
Quelques réflexions tirées de Solow-Niederman, Alicia, AI and Doctrinal Collapse (August 08, 2025). 78 Stanford Law Review __ (forthcoming 2026), Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=5384965):
L’article s’ouvre sur un constat qui déplace la manière habituelle d’analyser le rapport entre intelligence artificielle et droit. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les technologies iraient trop vite et que le droit serait en retard, l’auteure soutient que le véritable problème n’est pas la vitesse mais la structure même des régimes juridiques existants. Ce sont les choix historiques de construction des règles de propriété intellectuelle et de protection de la vie privée qui créent aujourd’hui un terrain propice à ce qu’elle appelle un « effondrement doctrinal inter-régime». L’expression désigne la situation où deux régimes de droit distincts, chacun avec sa logique propre, en viennent à se chevaucher sur le même objet – en l’occurrence les données – jusqu’à perdre leur lisibilité et leur cohérence. L’intelligence artificielle agit comme un catalyseur de cette instabilité, car elle dépend massivement de l’accès aux données, qui se trouvent régies simultanément par le droit d’auteur et par le droit de la protection des données. Lorsque les frontières se brouillent, les entreprises technologiques peuvent exploiter les contradictions pour justifier des comportements qui échappent au contrôle effectif de la loi.
La problématique est illustrée par l’exemple des grandes entreprises d’IA qui, selon les circonstances, qualifient les données de « publiques » pour se soustraire aux restrictions de copyright ou de vie privée, mais qui dans le même temps les revendiquent comme « propriétaires » et confidentielles pour échapper à la transparence. Cette oscillation entre deux cadres normatifs contradictoires révèle une défaillance plus profonde : l’incapacité du droit à maintenir ses catégories distinctes et à assigner de manière stable des droits et obligations. Pour l’auteure, cette déstabilisation n’est pas seulement un problème technique ou sectoriel. Elle menace le principe de l’État de droit, car elle rend la règle imprévisible et manipulable par les acteurs les mieux dotés en ressources juridiques.
I. Définir l’effondrement doctrinal
Le premier chapitre s’attache à préciser le concept. L’auteure rappelle que l’on a déjà beaucoup étudié les effondrements internes à un régime juridique donné, par exemple l’érosion progressive de certaines doctrines en droit de la responsabilité civile ou en droit constitutionnel. Dans ces cas, un corpus de règles perd sa cohérence interne, soit parce que les juges en confondent les éléments, soit parce qu’ils les appliquent à des situations nouvelles qui en révèlent les limites. Ces évolutions sont parfois décrites comme des dérives doctrinales ou idéologiques. Mais ici, l’objet est différent : il s’agit d’un effondrement inter-régime, c’est-à-dire entre deux domaines du droit qui coexistent et se recouvrent.
Pour qu’il y ait effondrement, il faut d’abord que deux régimes s’appliquent au même objet de régulation. C’est le cas des données, qui peuvent être vues à la fois comme des informations protégées par la vie privée et comme des œuvres ou contenus soumis au droit d’auteur. Ensuite, il faut que les frontières doctrinales s’estompent, de sorte qu’il devienne difficile de déterminer quel régime prévaut et selon quelle logique. Enfin, il faut que les logiques sous-jacentes soient irréconciliables : le droit d’auteur repose sur une logique de propriété et d’incitation à la création, alors que le droit de la vie privée repose sur une logique de contrôle individuel et d’autonomie. Lorsque ces logiques s’entremêlent sans cohérence, la structure juridique s’effondre.
L’auteure insiste pour distinguer cet effondrement d’autres phénomènes. Ce n’est pas une simple lacune, où la loi manquerait. Ce n’est pas non plus de l’arbitrage réglementaire, où une entreprise choisit stratégiquement une juridiction ou une qualification favorable. L’effondrement est plus fondamental : il se situe dans la structure même des catégories juridiques, qui deviennent incohérentes et donc exploitables.
L’effondrement n’est pas toujours négatif en soi. Il peut parfois permettre des innovations, des mélanges de régimes plus adaptés, ou une flexibilité accrue. Mais il devient problématique lorsqu’il ouvre la voie à une exploitation systématique par des acteurs dominants, aux dépens de la clarté et de la légitimité du droit. C’est précisément ce qui se produit aujourd’hui avec l’intelligence artificielle et la collecte de données.
II. L’effondrement doctrinal dans la pratique : l’acquisition de données pour l’IA
La deuxième partie applique cette grille de lecture à la réalité du développement de l’intelligence artificielle. Les modèles actuels, et notamment les modèles génératifs, ont besoin d’immenses quantités de données pour être entraînés. Cette nécessité les place immédiatement dans une zone de chevauchement entre droit d’auteur et droit de la vie privée.
L’auteure rappelle que chacun de ces domaines a une logique distincte. Le droit d’auteur confère des droits exclusifs sur les œuvres afin d’encourager la création et l’investissement, mais il admet des exceptions comme le fair use pour préserver l’accès du public. Le droit de la vie privée (privacy), tel qu’il s’est développé aux États-Unis, repose sur le paradigme du consentement individuel et de l’autonomie, avec des règles sectorielles et le contrôle de la Federal Trade Commission contre les pratiques déloyales. Les deux régimes ne poursuivent donc pas les mêmes objectifs ni ne mobilisent les mêmes tests.
