Enquête interne, droits de la personne dénoncée

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L’appelant fait valoir une indemnité en paiement de 155’654.25 fr. avec suite d’intérêts pour licenciement abusif.

Le contrat de travail de durée indéterminée peut être résilié par chacune des parties (art. 335 al. 1 CO). En droit suisse du travail, la liberté de résiliation prévaut de sorte que, pour être valable, un congé n’a en principe pas besoin de reposer sur un motif particulier. Le droit de chaque cocontractant de mettre fin au contrat unilatéralement est toutefois limité par les dispositions sur le congé abusif (art. 336 ss CO). L’art. 336 al. 1 et 2 CO énumère des cas dans lesquels la résiliation est abusive. Cette liste n’est pas exhaustive ; elle concrétise avant tout l’interdiction générale de l’abus de droit. Un congé peut donc se révéler abusif dans d’autres situations que celles énoncées par la loi ; elles doivent toutefois apparaître comparables, par leur gravité, aux hypothèses expressément envisagées.

Ainsi, le caractère abusif du congé peut résider dans le motif répréhensible qui le sous-tend, dans la manière dont il est donné, dans la disproportion évidente des intérêts en présence ou encore dans l’utilisation d’une institution juridique de façon contraire à son but.

Un licenciement pourra ainsi être abusif si l’employeur exploite de la sorte sa propre violation du devoir imposé par l’art. 328 CO de protéger la personnalité du travailleur ; par exemple, lorsqu’une situation conflictuelle sur le lieu de travail nuit notablement au travail en commun dans l’entreprise, le congé donné à l’un des employés en cause est abusif si l’employeur ne s’est pas conformé à l’art. 328 CO en prenant préalablement toutes les mesures que l’on pouvait attendre de lui pour désamorcer le conflit telles des modifications de son organisation ou des instructions adressées aux autres travailleurs. Un licenciement peut également être tenu pour abusif lorsqu’il répond à un motif de convenance personnelle de l’employeur.

La jurisprudence du Tribunal fédéral a ainsi connu une évolution pour admettre de façon plus large de nouveaux cas de licenciements abusifs, tout en développant une motivation suffisamment restrictive pour ne pas rendre illusoire la liberté de résilier mais permettant de sanctionner des situations dans lesquelles la résiliation apparaît véritablement choquante. Même si la jurisprudence en matière de cas innomés de licenciement abusif est abondante, il est malaisé de la synthétiser, dès lors que l’existence d’un abus de droit nécessite par essence de prendre en considération les circonstances particulières du cas concret. L’appréciation du caractère abusif d’un licenciement suppose ainsi l’examen de toutes les circonstances du cas d’espèce et il convient de se garder de se focaliser sur un seul élément du dossier sorti de son contexte.

Le licenciement d’un travailleur en raison d’un conflit interpersonnel peut constituer un licenciement abusif dans les situations où l’employeur n’a pas préalablement pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour désamorcer le conflit. Ainsi, lorsque le caractère difficile d’un travailleur engendre une situation conflictuelle dans l’entreprise (conflit interpersonnel), l’employeur ne peut licencier ce travailleur qu’après avoir introduit sans succès les mesures que l’on pouvait attendre de lui en vue d’améliorer la situation. Si l’employeur omet ces mesures ou se contente de démarches insuffisantes, et qu’il procède au licenciement, il viole son obligation de protéger la personnalité du travailleur concerné et le licenciement est alors abusif. Les mesures attendues de l’employeur dépendent du cas d’espèce et notamment de la taille de l’entreprise. Le Tribunal fédéral en a dressé une liste non exhaustive tels les entretiens individuels ou de groupe, les directives de comportement, le recours à une personne de confiance ou à une entreprise externe de coaching, l’audition des personnes, la formulation de propositions en vue de régler le conflit, la réorganisation des processus de travail, la fixation d’objectifs, le prononcé d’un avertissement ou le déplacement interne. Dans la casuistique, n’ont pas été jugés abusifs la résiliation du contrat par l’employeur dans l’hypothèse où, malgré plusieurs avertissements, un travailleur rencontre des difficultés relationnelles avec plusieurs autres employés (collègues, supérieurs ou subordonnées) (arrêt 4C.237/2006 du 24 novembre 2006), le licenciement d’un travailleur en raison du ton et des propos humiliants adressés par ce dernier de manière persistante envers ses collègues et son supérieur nonobstant une mise en garde (arrêt 4A_250/2007 du 8 novembre 2007 consid. 4.2), le licenciement d’un travailleur qui se montre irritable et tient des propos agressifs sur son lieu de travail créant ainsi un mauvais climat de travail, à tout le moins si l’employeur a fait preuve de ménagement dans l’exercice de son droit de résiliation, soit par exemple qu’il lui ait adressé préalablement un avertissement (ATF 136 III 513 consid. 2.6), le licenciement d’un collaborateur qui, durant plusieurs années, avait eu une attitude qui engendrait des tensions ou des conflits avec plusieurs collègues et qui ne l’avait modifiée en dépit de remarques ou d’avertissement de l’employeur (arrêt 4A_158/2010 du 22 juin 2010 consid. 3.a) ou le licenciement d’un collaborateur qui altère lui-même le climat de travail par une critique persistante des modalités de travail imposées et par la manifestation de son insatisfaction (arrêt 4A_381/2011 du 24 octobre 2011 consid. 6) ou encore le licenciement d’une cadre grossière et agressive avec les collaborateurs sous sa responsabilité et réagissant de manière inappropriée lorsque les choses n’allaient pas dans son sens après une enquête menée pour harcèlement formulé par la cadre concernée elle-même (arrêt 4A_130/2016 du 25 août 2016 consid. 2.2).

Compte tenu de ses obligations générales issues de l’art. 328 CO, ainsi que d’autres dispositions légales tendant à la protection de la santé de l’employé, l’employeur est tenu d’agir à la fois préventivement et en réaction à des faits ou soupçons liés au harcèlement ou mobbing. S’agissant de la réaction, l’employeur devra à la fois clarifier les faits soulevés par une instruction interne et, le cas échéant, prendre toutes les mesures imposées par les circonstances pour mettre fin aux actes problématiques. Un cas spécifique d’application des droits et obligations intégrant l’art. 328 CO se rapporte aux enquêtes internes se référant notamment à des conflits entre employés du fait de mobbing ou harcèlement. L’enquête interne relève d’une clarification de la situation et lorsqu’elle est mise en œuvre, l’employé soupçonné des faits devra par principe être informé à la fois de la procédure et des éléments qui sont reprochés, exigence découlant tant de l’art. 328 CO que de la loi sur la protection des données, dès lors que l’enquête constitue un traitement de données personnelles concernant le collaborateur soupçonné. L’employeur pourra y renoncer temporairement pour les besoins de l’instruction.

L’enquête interne, dans le cadre d’un conflit interpersonnel, n’a pas le même fondement que l’enquête interne à laquelle doit se livrer l’employeur saisi d’un soupçon d’infraction pénale d’un de ses employés. Toutefois, les garanties procédurales du dénoncé doivent être identiques afin que ce dernier puisse bénéficier d’une enquête équitable. Il ne paraît ainsi pas opportun de distinguer les garanties offertes selon que l’on se trouve dans le cadre d’une dénonciation pouvant donner lieu à un licenciement ou dans le cadre de faits plus graves pouvant déboucher sur une dénonciation pénale. Il y a lieu d’offrir, en toute circonstance, des garanties suffisantes à la personne dénoncée. En principe, au pénal, ce droit est reconnu par les art. 6 al. 3 CEDH et 42 Cst. Bien que ces droits fondamentaux visent à garantir les droits du prévenu face à l’Etat, le droit de se défendre doit également être garanti dans le cadre d’une enquête privée au sein d’une entreprise. Il y a lieu en effet de tenir compte d’un effet horizontal des droits fondamentaux, selon l’art. 35 al. 3 Cst qui précise que « les autorités veillent à ce que les droits fondamentaux dans la mesure où ils s’y prêtent soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux ». En principe, on doit reconnaître que l’art. 328 CO qui impose à l’employeur de devoir protéger la personnalité du travailleur devrait être interprété en ce sens que celui-ci devra être au bénéfice de garanties de procédure analogues à celles qui sont offertes dans les procédures pénales.

La Chambre des prud’hommes relève que le style directif de management de A______ [le dénoncé, l’employé]  était connu de l’entreprise et n’avait pas donné lieu, au cours des quatorze années de collaboration au sein de groupe, à des avertissements ou autres mesures correctives. L’entreprise paraissait ainsi s’accommoder du style « directif » et non « participatif » de son dirigeant qui n’a pas, en tout cas, donné lieu à un ou plusieurs avertissements.

Les collaborateurs directs de A______, entendus à la procédure, ne se sont pas plaints de la mauvaise ambiance au sein de l’équipe et ont rappelé n’avoir jamais constaté de comportement inapproprié de la part de leur supérieur hiérarchique, ayant au contraire vanté la bonne harmonie dans le cadre de leur collaboration. Ils n’ont pas été informés de plaintes de collaborateurs de l’entreprise à l’endroit de leur supérieur, situation qui est corroborée par la directrice des ressources humaines au niveau local.

[Plus tard], l’alerte a été effectuée le 1er mars 2019 par le département local des ressources humaines qui a rapporté que certains employés de B______ (CH) SA se plaignaient de harcèlement de la part de leur manager. L’enquête interne consécutive à cette alerte fut confiée au département DACI (Département d’Audit et de Contrôles Internes) et fut diligentée par G______. Le rapport d’enquête concernait deux dirigeants de l’entité locale, dont A______, et tendait à identifier des problèmes de harcèlement qui avaient été dénoncés par le département local des ressources humaines. A comprendre le rapport d’enquête produit à la procédure, la situation de management de A______ aurait été discutée au téléphone avec un ancien collaborateur de l’entreprise qui a souhaité garder l’anonymat auprès de l’enquêteuse et qui a décrit A______ comme un dirigeant ne faisant pas confiance à ses employés, amenant ses équipes à perdre l’estime de soi. La personne a rapporté que A______ était un expert dans son domaine, mais un manager très strict, directif et à l’ancienne (« old fashioned »). A comprendre le rapport d’enquête, les deux autres employés interrogés par l’enquêteuse paraissent avoir apporté leur témoignage sur l’autre dirigeant visé par l’enquête, situation qui ressort des éléments caviardés à la page 6 du rapport. Livrant ses conclusions, l’enquêteuse a exclu tout harcèlement de la part de A______. Elle a toutefois relevé que certains comportements de management à charge de A______ avaient été identifiés et devaient être traités, même s’ils n’étaient pas aussi graves que ceux constatés pour l’autre dirigeant visé par l’enquête. Dans le cadre de son investigation, l’enquêteuse, qui n’avait pas décidé de la méthodologie, n’a procédé ni à l’audition de A______, ni à celle de ses équipes. G______ a justifié cette situation au motif que l’investigation portait essentiellement sur l’autre dirigeant et que les « efforts » de l’enquêteuse s’étaient donc concentrés sur ce dernier, cette situation n’ayant pas conduit l’enquêteuse à scinder l’enquête en distinguant le cas de A______ de celui de l’autre dirigeant.

A l’issue de ce rapport d’enquête, A______ fut convoqué par la direction des ressources humaines pour un entretien justifié par des accusations mettant en cause ses pratiques managériales non conformes au Code de Conduite. Lors de cet entretien du 17 mai 2019 auquel participaient E______, directrice RH locale et H______, directeur RH groupe, bien que le rapport d’audit ne lui ait pas été soumis, les conclusions de ce rapport ont été discutées. A______ a nié les faits et les accusations portées à son endroit. Invité à se déterminer sur ces accusations, il a, à l’occasion d’un voyage au siège les 20 et 21 mai 2019, adressé à sa hiérarchie une communication élaborée reprenant les points évoqués lors de l’entretien du 17 mai 2019 et identifiés dans le rapport d’enquête du 18 avril 2019. Le lendemain de cette communication, A______ s’est trouvé en incapacité de travail et, à la reprise de son activité au début août 2019, il fut licencié par courrier du 5 août 2019.

Sur la base des considérations juridiques développées ci-dessus, la juridiction d’appel considère que l’enquête interne, dans son amalgame avec l’autre dirigeant et dans la méthodologie adoptée, n’était pas propre à établir les comportements de A______ contraires au Code de Conduite qui ont été à l’origine de la dénonciation des rapports de service. La personne dénoncée par ces agissements n’a pas été entendue dans la procédure d’enquête, pas plus que l’enquêteuse n’a entendu les équipes de ce dirigeant, notamment ses subordonnés directs sur ses méthodes de management. A comprendre le rapport d’enquête, seul un ancien collaborateur, anonyme, entendu lors d’un entretien téléphonique, a critiqué les méthodes de management « strictes, directives, old-fashioned » de A______. Lorsque les constatations et conclusions de ce rapport lui ont été communiquées, A______ en a immédiatement contesté le contenu et nié les accusations de management problématiques proférées à son endroit. Selon la Chambre des prud’hommes, il appartenait alors, compte tenu de la situation de fait qui n’avait pas été éclaircie, d’approfondir cette situation problématique au besoin en recourant à un audit externe tel que l’avait suggéré la direction du groupe dans son mail du 22 février 2019 répondant à la demande d’alerte lancée par les ressources humaines locales. La situation actuelle n’est pas comparable de celle de l’arrêt 4A_510/2010 du 1er décembre 2010 se référant à une enquête incomplète ou vicié, mais dans laquelle le collaborateur concerné avait reconnu les accusations portées à son encontre. En l’espèce, la résiliation du contrat devait être l’ultima ratio de la gestion de ce conflit interpersonnel et il appartenait à l’employeur de clarifier les faits soulevés par une instruction interne. Comme rappelé précédemment, la finalité d’une investigation interne diligentée dans le cadre de soupçons de mobbing ou harcèlement est de clarifier la situation, soit d’établir les faits. C’est également pour contribuer à cette clarification de la situation que le dénoncé, outre les droits attachés à sa personnalité, doit en principe participer à cette investigation. Or, de l’aveu même de l’enquêteuse, l’investigation concernant A______ est assez sommaire, puisque son enquête a surtout porté sur l’autre dirigeant et que, s’agissant de l’appelant, elle n’a pas entendu les équipes de ce dernier, notamment ses subordonnés, alors que l’investigation devait précisément porter sur l’attitude des dénoncés envers les collaborateurs de l’entreprise.

Après avoir recueilli la détermination de l’appelant sur les accusations, il appartenait à l’entreprise, compte tenu des dénégations de l’intéressé et d’une investigation incomplète, de continuer ces investigations, au besoin en recourant à un externe, comme l’avait suggéré la direction des ressources humaines saisie de l’alerte. En procédant au licenciement sans avoir procédé à la clarification de la situation et sans avoir tenté de désamorcer un conflit – dont on ne connaît d’ailleurs pas l’identité des protagonistes -, l’employeur a violé l’obligation de protéger la personnalité de son employé et le licenciement est abusif.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice [GE] CAPH/41/2023 du 25.04.2023, consid. 5)

NB : un recours au TF a été déposé contre cet arrêt.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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