L’employé qui interpose une personne morale entre lui et l’employeur

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Lorsqu’il est amené à qualifier ou interpréter un contrat, le juge doit tout d’abord s’efforcer de déterminer la commune et réelle intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention (art. 18 al. 1 CO).

Pour ce faire, le juge prendra en compte non seulement la teneur de leurs déclarations de volonté, mais encore le contexte général, soit aussi les circonstances et leurs déclarations antérieures, concomitantes et postérieures à la conclusion du contrat, le comportement ultérieur des parties établissant en particulier quelles étaient à l’époque les conceptions des contractants eux-mêmes.

La qualification juridique d’un contrat est une question de droit. Le juge détermine librement la nature de la convention d’après l’aménagement objectif de la relation contractuelle, sans être lié par la qualification, même concordante, donnée par les parties. La dénomination d’un contrat n’est pas déterminante pour évaluer sa nature juridique.

Par le contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (salaire aux pièces ou à la tâche; art. 319 al. 1 CO).

Les quatre éléments constitutifs du contrat de travail sont les suivants: a) une prestation personnelle de travail, b) la mise à disposition par le travailleur de son temps pour une durée déterminée ou indéterminée, c) un rapport de subordination, et d) un salaire.

La preuve de l’existence d’un contrat de travail incombe à la partie qui s’en prévaut pour en déduire un droit (art. 8 CC).

Le lien de subordination constitue le critère distinctif essentiel du contrat de travail. Il présuppose que le travailleur soit soumis à l’autorité de l’employeur pour l’exécution du contrat, cela au triple point de vue personnel, fonctionnel (organisation et contrôle), temporel (horaire de travail), et, dans une certaine mesure, économique.

La dépendance personnelle réside en ceci que le travailleur s’engage à développer une activité dont la nature, l’importance, les modalités et l’exécution ne sont souvent déterminées que de manière très générale dans le contrat de travail et doivent être précisées et concrétisées par le biais d’informations et d’instructions particulières, données au fil du temps par l’employeur. Le travailleur s’engage ainsi à respecter les instructions de l’employeur et à se soumettre aux mesures de supervision que celui-ci ordonne.

La notion de rapport hiérarchique ou fonctionnel implique que le travailleur est incorporé dans l’entreprise de l’employeur et se voit attribuer une position déterminée au sein de son organisation. Du point de vue temporel, le travailleur doit en principe respecter l’horaire de travail fixé par l’employeur.

La dépendance économique – critère dont l’importance doit être relativisée selon le Tribunal fédéral – réside, quant à elle, en ceci que le salaire permet au travailleur d’assurer sa subsistance.

En plus des quatre critères essentiels, d’autres indices peuvent aider à distinguer le contrat de travail d’autres types de contrats, sans toutefois être décisifs. Sont des indices d’existence d’un contrat de travail la stipulation d’un délai de congé, d’une clause de prohibition de concurrence, le droit de jouir de vacances, l’existence d’un temps d’essai, la présence d’un élément de durée, le fait que les conditions de temps et de lieu dans lesquelles le travail doit être exécuté sont fixées dans le contrat, la mise à disposition des instruments de travail, ainsi que le remboursement des frais. Il en va de même de la qualification du revenu en droit fiscal ou de celle retenue par les assurances sociales.

A teneur de l’art. 394 al. 1 CO, le mandat est un contrat par lequel le mandataire s’oblige, dans les termes de la convention, à gérer l’affaire dont il s’est chargé ou à rendre les services qu’il a promis.

Les règles du mandat s’appliquent aux travaux qui ne sont pas soumis aux dispositions régissant d’autres contrats. Une rémunération est due au mandataire si la convention ou l’usage lui en assure une (art. 394 al. 2 et 3 CO). Lorsque les services sont fournis à titre professionnel, le mandat est onéreux en vertu de l’usage.

Le mandataire qui a reçu des instructions précises ne peut s’en écarter qu’autant que les circonstances ne lui permettent pas de rechercher l’autorisation du mandant et qu’il y a lieu d’admettre que celui-ci l’aurait autorisé s’il avait été au courant de la situation (art. 397 al. 1 CO).

Le contrat de mandat se distingue avant tout du contrat de travail par l’absence de lien de subordination juridique qui place le travailleur dans la dépendance de l’employeur sous l’angle personnel, organisationnel et temporel.

Le mandat peut être révoqué ou répudié en tout temps (art. 404 al. 1 CO).

Dans deux arrêts rendus dans des cas où un ancien employé avait interposé une société en commandite entre lui-même et son ancien employeur, afin de maximiser ses revenus en échappant aux charges sociales et aux impôts, le Tribunal fédéral a considéré que le contrat de travail avait été remplacé par le nouveau contrat conclu entre la société en commandite et l’employeur (arrêts du Tribunal fédéral 5A_542/2020 du 3 mars 2021 consid. 3.3.2; 4A_31/2011 du 11 mars 2011 consid. 3).

Ce nouveau contrat ne pouvait pas être qualifié de contrat de travail, car seules des personnes physiques pouvaient prétendre au statut d’employé. Bien que la prestation de travail de l’ancien employé soit restée inchangée par rapport à celle fournie à l’ancien employeur, il ne s’agissait pas non plus d’un contrat mixte comprenant des éléments d’un contrat de travail, mais d’un contrat de mandat et il n’y avait pas de place pour une application par analogie des dispositions de protection du droit du travail (ibid.).

En l’espèce, il est constant que l’appelant a fourni à l’intimée, après la conclusion du contrat du 20 novembre 2015 et contre rémunération, des prestations de travail similaires à celles qu’il fournissait à celle-ci lorsque sa raison sociale était C______ et qu’il en était formellement l’employé (étant précisé que l’existence d’un précédent contrat de travail a été confirmée par le comptable de l’appelant au cours de son témoignage).

Il est également constant que le seul fait que le contrat du 20 novembre 2015 ait été intitulé « contrat de mandat » ne permet pas d’exclure que les relations des parties aient pu se poursuivre dans le cadre d’un contrat de travail. Conformément aux considérants rappelés ci-dessus, c’est en principe l’existence ou non d’un lien de subordination, sous l’angle personnel, organisationnel et temporel, qui doit permettre de déterminer si tel était le cas.

En l’occurrence, le contrat du 20 novembre 2015 énonçait précisément les différentes tâches qui étaient confiées à l’appelant et celui-ci jouissait à l’évidence d’une grande autonomie dans l’accomplissement desdites tâches. (…)  L’appelant échoue donc à démontrer qu’il se soit trouvé dans un rapport de dépendance personnelle vis-à-vis de l’intimée, au sens des principes rappelés ci-dessus, étant entendu que le fait qu’il fût tenu de respecter certaines instructions données par l’intimée ou de se plier à certaines règles prévues par celle-ci ne fait pas nécessairement de lui un employé, de telles instructions ou règles pouvant également être données à un mandataire (cf. art. 397 al. 1 CO). L’appelant n’allègue par ailleurs pas, ni ne démontre, que le résultat de ses activités aurait fait l’objet de contrôles réguliers de la part de l’intimée, comme dans le cas d’un employé, et le fait qu’il ait pu devoir rendre des comptes à celle-ci, à sa demande, est également caractéristique des obligations d’un mandataire (cf. art. 400 al. 1 CO).

Sous l’angle fonctionnel, le contrat du 20 novembre 2015 n’attribuait pas de position particulière à l’appelant dans la société intimée, mais rappelait seulement que la société en commandite au nom de laquelle il agissait avait un statut de contractant indépendant. Dans ses communications à l’appelant, D______ a certes invoqué l’existence de rapports hiérarchiques et rappelé que l’activité de l’appelant s’inscrivait dans le cadre d’une organisation. Il convient cependant d’observer que les relations de l’appelant avec l’intimée ne se limitaient pas au « contrat de mandat » litigieux, mais que l’appelant assumait également la fonction d’administrateur de celle-ci. L’appelant était dès lors tenu de se conformer à certaines obligations à ce dernier titre, sans que cela fasse de lui nécessairement un employé de l’intimée. On relèvera également que dans les communications susvisées, D______ déclarait intervenir en qualité de directeur général de la maison mère de l’intimée, plutôt qu’en qualité d’administrateur de celle-ci, et qu’à ce titre il attendait manifestement que les personnes œuvrant pour le compte de l’intimée se conforment aux décisions de ladite maison mère, et ce que ces personnes soient ou non formellement employées de l’intimée. On ne saurait dès lors déduire de telles communications l’existence d’un lien de dépendance fonctionnelle entre l’appelant et l’intimée.

Sous l’angle temporel enfin, le contrat du 20 novembre 2015 prévoyait que E______ devait fournir par le biais de l’appelant une activité à plein temps, mais ne contraignait pas celui-ci à respecter un horaire particulier. L’appelant était manifestement libre d’aménager son temps de travail comme il l’entendait et il n’est pas établi, ni allégué, qu’un quelconque contrôle de ses horaires ou des heures travaillées aurait été effectué par l’intimée. Le contrat ne contenait par ailleurs aucune disposition relative aux vacances. Devant le Tribunal, l’appelant a lui-même déclaré ignorer le nombre de jours de vacances dont il disposait, ainsi que la durée de celles qu’il avait prises. Dans ces conditions, l’appelant échoue à démontrer avoir été subordonné à l’intimée du point de vue temporel et le seul fait que D______ lui ait conseillé à une occasion de ne pas contacter les clients de l’intimée durant ses vacances, mais durant les jours ouvrés, ne change rien à ce qui précède. L’usage du terme « conseiller » dans le message concerné indique au contraire que l’appelant restait maître de son emploi du temps.

Le critère essentiel du lien de subordination faisant défaut dans ses principales composantes, c’est à bon droit que le Tribunal a nié l’existence d’un contrat de travail en l’espèce, et ce quand bien même d’autres « indices » pouvaient plaider en faveur d’une telle qualification, comme la mention par le contrat d’un préavis de résiliation ou d’une clause de non-concurrence.

Cette conclusion s’impose d’autant plus que, comme l’ont souligné les premiers juges, c’est en l’espèce à la demande de l’appelant lui-même que le contrat du 2 novembre 2015 a été conclu par l’intimée avec la société en commandite contrôlée par celui-ci, et que ce contrat a été intitulé « contrat de mandat ». Il est en effet établi que ce faisant, l’appelant souhaitait conserver le statut d’indépendant qu’il avait obtenu en créant ladite société, et ce dans le but d’optimiser sa situation fiscale personnelle, c’est-à-dire pour payer moins d’impôts et de charges, comme l’a confirmé son comptable lors de son témoignage. Il est également établi que l’intimée n’était d’abord pas favorable au maintien dudit statut d’indépendant, mais qu’elle s’en est accommodée, et que lorsqu’elle a ultérieurement proposé à l’appelant de lui attribuer le statut d’employé pour répondre à certaines normes en vigueur dans son domaine d’activité, l’appelant s’y est opposé. Conformément aux principes rappelés ci-dessus, l’appelant ne peut dans ces conditions se prévaloir des règles relatives au contrat de travail, notamment de règles relatives aux conséquence du congé injustifié (art. 337c CO), dès lors qu’il doit se laisser opposer la construction qu’il a lui-même mise en place et que le contrat litigieux doit effectivement être considéré comme étant conclu par la société en commandite qu’il a interposée dans ses relations avec l’intimée.

Contrairement à ce que soutient l’appelant, la situation du cas d’espèce ne diffère pas significativement de celle ayant donné lieu à l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_31/2011 susvisé, puisque comme dans ce cas, l’appelant était précédemment employé de l’intimée, ce que son comptable a confirmé, et que c’est l’appelant lui-même qui a souhaité convenir d’un mandat conclu entre l’intimée et sa propre société en commandite, le contrat litigieux du 20 novembre 2015 n’ayant fait que formaliser ce changement. S’il est vrai que dans l’arrêt susvisé, le Tribunal fédéral ne se prononçait que sur la compétence matérielle de la juridiction du travail saisie, dans l’arrêt subséquent 5A_524/2020 il a expressément relevé que son raisonnement était également applicable pour déterminer la qualification du contrat dans le cadre d’un examen au fond, comme dans le cas d’espèce. En l’occurrence, ce raisonnement aurait d’ailleurs valablement pu conduire le Tribunal à déclarer la demande irrecevable pour les motifs susvisés, s’il estimait que la demande confinait effectivement à l’abus de droit et à la témérité, sachant qu’il peut être fait exception à l’application de la théorie de la double pertinence en cas d’abus de droit de la part du demandeur. La recevabilité de la demande n’étant pas remise en cause, il n’y a cependant pas lieu d’y revenir in casu.

Dans le second arrêt susvisé, le Tribunal fédéral a par ailleurs exclu que le contrat conclu par l’entité succédant à l’employé puisse être qualifié de contrat mixte comprenant des éléments de contrat de travail, contrairement à ce qu’affirme l’appelant. Il est par ailleurs sans incidence que dans ce second cas, le procès ait été intenté par l’entité ayant succédé à l’employé, plutôt que par celui-ci, pour contester notamment la résiliation du nouveau contrat par l’ancien employeur.

Pour l’ensemble des motifs susvisés, c’est à bon droit que les premiers juges ont considéré que le contrat litigieux ne devait pas être qualifié de contrat de travail, mais de mandat, et que l’appelant n’était pas légitimé à réclamer à l’intimée le paiement de quelconques sommes en relation avec la résiliation dudit contrat. Seule la société en commandite E______, qui n’est pas partie au présent procès, dispose éventuellement d’une telle légitimation.

Le jugement entrepris, qui a débouté l’appelant de toutes ses conclusions, sera dès lors confirmé.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice CAPH/125/2023 du 21.11.2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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