
Quelques éléments tirés du corrosif Jurgen Appelo, Escape Velocity—How AI Will Achieve Peak Bullshit Work, 19 juin 2025 (https://jurgenappelo.com/blogs/news/escape-velocity-how-ai-will-achieve-peak-bullshit-work):
Et si l’intégration de l’IA, bien loin de représenter un gain de productivité, allait mener à une explosion du « Bullshit Work », ce travail sans foi, ni rime ni raison, qui annihile progressivement la vie et l’âme du travailleur des pays développée ?
L’auteur ouvre sur des scènes familières à tout praticien confronté aux procédures répétitives : il raconte devoir renvoyer, encore et encore, un formulaire fiscal W-8 à son éditeur américain, bien que rien n’ait changé depuis les précédents envois, et devoir réactualiser, à la demande de sa banque, des formulaires d’ayant-droit économique, sous menace de coupure d’accès, alors même que sa situation demeure identique. La liste pourrait s’allonger avec des caisses de pension, des passerelles de paiement et des portails fournisseurs, particulièrement ceux de grandes sociétés de conseil ; autant de tâches à faible valeur ajoutée qui s’imposent comme obligatoire pour pouvoir être payé, continuer d’opérer ou simplement ne pas être bloqué. Cette entrée en matière ancre dès l’abord la thèse dans un vécu administratif ordinaire, presque trivial, mais qui, précisément parce qu’il est banal, rend d’autant plus crédible l’hypothèse d’une aggravation à venir.
De ce constat, l’auteur déploie un premier mouvement : jusqu’ici, si le « bullshit work » prolifère, il se heurte toutefois à des limites humaines. Les êtres humains n’ont que 168 heures par semaine, coûtent de l’argent, se fatiguent, rechignent aux tâches absurdes et, parfois, osent dire que « le roi est nu ». Ces frictions naturelles constituent des garde-fous implicites contre l’expansion sans frein de la bureaucratie. Mais l’introduction de l’IA modifie radicalement ces conditions de possibilité : une machine ne se lasse pas, ne se plaint pas, ne revendique pas, ne compte pas ses heures, et ne fait pas grève parce qu’on lui fait remplir le même formulaire pour la septième fois du mois. Avec l’IA, avertit l’auteur, nous approchons d’une « vitesse de libération » de la paperasserie, un point où les résistances qui contenaient le phénomène s’évanouissent et où la production de tâches administratives absurdes sans rime ni raison peut s’emballer.
Pour rendre sensible ce basculement, l’article propose ensuite une mise en scène ironique du cycle complet d’un projet soutenu par des agents d’IA, qui fonctionne comme une démonstration par l’absurde. Tout commence par une réunion, destinée à « aligner les priorités » et à « se mettre sur la même page », réunion enregistrée pour la « transparence » mais que personne ne reverra jamais. L’IA retranscrit ensuite la conversation en détail, extrait des « actions » suffisamment vagues pour être universelles et pourtant assez précises pour être suivies à la trace. Une autre IA résume le tout dans un jeu de diapositives aux slogans interchangeables — « drive alignment », « empower teams », « synergize strategy » — enrichis d’images tirés de banques de photographies. Le tout est diffusé partout à la fois. Des formulaires de retour sont automatiquement créés, avec des champs obligatoires et, en récompense, des badges numériques sans valeur. Les réponses alimentent un tableau de bord d’« analyse de workflow » dont la « lecture de sentiment » aboutit à des conclusions tièdes (« prudemment optimiste ») et, sur cette base, une nouvelle réunion est programmée pour « approfondir ». Des tâches sont générées dans plusieurs outils, parfois assignées à des personnes absentes, assorties d’échéances, de sous-tâches et de fils de commentaires coupés de leur contexte. Le tout s’accompagne d’une surveillance « pour la responsabilité » : mouvement de souris, temps de réponse sur Slack, rappels passifs-agressifs envoyés par un bot.
Chaque semaine, des rapports impeccablement formatés sont compilés et publiés dans des canaux dont personne ne lit les messages. Puis l’ensemble est archivé dans un « lac de connaissance » — Confluence ou SharePoint — balisé de mots-clés qui le condamnent à l’oubli.