Or, dans la pratique, les entreprises d’IA naviguent entre ces logiques pour justifier leurs comportements. Lorsqu’il s’agit d’utiliser massivement des données disponibles en ligne, elles invoquent leur caractère « public » pour nier à la fois les droits d’auteur et les droits de vie privée. Mais lorsqu’elles sont sommées de révéler quelles données ont effectivement servi à l’entraînement, elles se retranchent derrière la notion de secret commercial ou de propriété intellectuelle pour refuser la divulgation. Cette double posture illustre le brouillage des catégories.
L’auteure montre aussi que ce brouillage ne reste pas théorique mais se traduit dans des litiges en cours. De nombreux procès aux États-Unis opposent auteurs, artistes, éditeurs ou journalistes aux développeurs d’IA, avec des arguments juridiques fluctuants selon les cas. Les juges sont confrontés à des demandes contradictoires et peinent à trancher de manière cohérente, ce qui accentue le sentiment d’effondrement.
L’auteure identifie ensuite deux grandes stratégies d’exploitation, qu’elle appelle le « buy » et le « ask ». La première consiste à acheter des données via des accords commerciaux entre entreprises, ce qui permet de contourner les droits individuels des personnes concernées. Les grandes plateformes concluent des contrats avec des bases de données, des éditeurs ou des réseaux sociaux pour accéder à des contenus massifs, souvent sans que les individus sachent que leurs données sont ainsi transférées. La seconde stratégie consiste à demander directement le consentement des utilisateurs par le biais de conditions générales d’utilisation ou de politiques de confidentialité. Dans ce cas, l’entreprise obtient une autorisation très large, en s’appuyant sur le paradigme du consentement éclairé, même si celui-ci est en pratique illusoire. Ces deux tactiques, acheter ou demander, aboutissent au même résultat : consolider le pouvoir des acteurs disposant des moyens financiers et techniques de mettre en œuvre ces stratégies, au détriment des individus et de la concurrence.
III. Les conséquences de l’effondrement doctrinal
Cette partie analyse les effets politiques et institutionnels de l’effondrement doctrinal.
Le premier effet est une concentration accrue du pouvoir économique. Seules les entreprises riches peuvent acheter des bases de données ou déployer des infrastructures juridiques et techniques pour exploiter le consentement des utilisateurs. Les start-up ou les chercheurs indépendants se retrouvent désavantagés, ce qui freine l’innovation et renforce la domination des géants technologiques.
Le deuxième effet est un coût de gouvernance pour l’État de droit. Lorsque la loi perd sa lisibilité, il devient impossible de savoir quelle règle s’applique. Les tribunaux ne peuvent plus identifier clairement quel régime juridique régit une situation donnée. La conséquence est une perte de prévisibilité et de cohérence. Or, la prévisibilité est une valeur fondamentale du droit, car elle garantit que les citoyens et les entreprises peuvent organiser leurs comportements en fonction de règles stables.
Le troisième effet est un déficit de légitimité. Si les décisions juridiques apparaissent comme le résultat d’un opportunisme des acteurs puissants plutôt que de l’application de principes cohérents, la confiance dans le système diminue. L’auteure met en garde contre une dérive où le droit ne serait plus qu’un instrument manipulable par les plus forts, ce qui minerait sa fonction de régulation et de protection.
IV. Faire face à l’effondrement
L’auteure ne propose pas de résoudre l’effondrement en restaurant artificiellement des frontières étanches entre les régimes. Elle considère plutôt qu’il faut reconnaître la dynamique du collapse et apprendre à la gérer. Elle emprunte deux pistes théoriques : le droit international privé et le pluralisme juridique.
Du droit international privé, elle retient l’idée que lorsque plusieurs régimes s’appliquent à un même objet, il faut élaborer des règles de conflit qui organisent la hiérarchie ou la coordination entre eux. De la même manière, il conviendrait de développer des principes permettant de décider, dans le cas des données utilisées par l’IA, si la logique de la vie privée ou celle du droit d’auteur doit prévaloir, selon des critères prévisibles et stables.
Du pluralisme juridique, elle retient l’idée qu’il peut exister plusieurs systèmes normatifs qui coexistent, sans qu’il soit nécessaire de les réduire à une unité artificielle. L’enjeu est alors de préserver la lisibilité et la cohérence globale, tout en permettant une certaine flexibilité. L’effort doit porter sur la capacité des institutions à reconnaître la pluralité des logiques et à arbitrer sans se laisser enfermer dans les contradictions exploitées par les acteurs privés.
Ces pistes supposent une intervention législative ou réglementaire consciente de la spécificité du problème. Il ne s’agit pas seulement de combler des lacunes ou de renforcer les sanctions, mais de créer un véritable droit de l’effondrement, c’est-à-dire un ensemble de mécanismes institutionnels pour gérer les chevauchements et éviter qu’ils ne deviennent des instruments de domination.
V. Conclusion
En conclusion, l’auteure souligne que le développement de l’intelligence artificielle révèle de manière aiguë les failles structurelles du droit tel qu’il a été construit dans les décennies passées. Le problème ne se réduit pas à une question de vitesse ou de retard. C’est une crise de cohérence doctrinale. Si elle n’est pas prise au sérieux, elle risque de transformer le droit en outil malléable aux mains des entreprises les plus puissantes, au détriment de l’intérêt public. Reconnaître et gérer l’effondrement doctrinal est donc indispensable pour préserver la capacité du droit à encadrer l’innovation technologique dans un cadre démocratique.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle