La protection des œuvres créées avec l’assistance de l’IA

Quelques réflexions tirées de P. Bernt Hugenholtz, Copyright and the Expression Engine : Idea and Expression in AI-Assisted Creations, Chi.-Kent L. Rev. Vol. 100, issue 1 (https://scholarship.kentlaw.iit.edu/cklawreview/vol100/iss1/11/):

L’article « Copyright and the Expression Engine: Idea and Expression in AI-Assisted Creations » de P. Bernt Hugenholtz, publié en 2025 dans la Chicago-Kent Law Review, revisite, à l’ère des modèles génératifs, les conclusions d’une étude de 2020 commandée par la Commission européenne à l’Institut de droit de l’information de l’Université d’Amsterdam (IViR).

L’auteur se concentre sur les questions doctrinales relatives à la titularité et à l’étendue de la protection des œuvres assistées par l’IA, en les confrontant aux lignes directrices récentes du Copyright Office américain (USCO) et aux premières décisions nationales, avec l’ambition de montrer que le cadre européen existant reste apte à appréhender la plupart des situations et que, même avec les systèmes génératifs, la marque de l’auteur humain peut et doit être identifiée dans l’œuvre finale.

Il rappelle d’abord le contexte de 2019-2020 : mandaté pour évaluer la nécessité d’une intervention législative, l’IViR a conclu que le droit de l’UE, tel qu’interprété par la Cour de justice (CJUE), offrait déjà des outils suffisants pour traiter les productions assistées par l’IA. La Commission a repris cette conclusion dans son Plan d’action PI de 2020.

La méthodologie retenue reposait sur quatre critères cumulés pour qualifier une « oeuvre » : appartenance au domaine littéraire, scientifique ou artistique au sens de la Convention de Berne, apport intellectuel humain, existence de choix créatifs humains, et expression de ces choix dans le résultat. En pratique, le débat se cristallise sur les troisième et quatrième critères. Pour structurer l’analyse, l’étude distinguait trois moments du processus créatif : la conception (spécifications, choix de style et de moyens), l’exécution (production des brouillons) et la rédaction/finalisation (sélection, montage, corrections, finalisation). L’exécution peut être largement automatisée, mais la conception et la rédaction restent des espaces d’expression humaine. À titre illustratif, « The Next Rembrandt » pouvait, selon ce cadre, être protégé, alors qu’un compte rendu sportif généré automatiquement sans retouches substantielles ne le serait pas ; l’auteur serait en principe l’utilisateur du système, le développeur ne devenant co-auteur qu’en cas de collaboration spécifique.

Puis l’article situe ce cadre face au « tournant » de l’automne 2022 : l’explosion des IA génératives a radicalisé les débats, surtout aux États-Unis, où l’USCO limite fortement l’enregistrement d’œuvres assistées par IA et exige de « dé-revendiquer » les segments jugés « générés ». En Europe, on compte peu de contentieux, ce que l’auteur relie à l’absence de formalités d’enregistrement ; la question de la protection se règle en bout de chaîne devant les tribunaux nationaux. On relèvera une décision tchèque (Taubel Legal) qui refuse la protection à une image obtenue par un prompt générique, ainsi qu’un écho d’une décision de la Beijing Internet Court allant en sens inverse dans un cas plus élaboré.

La première objection doctrinale examinée est celle du « manque de contrôle créatif » du prompteur. L’USCO, s’appuyant notamment sur le dossier « Zarya of the Dawn », estime que les prompts se bornent à indiquer le but à une machine qui décide des éléments expressifs, si bien que l’utilisateur ne serait pas le « maître d’œuvre » de l’image finale. L’auteur concède que, si l’intervention humaine se limite à un prompt simple et isolé, l’œuvre finale n’exprimera pas nécessairement des choix créatifs humains identifiables. La décision tchèque illustre cette hypothèse : un prompt du type « montrer deux mains signant un contrat dans un bureau à Prague » relève davantage de l’idée que de l’expression et ne suffit pas. Mais il souligne que cette description est réductrice par rapport aux pratiques réelles : dans de nombreux flux de travail, l’utilisateur intervient de manière créative à l’amont (conception fine : genre, style, sujet, structure, contraintes) et à l’aval (rédaction : tri de sorties multiples, retouches, cadrage, recadrage, correction des couleurs, montage, réécriture), avec des allers-retours itératifs qui resserrent progressivement la « distance créative » entre prompts et expression finale. Dans ces conditions, les « empreintes » de l’auteur humain sont omniprésentes dans le résultat, au point de rencontrer l’exigence d’originalité telle que conçue par la CJUE (à l’instar de Painer pour la photographie), même si la phase d’exécution est déléguée à la machine.

