représente une rupture plus récente. Cette dernière repose sur la capacité des machines à apprendre à partir de données massives, sans instructions humaines détaillées, et à produire des résultats nouveaux (textes, images, décisions). Cette évolution soulève des questions inédites sur les tâches pouvant être automatisées, la substitution potentielle de certaines compétences humaines, et la réorganisation des chaînes de valeur.
Pour mesurer l’impact prévisible de l’IA sur le marché suisse du travail, les auteurs s’appuient sur une méthodologie mixte. Ils croisent plusieurs sources de données : des études internationales, des analyses sectorielles, des enquêtes auprès des employeurs et des modélisations statistiques basées sur les descriptions de poste (professions selon la nomenclature CH-ISCO). L’un des apports majeurs de l’article est de fournir une estimation granulaire du degré d’exposition à l’IA des différents métiers exercés en Suisse. Cette estimation repose sur la nature des tâches associées à chaque profession, en distinguant celles que l’IA peut accomplir aujourd’hui de celles qui restent hors de sa portée.
Les résultats indiquent que l’impact potentiel de l’IA sur l’emploi est en moyenne modéré, mais qu’il existe de fortes disparités. Environ 25 à 30 % des postes en Suisse sont considérés comme moyennement à fortement exposés à l’IA. Cela ne signifie pas nécessairement que ces postes vont disparaître, mais plutôt que leur contenu pourrait évoluer de manière significative. Les métiers les plus exposés sont souvent ceux du secteur financier, de la programmation, de la traduction, ou encore de l’administration. À l’inverse, les professions liées aux soins, à l’éducation, à l’artisanat ou à la construction sont nettement moins exposées, car elles mobilisent des compétences sensorielles, relationnelles ou physiques que les machines ne maîtrisent pas encore.
L’analyse révèle aussi un autre facteur déterminant : le niveau de qualification. Les emplois hautement qualifiés sont souvent plus exposés à l’IA, mais aussi mieux protégés contre ses effets destructeurs. En effet, l’IA vient en général compléter ou augmenter les capacités des professionnels qualifiés, plutôt que les remplacer. Cela se traduit par une montée en puissance des outils d’assistance à la décision, d’automatisation de certaines tâches répétitives, ou de génération de contenu. Ces transformations peuvent accroître la productivité et redéfinir les contours des métiers, sans entraîner nécessairement une baisse de l’emploi.
En revanche, certains emplois intermédiaires, comme ceux liés à la saisie de données, à la traduction ou à l’assistance administrative, pourraient faire l’objet d’une substitution plus marquée. Ces professions reposent sur des tâches routinières, symboliques et facilement codifiables, qui correspondent précisément au champ d’action privilégié des technologies d’IA actuelles. À moyen terme, ces évolutions pourraient entraîner un déplacement de l’emploi vers des fonctions plus créatives, interpersonnelles ou techniques, avec un besoin accru de formation et de requalification.
Un autre aspect analysé dans l’article est l’effet différencié de l’IA selon les branches économiques. Le secteur financier, par exemple, est particulièrement concerné par les outils d’automatisation des processus, la détection de fraude, l’analyse prédictive ou la génération de rapports. Dans l’assurance, l’IA est déjà utilisée pour traiter des sinistres simples, générer des réponses automatiques aux clients, ou estimer des risques. L’impact sur l’emploi dépendra largement de la capacité des entreprises à réallouer les ressources vers des tâches à plus forte valeur ajoutée. Dans l’industrie pharmaceutique ou les technologies médicales, l’IA sert à accélérer la recherche, à analyser des résultats cliniques ou à optimiser les essais. Ici aussi, elle joue un rôle d’amplificateur des capacités humaines, mais nécessite des compétences nouvelles.
Le domaine de l’enseignement et de la formation professionnelle est lui aussi appelé à évoluer. L’IA peut être mobilisée pour personnaliser les parcours d’apprentissage, identifier les difficultés d’un élève, ou assister l’enseignant dans l’évaluation. Toutefois, la dimension humaine, relationnelle et contextuelle de la pédagogie rend peu probable une substitution massive. Dans les soins de santé, l’IA permet des diagnostics assistés, l’analyse d’images médicales ou la planification de traitements. Mais les fonctions d’accompagnement, de communication avec les patients et de gestion des situations imprévues demeurent largement humaines.
Sur le plan territorial, l’article note que les régions fortement urbanisées et technologiquement développées sont plus exposées à l’IA. Cela tient à la concentration des entreprises numériques, des institutions financières et des centres de recherche dans des zones comme Zurich, Genève ou Bâle. Cette concentration géographique des effets appelle une réflexion sur les politiques de soutien régional et sur la formation continue, afin d’éviter des disparités croissantes entre cantons.
L’article insiste également sur le fait que l’impact de l’IA dépendra moins de la technologie elle-même que de la manière dont elle est adoptée, régulée et accompagnée. Les choix stratégiques des entreprises, les négociations sociales, les cadres réglementaires et les politiques publiques joueront un rôle décisif dans l’orientation des transformations. Le droit du travail devra s’adapter à des formes nouvelles d’organisation, à des redéfinitions de poste, à des exigences accrues de transparence algorithmique, et à des enjeux éthiques liés à la surveillance, à la notation automatisée ou à la sélection algorithmique des candidatures.
Les auteurs soulignent la nécessité d’intégrer les partenaires sociaux dans les processus de transformation induits par l’IA. La concertation, la négociation collective et l’information préalable des travailleurs apparaissent comme des instruments-clés pour garantir un déploiement équitable et maîtrisé de ces technologies. Par ailleurs, l’ajustement des systèmes de formation professionnelle, élément central du modèle suisse, sera indispensable. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter des compétences numériques, mais aussi de développer la capacité à collaborer avec des outils d’IA, à interpréter leurs suggestions, à en comprendre les limites, et à intégrer l’éthique dans l’usage de ces instruments.
Un point d’attention particulier est accordé à la question de l’inégalité. L’IA risque, si elle est mal régulée, d’accentuer les fractures existantes. Les travailleurs les moins qualifiés, ou les plus éloignés de la formation continue, pourraient être laissés pour compte. Les femmes, surreprésentées dans certains métiers peu exposés mais peu valorisés, pourraient voir leur progression professionnelle freinée. À l’inverse, les profils déjà favorisés, maîtrisant les outils numériques et occupant des positions d’encadrement, pourraient tirer un avantage accru de l’IA. Ces déséquilibres invitent à une vigilance accrue, notamment en matière de non-discrimination, d’égalité des chances et de protection contre l’obsolescence des compétences.
Enfin, l’article conclut en affirmant que l’IA ne détruira pas massivement l’emploi, mais qu’elle en modifiera profondément la nature. Les tâches vont se recomposer, les compétences se transformer, les carrières se redessiner.
Pour les avocats, cela implique de repenser les catégories traditionnelles du droit, d’anticiper les conflits liés à l’usage de l’IA dans le management ou le recrutement, et de contribuer à la définition de nouveaux équilibres entre innovation, protection et dignité au travail. Le marché suisse, avec sa tradition de partenariat social, son tissu économique diversifié et son système de formation duale, dispose d’atouts pour accompagner cette mutation. Mais ces atouts devront être mobilisés activement, au risque sinon de subir les effets d’une transition technologique qui, si elle n’est pas maîtrisée, pourrait devenir une source de polarisation et de tensions sociales durables.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et intelligence artificielle