
Il est constant que les parties ont été liées par un contrat de travail résilié en fin de compte pour le 31 janvier 2019. L’employée sollicite une indemnité pour congé abusif qui est régie par l’art. 336b CO:
« 1 La partie qui entend demander l’indemnité fondée sur les art. 336 et 336a doit faire opposition au congé par écrit auprès de l’autre partie au plus tard jusqu’à la fin du délai de congé.
2 Si l’opposition est valable et que les parties ne s’entendent pas pour maintenir le rapport de travail, la partie qui a reçu le congé peut faire valoir sa prétention à une indemnité. Elle doit agir par voie d’action en justice dans les 180 jours à compter de la fin du contrat, sous peine de péremption. »
Ce n’est que sur interpellation du juge à l’audience des débats que l’employée a affirmé avoir formé opposition écrite le 27 novembre 2018. Elle a offert de produire la pièce topique mais s’est heurtée à une fin de non-recevoir.
Dans sa décision incidente du 13 novembre 2020, la Cour de justice a jugé que cette omission ne prêtait pas à conséquence : selon la théorie des faits implicites, la demanderesse aurait dû alléguer et prouver avoir formé opposition uniquement si la défenderesse avait contesté ce point. Or, tel n’était pas le cas.
La recourante (= l’employeuse)n critique cette analyse. Le fardeau de l’allégation et de la preuve concernant l’opposition écrite forme donc le nœud du litige.
En préambule, on relèvera que la procédure était régie par la maxime des débats dès lors que la valeur litigieuse excédait 30’000 fr. dans ce conflit de droit du travail (art. 247 al. 2 let. b ch. 2 CPC). Les parties devaient donc alléguer les faits sur lesquels elles fondaient leurs prétentions et produire les preuves s’y rapportant (art. 55 al. 1 CPC), le juge n’ayant qu’un devoir d’interpellation fondé sur l’art. 56 CPC. Le juge ne pouvait asseoir son jugement sur d’autres faits que ceux ayant été allégués par les parties conformément aux règles de procédure.
Le laps de temps dont dispose l’employé pour s’opposer au congé est un délai de péremption. La péremption entraîne l’extinction totale d’un droit subjectif suite à l’expiration du délai dans lequel son titulaire devait l’exercer ou accomplir un acte nécessaire à son exercice. Elle doit être retenue d’office par le juge). En revanche, la prescription est prise en compte uniquement si le défendeur a soulevé une exception (art. 142 CO). Cette différence tient au fait qu’une obligation prescrite conserve une certaine existence: elle devient une obligation imparfaite, alors qu’un droit frappé de péremption cesse d’exister. Et l’ordre juridique suisse n’admet pas que le juge alloue une prétention qui n’existe plus.
Lorsque le juge intervient d’office, soit indépendamment des arguments soulevés par les parties, mais dans le cadre de la maxime des débats, cela ne dispense pas les parties de lui soumettre les données factuelles nécessaires et les preuves topiques. Il reste ainsi à résoudre la question de savoir qui, du demandeur ou du défendeur, a la charge d’alléguer et de prouver la péremption.
Quelques réponses éparses ont été données. Dans un litige concernant une action en nullité de la légitimation, l’autorité de céans a jadis jugé que le respect du délai de péremption pour ouvrir action était une condition de la prétention ( » die Einhaltung der Frist eine Voraussetzung des Anspruchs ist « ), si bien que le demandeur devait l’alléguer. Elle a immédiatement tempéré cette exigence en indiquant que l’élément devait à tout le moins ressortir du dossier. Ce précédent a inspiré une formule plus générale: celui qui invoque un droit soumis à un délai de péremption doit prouver qu’il a observé celui-ci, car le respect de cette exigence est un élément constitutif de droit et une condition de l’exercice de l’action (arrêts 5C.215/1999 du 9 mars 2000 consid. 6b; 4A_200/2008 du 18 août 2008 consid. 2.4.2.1).
Cette jurisprudence visait à l’origine « de véritables délais de péremption », dans lesquels l’action doit être ouverte et dont le respect est relativement facile à contrôler. Elle n’est pas nécessairement transposable pour chaque délai de péremption.
L’on trouve parfois l’affirmation selon laquelle la non-péremption d’un droit est un fait implicite, soit un fait contenu dans un allégué que le demandeur ne doit alléguer et prouver que si la partie adverse l’a contesté.
En réalité, les délais de péremption régissent moult situations, ce qui devrait dissuader de procéder à une généralisation.
Ainsi, une solution particulière s’applique quant à l’avis des défauts que doit donner l’acheteur ou le maître s’il entend sauvegarder ses droits à la garantie: le vendeur ou l’entrepreneur doit alléguer l’acceptation de la chose ou de l’ouvrage, respectivement l’absence ou la tardiveté de l’avis des défauts, auquel cas l’acheteur ou le maître devra prouver qu’il a donné un tel avis en temps utile. Le juge ne peut pas prendre en compte d’office la tardiveté de l’avis. Si cette jurisprudence est la cible de critiques, il est néanmoins admis que la loi est dure pour le maître (respectivement l’acheteur), lequel ne doit pas être privé trop facilement de ses droits (PETER GAUCH, Der Werkvertrag, 6e éd. 2019, n. 2175 s.; SCHÖNLE/HIGI, Zürcher Kommentar, 3e éd. 2005, n° 24b ad art. 201 CO et la réf. à l’ATF 114 II 131 consid. 1c). Il n’est pas davantage contesté que l’entrepreneur peut renoncer à invoquer la tardiveté de l’avis (arrêt 4A_256/2018 du 10 septembre 2018 consid. 3.2.2 et les réf.). Vu ces singularités, on ne saurait se hasarder à établir un parallèle avec le délai de l’art. 336b al. 1 CO, contrairement à ce que suggèrent des commentateurs et la recourante, qui invoque quelques analogies qui ne lui sont d’aucun secours.
Le délai dont il est ici question se distingue aussi d’un véritable délai d’ouverture d’action et pose une problématique d’un autre ordre: l’employé licencié ne peut prétendre à une indemnité pour congé abusif que s’il a formé une opposition valable et que les parties n’ont pas pu s’entendre pour maintenir le rapport de travail (art. 336b al. 2 CO). Le législateur nourrit l’espoir – peut-être chimérique – que l’auteur du congé reviendra sur sa décision et préférera maintenir le rapport de travail plutôt que de payer une indemnité (ATF 134 III 67 consid. 5 p. 70 i.f.; 136 III 96 consid. 2.1; arrêt 4A_320/2014 du 8 septembre 2014 consid. 3.1 et 3.3). Le législateur était conscient que le justiciable peu habitué à de tels délais pouvait en être victime, mais il a maintenu cette solution au nom de la sécurité du droit. En cas d’entente, il n’y a évidemment plus de place pour l’indemnité de l’art. 336a CO. En d’autres termes, le droit à l’indemnité n’existe que si cette étape pour la réflexion que doit susciter l’opposition a été respectée et se révèle infructueuse. Elle concourt ainsi à fonder l’indemnité.
Dans ces circonstances, il ne saurait être question d’attendre que la partie actionnée invoque la péremption pour que le demandeur allègue et prouve avoir fait opposition dans le délai légal: il lui appartient de montrer que les conditions participant au fondement de son droit sont réunies, partant d’alléguer et de prouver les circonstances factuelles dont le juge pourra inférer le droit à un dédommagement pour le congé abusif, qui présuppose une opposition valable. Le cas échéant, le juge devra interpréter la missive – la loi requiert la forme écrite – pour décider s’il y a eu opposition au sens de l’art. 336b CO. Ceci justifie une allégation en bonne et due forme, assortie d’une offre de preuve.
En l’espèce, force est de constater que l’employée demanderesse, qui était déjà assistée d’un mandataire professionnel dès avant le début de sa procédure judiciaire, a tout simplement omis de satisfaire à ces exigences. La missive litigieuse du 27 novembre 2018 ne figurait même pas au dossier et l’on ne peut guère contester l’irrecevabilité de cette pièce proposée à l’audience des débats principaux, tant il est vrai que les conditions de l’art. 229 al. 1 CPC faisaient effectivement défaut, n’en déplaise à l’intéressée. Les premiers juges ont également considéré que la preuve de l’opposition ne découlait pas d’autres éléments du dossier. Dans ce contexte, il n’y a pas à poursuivre la discussion plus avant.
Le devoir d’interpellation du juge n’est ici d’aucun secours à l’employée puisqu’elle était assistée d’un avocat dès avant le début de la procédure.
En bref, l’autorité précédente a enfreint le droit fédéral en considérant que l’opposition au congé constituait un fait implicite qui aurait dû être contesté par l’employeuse, à défaut de quoi l’employée était dispensée d’alléguer et prouver les éléments topiques, l’opposition étant réputée avoir été effectuée.
(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_412/2022 du 11 mai 2023, destiné à la publication)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)