Il développe ensuite que la « redaction» (finalisation / adaptation etc.) est décisive mais souvent sous-estimée : sélectionner parmi des brouillons, accepter une version comme étant la sienne, la transformer et la finaliser sont autant de choix esthétiques et techniques susceptibles, selon les cas, de suffire à caractériser l’originalité de l’ensemble. Cette lecture, déjà admise pour des œuvres où l’appareil joue un rôle structurant (photographie, cinéma), demeure pertinente lorsque la génération intermédiaire est assurée par un système d’IA. Ainsi, si un simple amateur qui se contente d’un prompt unique risque de ne rien revendiquer, mais un créateur qui enchaîne des centaines de prompts, affine la direction artistique et remanie l’output réalise une contribution personnelle reconnaissable.

La deuxième grande controverse est la place de la distinction idée/expression dans un « système de droits fondé sur les prompts ». Mark Lemley soutient que l’IA générative déplace l’originalité vers des « idées et concepts de haut niveau » et ébranle le test d’atteinte fondé sur la similarité d’expression. Hugenholtz admet que l’IA met au défi ce clivage fondamental, mais il rappelle que l’« expression » ne se réduit pas à la couche syntaxique visible produite par la machine. L’expression juridiquement protégée inclut, depuis longtemps, des niveaux plus abstraits et structurels : intrigue d’un récit, sélection et arrangement d’éléments, architecture d’un logiciel. La doctrine allemande décrit une « forme externe » et une « forme interne » (Gewebe) où réside l’essence de l’œuvre ; transposée à l’IA, la forme interne peut résulter d’itérations de prompts, tandis que la forme externe est partiellement machinique. Entre l’idée pure et l’expression matérialisée, il existe un continuum, plus difficile à baliser dans les arts visuels et la musique que dans l’écrit informatif. Pour des créations fortement conceptuelles (art conceptuel, ready-mades), le droit admet déjà des protections « minces » qui se concentrent sur la reproduction à l’identique ; de même, des œuvres issues de prompts minimaux pourraient n’emporter qu’une protection étroite, quand des productions itératives et « rédigées » se rapprocheraient de l’ampleur de protection des œuvres traditionnelles.

Ce raisonnement s’accompagne d’une mise en garde pratique : il ne s’agit pas de transformer toute intention artistique en monopole large au stade de l’idée, mais de reconnaître, selon l’intensité et la localisation de l’apport humain, une protection proportionnée. Là où l’intervention s’arrête à une intention générique et à un choix parmi quelques variantes, la protection doit rester mince ; là où l’auteur a véritablement façonné l’œuvre par une direction conceptuelle précise et un travail de rédaction substantiel, la protection peut couvrir des variantes plus éloignées, comme c’est le cas pour la photographie d’auteur ou le montage filmique. Cette approche évite d’étouffer le domaine public d’idées tout en ne désarmant pas les créateurs face à des appropriations opportunistes.