On célèbre enfin ces « avancées » dans des cafés virtuels où des avatars synthétiques se félicitent sur la base d’activités calendaires plutôt que d’accomplissements réels, avant de rebaptiser l’initiative et de recommencer la boucle.
Ce récit satirique n’a pas pour but de ridiculiser un outil en particulier ; il matérialise la logique d’auto-alimentation d’un écosystème où chaque micro-production automatisée justifie une autre production automatisée, jusqu’à l’infini.
L’auteur convoque alors le livre « Bullshit Jobs » de l’anthropologue David Graeber, qui soutient que le capitalisme moderne excelle à fabriquer des emplois dénués de sens, parfois connus comme tels par ceux qui les occupent. Si cette thèse a fait écho, c’est qu’elle parle à l’expérience commune d’avoir été coincé dans un rôle existant surtout pour justifier d’autres rôles chargés de gérer les premiers. Or, ajoute l’auteur, même dans cet univers, des contraintes formaient jusque-là des digues : budgets limités, résistance des travailleurs, crainte du regard public. L’IA, en revanche, dissout ces digues. Ses agents ne négocient pas de salaires, ne prennent pas de vacances, ne traversent pas de crise existentielle à l’idée de générer des rapports de conformité jamais lus. Ils n’organisent pas de syndicats et n’écrivent pas de billets enflammés sur l’absurdité de leur mission. Ils opèrent surtout dans une couche d’automatisation quasiment invisible à l’œil humain, ce qui complique l’exercice même du contrôle social ou hiérarchique. L’hypothèse centrale se précise : la « vitesse de libération » de la paperasserie n’est pas une métaphore, mais la description d’un régime où la capacité de production de tâches dépourvues d’utilité devient illimitée, la résistance à cette production disparaît et l’opacité masque le tout.
Le raisonnement se poursuit par une projection très concrète : dans un futur proche, des armées d’agents numériques pourraient passer leurs journées à remplir formulaires W-8, déclarations d’ayant-droit économique, dossiers d’onboarding fournisseurs et contrôles de conformité des prestataires, non pas parce que ces tâches répondent à un besoin réel à ce moment-là, mais parce que quelque part, quelqu’un, un jour, a jugé prudent d’ajouter une étape supplémentaire. D’autres agents en résumeront les résultats, qui généreront des tâches que d’autres agents suivront, et ainsi de suite, tandis que les humains resteront largement inconscients du théâtre administratif ainsi orchestré en leur nom. La conséquence est à la fois comique et inquiétante : tant que la paperasserie coûtait du temps humain, le marché en limitait naturellement l’expansion ; sitôt qu’elle devient presque gratuite, ces garde-fous se dérobent. Le moindre réflexe d’aversion au risque, la moindre incitation d’un service compliance, la plus fragile justification d’un cabinet de conseil peuvent suffire à enclencher des chaînes processuelles illimitées. Il ne s’agit plus d’une simple augmentation du volume de « tâches à la con », mais d’un phénomène de singularité bureaucratique.
Le paradoxe ultime, souligne l’auteur, tient à nos espoirs initiaux : nous avons bâti des systèmes d’IA pour supprimer des corvées répétitives et sans valeur. Nous risquons, en réalité, de les déchaîner au service d’une génération potentiellement infinie de ces mêmes corvées. Le futur que nous imaginions — une technologie libératrice — pourrait céder la place à un futur où la bureaucratie atteint une perfection technologique, ronronnant silencieusement et vicieusement, produisant du travail pour elle-même, pendant que nous, persuadés d’avoir mieux à faire, ne remarquons même pas l’expansion d’un univers administratif parallèle. À l’extrême, nous serions au pub pendant que des avatars non humains, nous représentant, tiendraient des réunions, enverraient des transcriptions automatiques et accroîtraient, à notre insu, l’amas des documents « importants » aussitôt aspirés par l’oubli. Cette image du « pic de bullshit » fournit la chute du texte : nous atteindrons bien la vitesse de libération de la paperasserie, et la vraie question est de savoir si quelqu’un le remarquera.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle