
A.________, ressortissant suisse depuis 2018, travaille auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (« United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East » [UNRWA]) à Amman en Jordanie, depuis 2019. Par décision du 18 octobre 2019, l’Armée suisse lui a accordé un congé pour l’étranger.
Par décisions du 25 juin 2021, confirmées sur réclamation le 25 août suivant, le Service de la taxe d’exemption de l’obligation de servir de l’Administration fiscale cantonale de la République et canton de Genève (ci-après: l’Administration fiscale cantonale) a arrêté le solde de la taxe d’exemption de A.________ pour les années 2019 et 2020 à respectivement 156 fr. et 1’459 fr. 90.
Saisie d’un recours de A.________, la Chambre administrative de la Cour de Justice de la République et canton de Genève l’a rejeté par arrêt du 12 avril 2022.
A.________ forme un recours en matière de droit public contre cet arrêt, dont il demande l’annulation.
Le litige porte sur l’obligation faite au recourant de s’acquitter de la taxe d’exemption de l’obligation de servir (taxe militaire) pour les années 2019 et 2020. Compte tenu des motifs et conclusions, il s’agit plus particulièrement de déterminer si l’intéressé entre dans la catégorie des fonctionnaires de l’Organisation des Nations Unies (ONU) exemptés de toute obligation relative au service national et si ce statut l’exonère du paiement de la taxe militaire.
La taxe militaire trouve son fondement à l’art. 59 Cst. Selon cette disposition, tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire ou au service civil de remplacement (al. 1; cf. aussi art. 2 al. 1 de la loi fédérale du 3 février 1995 sur l’armée et l’administration militaire [LAAM; RS 510.10]). Celui qui n’accomplit pas son service militaire ou son service de remplacement s’acquitte d’une taxe (al. 3).
La taxe militaire est régie par le droit fédéral, en particulier par la LTEO et par l’ordonnance du 30 août 1995 sur la taxe d’exemption de l’obligation de servir (OTEO; RS 661.1). Aux termes de l’art. 2 al. 1 let. a LTEO, sont assujettis à la taxe les hommes astreints au service qui sont domiciliés en Suisse ou à l’étranger et qui, au cours d’une année civile, « ne sont, pendant plus de six mois, ni incorporés dans une formation de l’armée ni astreints au service civil ».
Les art. 18 LAAM et 4 LTEO prévoient encore que certaines catégories de personnes sont exemptées du service militaire, respectivement exonérées de la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Cependant, aucune de ces deux dispositions ne mentionne que des fonctionnaires ou membres d’une organisation internationale bénéficieraient d’une exemption de service ou d’une exonération de la taxe militaire.
Selon l’art. 105 de la Charte des Nations unies conclue le 26 juin 1945 à San Francisco (RS 0.120; ci-après: la Charte ONU), les représentants des Membres des Nations Unies et les fonctionnaires de l’Organisation jouissent (…) des privilèges et immunités qui leur sont nécessaires pour exercer en toute indépendance leurs fonctions en rapport avec l’Organisation (par. 2). L’Assemblée générale peut faire des recommandations en vue de fixer les détails d’application des par. 1 et 2 du présent article ou proposer aux Membres des Nations Unies des conventions à cet effet (par. 3).
Par résolution adoptée le 13 février 1946, l’Assemblée générale de l’ONU a approuvé la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies (RS 0.192.110.02; ci-après: la Convention ONU sur les privilèges). Elle est entrée en vigueur pour la Suisse le 25 septembre 2012. Selon l’art. V section 17 de cette convention, « le Secrétaire général déterminera les catégories des fonctionnaires auxquels s’appliquent les dispositions du présent article (…). Il en soumettra la liste à l’Assemblée générale et en donnera ensuite communication aux Gouvernements de tous les Membres. Les noms des fonctionnaires compris dans ces catégories seront communiqués périodiquement aux Gouvernements des Membres ». Aux termes de l’art. V section 18 let. c de cette convention, les fonctionnaires de l’ONU seront exempts de toute obligation relative au service national.