La troisième question porte sur la contrefaçon et la preuve de la copie. L’argument de Lemley est que la similarité n’indiquerait plus la copie, puisqu’un tiers pourrait, par d’autres prompts, aboutir à un résultat ressemblant. Hugenholtz distingue : si l’œuvre reprochée provient d’un prompt simple et non retouché, la probabilité d’une « double création » indépendante n’est pas négligeable et, de toute manière, la protection devrait être faible ou inexistante faute d’originalité suffisante. En revanche, plus le processus est itératif et rédigé, plus la probabilité d’une recréation indépendante chute, comme pour les œuvres classiques. Par ailleurs, les outils génératifs conservent souvent des historiques de prompts, ce qui peut objectiver l’enquête sur l’indépendance. Enfin, les obligations de transparence de l’AI Act de l’UE relatives au marquage des contenus synthétiques et à la conformité au droit d’auteur peuvent faciliter, à l’avenir, l’instruction et la prévention, de même que la mise en place de garde-fous techniques par les fournisseurs.

Sur la méthode d’attribution et la titularité, l’article maintient la présomption en faveur de l’utilisateur humain qui a contribué de manière créative ; le fournisseur de modèle n’est pas auteur par défaut, sauf contribution créative au cas d’espèce justifiant une co-auteurité. Ce positionnement répond autant à la logique juridique qu’aux réalités commerciales : il serait dissuasif pour les marchés que les développeurs revendiquent systématiquement des droits en aval sur chaque sortie. Pour un praticien suisse, familier des principes de la Convention de Berne, cette clé de répartition est intelligible : on identifie l’apport humain original exprimé dans le résultat et on rattache la paternité à celui qui l’a fixé dans la forme, en appréciant les faits du dossier.

Dans ses remarques finales, Hugenholtz critique la politique américaine de « dé-revendication » systématique de toute part « plus que de minimis » générée par IA : si l’œuvre mature porte la marque de l’auteur à tous les stades, exiger de séparer une fraction « machine » devient irréaliste et anachronique. L’analogie avec la photographie est parlante : l’appareil a toujours « généré » des aspects essentiels de l’image sans que l’on exige des photographes qu’ils déclarent ces éléments comme non protégeables. Or l’IA s’intègre désormais aux appareils (par exemple, dans les smartphones), automatisant des choix techniques et esthétiques ; il serait absurde d’obliger les créateurs à désosser ces contributions intégrées. L’auteur anticipe aussi une évolution de l’interface créateur-machine : les prompts génériques céderont le pas à des « moteurs d’expression » permettant un contrôle plus direct et plus fin, renforçant encore la traçabilité de l’apport humain.

Au total, le raisonnement se déroule en plusieurs étapes cohérentes. D’abord, les critères et la grille « conception–exécution–rédaction » issus de l’étude IViR restent utiles pour apprécier l’originalité et l’attribution à l’ère de l’IA, autant en Europe qu’aux États-Unis si l’on accepte l’analogie avec la photographie et le cinéma. Ensuite, l’objection du « manque de contrôle » ne tient pas lorsque l’on observe les pratiques itératives, où le rôle humain façonne effectivement l’œuvre à l’amont et à l’aval, même si l’exécution est automatisée. Puis, la dichotomie idée/expression, loin d’être détruite, doit être raffinée : l’expression comprend aussi des couches internes, abstraites et structurelles, déjà admises par la doctrine et la jurisprudence, ce qui autorise une protection proportionnée selon l’intensité de l’apport humain. Enfin, du côté de la contrefaçon, la similarité redevient probante dès lors que l’œuvre revendique une trajectoire créative riche, appuyée demain par des journaux de prompts et des marquages imposés ; les rares cas de double création apparaîtront surtout dans la zone des prompts simples, où la protection devrait de toute façon être limitée. L’ensemble conduit à recommander, pour les contentieux et pour les politiques publiques, d’évaluer la contribution humaine là où elle se trouve réellement, c’est-à-dire dans la direction créative et la mise en forme finale, plutôt que d’ériger une frontière abstraite entre « machine » et « humain » que ni l’histoire des techniques ni la pratique artistique ne justifient.

(L’article est paru dans les actes du colloque AI Disrupting, sous la direction du Professeur Edward Lee, Chicago – Kent Law Revie, vol.  100, Issue 1 (2025), en libre accès ici : https://scholarship.kentlaw.iit.edu/cklawreview/)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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