
Dans plusieurs arrêts récents, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de résumer l’ensemble de sa jurisprudence relative aux bonus (arrêts du Tribunal fédéral 4A_327/2019 du 1er mai 2020 consid. 3.1; 4A_230/2019 du 20 septembre 2019 consid. 3 et les arrêts cités).
Il en résulte qu’il faut distinguer les trois cas suivants: (1) le salaire variable, (2) la gratification à laquelle l’employé a droit et (3) la gratification à laquelle il n’a pas droit.
On se trouve dans le cas n° 1 lorsqu’un montant (même désigné comme bonus ou gratification) est déterminé ou objectivement déterminable, c’est-à-dire qu’il a été promis par contrat dans son principe et que son montant est déterminé ou doit l’être sur la base de critères objectifs prédéterminés comme le bénéfice, le chiffre d’affaires ou une participation au résultat de l’exploitation, et qu’il ne dépend pas de l’appréciation de l’employeur; il doit alors être considéré comme un élément du salaire (variable), que l’employeur est tenu de verser à l’employé (art. 322 s. CO).
En revanche, on se trouve en présence d’une gratification – dans les cas n° 2 et 3 – lorsque le bonus est indéterminé ou objectivement indéterminable, c’est-à-dire que son versement dépend du bon vouloir de l’employeur et que sa quotité dépend pour l’essentiel de la marge de manœuvre de celui-ci. La jurisprudence reconnaît à l’employeur un tel pouvoir d’appréciation lorsque le montant du bonus ne dépend pas seulement de l’atteinte d’un certain résultat d’exploitation, mais aussi de l’appréciation subjective de la prestation du travailleur; le bonus doit alors être qualifié de gratification.
Il y a un droit à la gratification – cas n° 2 – lorsque, par contrat, les parties sont tombées d’accord sur le principe du versement d’un bonus et n’en ont réservé que le montant; il s’agit d’une gratification que l’employeur est tenu de verser, mais il jouit d’une certaine liberté dans la fixation du montant à allouer.
De même, lorsqu’au cours des rapports contractuels, un bonus a été versé régulièrement sans réserve de son caractère facultatif pendant au moins trois années consécutives, il est admis qu’en vertu du principe de la confiance, il est convenu par actes concluants (tacitement), que son montant soit toujours identique ou variable: il s’agit donc d’une gratification à laquelle l’employé a droit, l’employeur jouissant d’une certaine liberté dans la fixation de son montant au cas où les montants étaient variables.
Dans les deux situations, le travailleur n’a droit, aux termes de l’art. 322d al. 2 CO, à une part proportionnelle de la gratification en cas d’extinction des rapports de travail avant l’occasion qui y donne lieu que s’il en a été convenu ainsi, ce qu’il lui incombe de prouver en vertu de l’art. 8 CC.
Il n’y a pas de droit à la gratification – cas n° 3 – lorsque, par contrat, les parties ont réservé tant le principe que le montant du bonus; il s’agit alors d’une gratification facultative; le bonus n’est pas convenu et l’employé n’y a pas droit, sous réserve de l’exception découlant de la nature de la gratification (principe de l’accessoriété) lorsque les salaires sont modestes ou moyens et supérieurs, ce principe étant en revanche inapplicable pour les très hauts revenus. Il en va de même lorsque la réserve du caractère facultatif n’est qu’une formule vide de sens (c’est-à-dire une clause de style sans portée) et qu’en vertu du principe de la confiance, il y a lieu d’admettre que l’employeur montre par son comportement qu’il se sent obligé de verser un bonus.
Le caractère facultatif de la gratification trouve ses limites dans le respect de l’égalité de traitement. Selon ce principe, l’employeur doit, dans l’attribution du bonus, traiter de manière égale les travailleurs se trouvant dans une situation semblable.
Jurisprudence et doctrine concluent à l’existence d’un principe général d’égalité de traitement déduit de l’art. 328 CO obligeant l’employeur à protéger la personnalité de l’employé et des art. 28 ss CC instituant les règles générales de protection de la personnalité. Une décision subjective de l’employeur ne contrevient à l’interdiction de discriminer que dans la mesure où elle exprime une dépréciation de la personnalité du travailleur et lui porte ainsi atteinte. Une telle situation n’est réalisée que si l’employé est placé dans une situation clairement moins avantageuse qu’un grand nombre d’autres employés; tel n’est en revanche pas le cas lorsque l’employeur favorise simplement quelques employés.
Le principe de l’égalité de traitement des travailleurs ne s’applique que dans une mesure restreinte, en ce sens que des travailleurs ne doivent pas être privés de la gratification d’une manière arbitraire ou pour des motifs non pertinents. La jurisprudence et la doctrine évoquent comme critère de distinction pertinent le fait que les rapports de travail ont été résiliés au moment où le bonus devrait être payé.
La doctrine fait observer que l’employeur peut avoir divers motifs de verser une gratification, tels que récompenser le travail accompli ou une fidélité de longue date, motiver l’employé pour l’avenir, éviter que celui-ci résilie le contrat, ou encore lui faire partager les bons résultats de l’entreprise (Brühwiler, Einzelarbeitsvertrag, 3ème éd. 2014, n° 1 ad art. 322d CO; Staehlin, Zürcher Kommentar, 4ème éd. 2006, n° 2 ad art. 322d CO). Dans la mesure où la gratification est destinée uniquement à récompenser l’employé pour le travail effectué, elle ne saurait être réduite ou supprimée pour le motif que le contrat a été résilié (Portmann/Rudolph, in Basler Kommentar, 6ème éd. 2015, n° 8 ad art. 322d CO; Brühwiler, op. cit., n° 5 ad art. 322d CO). Cet argument a été mentionné par le Tribunal fédéral dans un obiter dictum, repris dans un autre arrêt récent, mais n’a pas été tranché (arrêts du Tribunal fédéral 4A_327/2019 du 1er mai 2020 consid. 3.6.2; 4A_651/2017 du 4 avril 2018 consid. 3.3).
En présence d’un litige sur l’interprétation de clauses contractuelles, le juge doit rechercher, dans un premier temps, la réelle et commune intention des parties (interprétation subjective), le cas échéant empiriquement, sur la base d’indices. Constituent des indices en ce sens non seulement la teneur des déclarations de volonté – écrites ou orales -, mais encore le contexte général, soit toutes les circonstances permettant de découvrir la volonté des parties, qu’il s’agisse de déclarations antérieures à la conclusion du contrat ou de faits postérieurs à celle-ci, en particulier le comportement ultérieur des parties établissant quelles étaient à l’époque les conceptions des contractants eux-mêmes.
Ce n’est que si le juge ne parvient pas à déterminer la volonté réelle et commune des parties – parce que les preuves font défaut ou ne sont pas concluantes – ou s’il constate qu’une partie n’a pas compris la volonté exprimée par l’autre à l’époque de la conclusion du contrat – ce qui ne ressort pas déjà du simple fait qu’elle l’affirme en procédure, mais doit résulter de l’administration des preuves -, qu’il doit recourir à l’interprétation normative (ou objective), à savoir rechercher leur volonté objective, en déterminant le sens que, d’après les règles de la bonne foi, chacune d’elles pouvait et devait raisonnablement prêter aux déclarations de volonté de l’autre, c’est-à-dire conformément au principe de la confiance. Les circonstances déterminantes à cet égard sont uniquement celles qui ont précédé ou accompagné la manifestation de volonté, mais non pas les événements postérieurs.
En l’espèce, la qualification du bonus litigieux en gratification n’est pas contestée en appel. Demeure litigieuse la question de savoir si l’intimée [= l’employée] y a droit (cas n° 2) ou non (cas n° 3) et, dans ce dernier cas, si le refus viole le principe d’égalité de traitement.
Le contrat de travail conclu entre les parties prévoyait un « bonus » aux art. 1 à 4, lequel est en réalité une partie intégrante du salaire calculée sur la base du chiffre d’affaires réalisé par l’employé (cas n° 1). Cet élément de la rémunération de l’intimée n’est pas objet de litige. Aucun autre « bonus », « prime » ou « gratification » n’a été expressément convenu entre les parties, ni annoncé par l’employeur [= la recourante] à la conclusion du contrat. L’intimée a admis avoir été surprise en décembre 2017 de percevoir le montant supplémentaire de 1’042 fr. Les parties n’étaient ainsi pas tombées d’accord sur le principe, le régime et/ou la quotité de cette gratification à la conclusion du contrat. Elle émane de la seule initiative de l’appelante au cours des rapports de travail. Le bonus litigieux, au moment de la résiliation des rapports de travail, n’avait été versé que deux années consécutives, ce qui ne permet pas de soutenir qu’il serait devenu tacitement un élément obligatoire de la rémunération, et son caractère facultatif ressort de l’intitulé « bonus exceptionnel » ou « prime exceptionnelle » indiqué dans les fiches de salaire. Rien ne permet de retenir que ces intitulés représenteraient une simple formule vide de sens, après deux paiements consécutifs, et l’intimée n’allègue aucune circonstance permettant de retenir le contraire, ni d’ailleurs qu’elle aurait compris de l’attitude de l’appelante que ce bonus lui était garanti nonobstant son qualificatif d’exceptionnel. Il ressort des allégués de l’intimée qu’elle aurait compris que le bonus litigieux était une participation à la marche des affaires, versée automatiquement, sans autre explication ni motivation. Elle ne précise pas sur quels critères cet élément de rémunération serait calculé et versé alors qu’une part variable fondée sur le chiffre d’affaires était déjà convenue aux art. 1 à 4 du contrat. Rien au dossier ne permet de constater que le comportement de la recourante ait pu faire penser qu’elle s’engageait à verser un bonus en 2017 et 2018 en sus du bonus prévu dans le contrat de travail aux chiffres 1 à 4 ni sur quelle base elle le calculerait.
A l’inverse, l’’employeur a exposé quelques principes guidant le versement du bonus – que l’intimée ne remet pas valablement en cause – dont plusieurs éléments permettent de confirmer le caractère aléatoire et discrétionnaire. Il dépend d’une décision des actionnaires et de la disponibilité d’une enveloppe dont on ne connaît ni l’origine, ni les contours. Le bonus n’est pas versé toutes les années car il dépend de la marche des affaires, sans que l’on sache dans quelle mesure. L’appelante a manifesté à plusieurs reprises, après l’éclatement du litige et au cours de la présente procédure, qu’elle souhaitait maintenir le caractère aléatoire de cette gratification, ce qu’elle a formalisé dans les nouveaux contrats de travail. Le fait qu’elle ne communique pas précisément le régime du bonus litigieux à ses employés et dans le cadre de la présente procédure montre suffisamment qu’elle ne souhaite pas se lier et conserver son caractère discrétionnaire.
Il ne peut donc être retenu, que ce soit en recourant à l’interprétation subjective ou à l’interprétation objective en vertu du principe de la confiance, que les parties auraient convenu par actes concluants du versement du bonus litigieux.
En tout état, il incombait à l’intimée [i.e. à l’employée] – et non à la recourante [i.e. à l’employeur] comme retenu à tort par le Tribunal – de démontrer que les parties avaient convenu que le bonus litigieux était non seulement dû, mais qu’il l’était également au-delà de l’extinction des rapports de travail. Or, aucun élément au dossier ne permet de constater que tel aurait été le cas. Les explications de l’appelante selon lesquelles le bonus avait pour but d’encourager les collaborateurs et de favoriser le développement du centre, soit des objectifs de fidélisation et de rentabilité future, impliquent qu’un versement au-delà de la fin des rapports de travail n’aurait aucun sens. Le fait que le bonus soit versé au moyen d’une enveloppe constituée plus d’un an avant son paiement est un indice supplémentaire du fait qu’il a pour finalité la fidélisation et l’encouragement du collaborateur et non la rétribution de sa productivité passée, déjà largement récompensée par le « bonus » au sens des art. 1 à 4 du contrat.
Il découle de ce qui précède que la gratification litigieuse doit être qualifiée de discrétionnaire (cas n° 3), étant encore relevé que l’intimée ne soutient pas que son bonus devrait être requalifié en salaire en vertu du principe de l’accessoriété, à juste titre vu son montant insignifiant au regard des autres éléments de rémunération. La recourante disposait ainsi de la liberté de verser ou non cette gratification à l’intimée, sous réserve du principe d’égalité de traitement entre les employés qu’il y a lieu d’examiner.
L’intimée n’allègue pas et ne démontre pas que d’autres employés licenciés auraient touché, après la fin des rapports de travail, le bonus dont elle aurait été privée et ne mentionne aucun nom à cet égard. Elle n’a pas non plus fourni de liste de témoins licenciés permettant de le confirmer cas échéant, alors que les parties y avaient été expressément invitée par le Tribunal. Elle n’allègue donc pas, ni n’offre de prouver une inégalité de traitement entre employés licenciés, laquelle aurait sans doute conduit à l’octroi de la prétention invoquée en justice. En réalité, l’intimée allègue avoir été victime d’une inégalité de traitement en relation avec le bonus touché par les employés restés en place, car elle estime avoir participé aux résultats 2018.
Sa situation ne saurait toutefois être comparée à celle des employés de la recourante encore en poste en décembre 2019. Elle ne peut se prévaloir de la doctrine susmentionnée – que le Tribunal fédéral n’a de surcroît pas confirmée – selon laquelle un bonus, destiné à récompenser a posteriori le travail accompli et les résultats obtenus, ne peut être refusé à un employé licencié, alors que les employés restés en place en bénéficieraient. En l’occurrence, selon les affirmations de l’appelante, que l’intimée ne remet pas valablement en cause alors qu’elle en a la charge, le bonus litigieux a une finalité de fidélisation et d’encouragement des employés en poste. L’intimée n’étant plus employée depuis une année et n’appartenait donc plus au cercle des bénéficiaires au moment de la décision d’octroi et elle ne saurait donc se prévaloir d’un traitement inégalitaire.
L’intimée n’allègue par ailleurs aucun autre motif discriminatoire visant à l’atteindre dans sa personnalité.
Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que la décision de la recourante de ne pas accorder de gratification discrétionnaire à l’intimée était fondée sur un motif pertinent. Les conditions permettant de condamner la recourante à verser une telle gratification à l’intimée pour l’année 2018, en application du principe de l’égalité de traitement, ne sont pas réalisées, contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal.
(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice [GE] CAPH/69/2023 du 21.06.2023)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)