Les 11 juin et 1er juillet 1946, l’Accord sur les privilèges et immunités de l’Organisation des Nations Unies a été conclu entre le Conseil fédéral suisse et le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (RS 0.192.120.1; ci-après: Accord CH-ONU). Il est entré en vigueur le 1er juillet 1946 et est applicable uniquement aux entités de l’ONU sises en Suisse (cf. Echange de lettres des 22 octobre/4 novembre 1946 entre la Suisse et l’Organisation des Nations Unies sur les privilèges et immunités de cette Organisation en Suisse [RS 0.192.120.11; ci-après: l’Echange de lettres]). Selon l’art. V let. c de l’Accord CH-ONU, les fonctionnaires de l’Organisation des Nations Unies seront exempts de toute obligation relative au service national, sous réserve des dispositions spéciales concernant les fonctionnaires de nationalité suisse, prévues dans l’annexe à l’Accord. D’après l’Annexe à cet accord, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies communiquera au Conseil fédéral suisse la liste des fonctionnaires de nationalité suisse astreints à des obligations de caractère militaire (ch. 1). Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et le Conseil fédéral suisse établiront, d’un commun accord, une liste restreinte de fonctionnaires de nationalité suisse qui, en raison de leurs fonctions, bénéficieront de dispenses (ch. 2).
Aux termes de l’art. 190 Cst., le Tribunal fédéral et les autres autorités suisses sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. Ni l’art. 190 Cst., ni l’art. 5 al. 4 Cst. n’instaurent de rang hiérarchique entre les normes de droit international et celles de droit interne. Selon la jurisprudence, en cas de conflit, les normes du droit international qui lient la Suisse priment en principe celles du droit interne qui lui sont contraires (ATF 149 I 41 consid. 4.2 et les références).
Dans la mesure où le recourant a obtenu la nationalité suisse en 2018 et où il travaille pour une entité de l’ONU située à l’étranger (UNRWA), il convient avant tout de déterminer le droit applicable et son incidence sur l’exécution de ses obligations militaires suisses.
Les juges précédents ont indiqué que le recourant n’était pas exempté de toute charge militaire dans la mesure où il ne jouissait pas d’une immunité au sens de l’art. 3 al. 1 let. j LEH. Or cette loi concerne uniquement les personnes travaillant au sein des organisations internationales sises en Suisse, comme les diplomates, de sorte qu’elle n’est pas applicable au recourant (art. 1 al. 1 LEH, cf. Message du Conseil fédéral du 13 septembre 2006 relatif à la loi fédérale sur les privilèges, les immunités et les facilités, ainsi que sur les aides financières accordés par la Suisse en tant qu’Etat hôte, FF 2006 7603, 7614). On ne peut ainsi rien en déduire s’agissant de la question litigieuse, contrairement à ce que semblent faire les juges précédents, de manière quelque peu contradictoire puisqu’ils admettent également qu’elle ne s’applique pas à l’intéressé.
Ensuite les premiers juges ne semblent pas avoir distingué le champ d’application de la Convention ONU sur les privilèges de celui de l’Accord CH-ONU. Ils retiennent essentiellement que le recourant est soumis à l’Accord. Toutefois, comme l’a relevé la DDIP à bon droit, l’Accord CH-ONU ne lui est pas applicable, dès lors qu’il concerne uniquement les services et les réunions que l’ONU jugerait bon d’établir ou de convoquer en Suisse, sans aucune distinction (ch. 3 de l’Echange de lettres). Or l’intéressé était employé à l’étranger en Jordanie pendant les périodes litigieuses en 2019 et 2020 et non en Suisse, de sorte que l’Accord CH-ONU ne lui est pas applicable. La dispense ainsi requise selon l’annexe de cet accord (ch. 1 et 2) n’est pas nécessaire, contrairement à ce que retient l’AFC. Par conséquent, toutes les considérations relatives à l’Accord CH-ONU ainsi que celles relatives à la note interne du DDPS du 16 octobre 2019 ne sont ni déterminantes ni pertinentes pour la résolution du litige.
Compte tenu de ce qui précède, c’est la Convention ONU sur les privilèges qui s’applique au recourant à l’exclusion de l’Accord CH-ONU.
Il convient dès lors de déterminer en premier lieu si le recourant est un fonctionnaire exempté de l’ONU au sens de l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges.
A la lecture du contrat de travail du recourant, par lequel son engagement a été confirmé, on constate que celui-ci est soumis aux règles des membres internationaux de l’UNRWA (« international staff regulations », 1 january 2018). Il ressort en particulier des chiffres 1.1 et 1.5 dudit règlement que les responsabilités des « staff members » sont exclusivement internationales et que ceux-ci bénéficient des privilèges et immunités, tels que prévus par l’art. 105 de la Charte ONU qui est le fondement de la Convention ONU sur les privilèges. A la lumière de ces dispositions, il ne fait dès lors aucun doute que le recourant est un fonctionnaire au sens de l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges, comme l’a retenu du reste la DDIP.
Au demeurant, l’Assemblée générale de l’ONU a approuvé par résolution du 7 décembre 1946 (A/RES/76[I]), que les privilèges et immunités sont octroyés à tous les membres du personnel de l’ONU à l’exception de ceux qui sont recrutés sur place et rémunérés à l’heure, conformément à l’art. V section 17 de la Convention sur les privilèges de l’ONU (cf. Nations Unies Annuaire Juridique, 1984, Chapitre VI, n. 29, p. 209,). Le contenu de cette résolution confirme ainsi le statut de fonctionnaire du recourant, dès lors que son contrat de travail prévoit notamment un salaire annuel. Par conséquent, ce dernier est exempté de toute obligation relative au service national conformément à l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges.
Dans la mesure où le recourant est un fonctionnaire au sens de la Convention ONU sur les privilèges, il convient encore d’examiner si son statut le libère du paiement de la taxe militaire, ce qui dépend de ce qu’est une obligation relative au service national au sens de la disposition précitée.
L’interprétation littérale de l’expression « toute obligation relative au service national » découlant du texte de l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges est dénuée d’ambiguïté et claire, comme l’a du reste retenu la DDIP. En effet, l’utilisation du mot « toute » ne laisse pas de place au doute quant à l’inclusion de la taxe militaire dans la notion de service national. L’expression conventionnelle précitée équivaut en Suisse à « l’obligation de servir » imposée aux ressortissants suisses « sous forme de service personnel » (militaire ou civil) au sens de l’art. 1 LTEO. Une personne qui est astreinte aux obligations militaires est assujettie à la taxe si elle ne peut pas accomplir – ou partiellement accomplir – son service personnel (art. 2 LTEO). A contrario, une personne qui ne serait pas astreinte aux obligations militaires est donc exemptée de toute obligation y compris de la taxe militaire. Dans la mesure où l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges supprime toute obligation relative au service national, elle libère aussi le fonctionnaire suisse travaillant pour l’ONU à l’étranger du paiement de la taxe militaire. Partant, conformément à l’interprétation littérale de ce texte, le recourant ne doit pas s’acquitter de la taxe d’exemption de l’obligation de servir.
La comparaison avec le contenu et le but d’autres textes internationaux prévoyant certains privilèges et immunités permet également de retenir que, dans le cas présent, le recourant est exempté de la taxe militaire. L’Accord CH-ONU prévoit que « les fonctionnaires de l’Organisation des Nations Unies seront exempts de toute obligation relative au service national, sous réserve des dispositions spéciales concernant les fonctionnaires de nationalité suisse prévues dans l’annexe au présent Accord » (Section 18 art. V let. c Accord CH-ONU). Il en va de même s’agissant des autres traités et protocoles internationaux ratifiés par la Suisse. Tous ces textes, qui contiennent également des privilèges et immunités relatives aux obligations militaires, prévoient expressément une réserve en faveur des Etats parties qui ne sont pas tenus d’accorder les privilèges et immunités à leurs propres ressortissants. A l’inverse, la Convention ONU sur les privilèges, applicable au recourant dans le cas d’espèce, ne contient pas de réserve spécifique, si ce n’est une compétence du Secrétaire général pour éventuellement lever l’immunité accordée à un fonctionnaire dans certaines rares situations (art. V section 20 de la Convention ONU sur les privilèges). Cette convention ne prévoit donc pas à l’endroit des fonctionnaires suisses travaillant à l’étranger des exceptions aux privilèges et immunités accordés aux ressortissants des Etats membres.
Cette distinction entre la Convention ONU sur les privilèges et les autres traités internationaux a été constatée par le Tribunal fédéral dans un arrêt du 10 octobre 1986 (A 22/86). La Haute Cour avait refusé d’exempter du paiement de la taxe militaire un fonctionnaire de nationalité suisse travaillant pour l’Organisation européenne des brevets. Le Protocole du 5 octobre 1973 sur les privilèges et immunités de l’Organisation européenne des brevets contenait effectivement une réserve permettant aux Etats membres, dont la Suisse, de ne pas appliquer les avantages qui en découlent à ses ressortissants, dont fait partie l’exemption de toute obligation de service militaire. Le Tribunal fédéral a motivé sa décision en indiquant que les privilèges de droit international n’ont généralement pas pour but d’exempter les nationaux de l’obligation d’effectuer le service militaire ou d’autres services, à l’exception des fonctionnaires d’organisations importantes telles que les Nations Unies. En effet, l’exemption de tout service national pour ces fonctionnaires onusiens a pour objectif de garantir l’indépendance et le bon fonctionnement de l’ONU même en temps de crise (consid. 2a in fine).
Les travaux préparatoires (cf. art. 32 CV) de cette convention onusienne corroborent la clarté du texte de l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges, comme l’a retenu la DDIP. Elle a toutefois considéré que la question de l’introduction par les Etats d’une taxe de remplacement n’avait pas été évoquée lors de l’adoption de la Convention ONU sur les privilèges en 1946.
S’il est vrai qu’une telle taxe n’a jamais fait l’objet de cette convention ou de discussions y relatives, il convient toutefois de se référer dans ce contexte aux circonstances et éléments suivants. Sur demande de l’Assemblée générale, le Secrétaire général a créé une base de données regroupant des documents juridiques concernant l’ONU ainsi que leur interprétation et développement dans le temps. Le but de cet annuaire juridique est de rendre accessibles les notions et concepts juridiques applicables au sein de l’organisation internationale (cf. résolution 176 [II] et résolution 1814 [XVII]; voir aussi le site internet relatif au « United Nations Jurisdiction Yearbook » [UNJYB], https://legal.un.org/unjuridicalyearbook/index_fr.shtml, consulté le 19 juin 2023). Dans le cadre d’une publication dans cet annuaire juridique, il a été retenu que « Le concept de service national a été interprété par les Nations Unies comme englobant, pour le service des forces armées, d’autres formes de service obligatoire » (UNJYB, année 1984, chapitre VI, Choix d’avis juridiques des secrétariats de l’Organisation des Nations Unies et des organisations intergouvernementales qui lui sont reliées, n. 29, p. 208 ss), ce qui inclut donc aussi la taxe militaire.
En outre, dans le cadre d’un cas concret survenu en 1962, le Bureau des affaires juridiques (« the Office of legal Affairs ») a considéré que le paiement par un fonctionnaire de l’ONU (« staff member ») d’un montant de 2’400 dollars (deux fois 1’200) – en tant que garantie pour qu’il retourne dans son pays effectuer son service militaire – n’était pas compatible avec l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU et que cette garantie était donc comprise dans l’expression « toute obligation relative au service national » (« Yearbook of the international law commission », 1967, volume II, Documents of nineteenth session including the report of the Commission to the General Assembly, https://www.unmultimedia.org/searchers/yearbook/index_un2.jsp, consulté le 21 avril 2023).
Ces éléments permettent de corroborer le résultat de l’interprétation littérale de la Convention ONU sur les privilèges (cf. art. 32 CV), en ce sens que l’exemption de tout service national inclut également toute forme de compensation financière au service militaire comme la taxe d’exemption de l’obligation de servir.
Compte tenu de ce qui précède, le recourant doit être considéré comme un fonctionnaire de l’ONU au sens de l’art. V section 18 let. c de la Convention ONU sur les privilèges. Il bénéfice ainsi à ce titre de l’exemption de tout service national, y compris de la taxe militaire. Son recours est dès lors bien fondé.
(Arrêt du Tribunal fédéral 9C_677/2022 du 17 juillet 2023)
Pour en savoir plus sur l’imposition des fonctionnaires internationaux :
Philippe Ehrenström, Imposition du couple dont un membre est fonctionnaire européen, Jusletter · 6 déc. 2021
Philippe Ehrenström, Fiscalité de la Genève internationale : diplomates, représentations diplomatiques, organisations internationales et fonctionnaires internationaux, Jusletter · 11 mars 2013
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, Genève et Onnens (VD)