
Le tribunal [des prud’hommes du canton de GE] examine d’office si les conditions de recevabilité sont remplies (art. 60 CPC).
Il n’entre en matière que sur les demandes et les requêtes qui satisfont aux conditions de recevabilité de l’action (art. 59 al. 1 CPC). Ces conditions sont notamment: le tribunal est compétent à raison de la matière et du lieu (art. 59 al. 2 let. f CPC).
Le canton de Genève a institué une juridiction spécialisée – le Tribunal des prud’hommes – pour juger » [d]es litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du Code des obligations » (art. 1 al. 1 let. a LTPH).
Il s’ensuit que l’existence d’un contrat de travail est un fait doublement pertinent, soit un fait déterminant pour la compétence du tribunal comme pour le bien-fondé de l’action.
Conformément à la théorie de la double pertinence, le juge examine sa compétence uniquement sur la base des allégués, moyens et conclusions de la demande, sans tenir compte des objections de la partie défenderesse, et sans procéder à aucune administration de preuves. Les faits doublement pertinents n’ont pas à être prouvés, mais sont censés établis sur la seule base des écritures du demandeur. Il faut et il suffit que le demandeur allègue correctement les faits doublement pertinents, c’est-à-dire de telle façon que leur contenu permette au tribunal d’apprécier sa compétence. Si les faits doublement pertinents ne doivent pas être prouvés, cela ne dispense toutefois pas le juge d’examiner s’ils sont concluants (schlüssig), c’est-à-dire s’ils permettent juridiquement d’en déduire le for invoqué par le demandeur.
La théorie de la double pertinence autorise ainsi le juge saisi à admettre sa compétence sans en vérifier toutes les conditions, par exemple à se déclarer compétent alors même que l’existence d’un contrat de travail n’a pas été établie.
Si, lors de l’examen de sa compétence, fondé sur l’analyse restreinte aux éléments précités, le juge aboutit à la conclusion qu’il n’est pas compétent (par exemple, parce qu’un contrat de travail ne peut pas être retenu), il doit déclarer la demande irrecevable.
Le Tribunal fédéral a considéré que la théorie de la double pertinence était justifiée dans son résultat (ATF 147 III 159 consid. 2.1.2; 141 III 294 consid. 5.2).
Il n’est fait exception à l’application de la théorie de la double pertinence qu’en cas d’abus de droit de la part du demandeur, par exemple lorsque la demande est présentée sous une forme destinée à en déguiser la nature véritable et à éluder la règle de for applicable, ou lorsque les allégués sont manifestement faux, ou que la thèse de la demande apparaît d’emblée spécieuse ou incohérente, ou se trouve réfutée immédiatement et sans équivoque par la réponse et les documents produits par la partie adverse. Dans ces situations d’abus, la partie adverse doit être protégée contre la tentative du demandeur de l’attraire au for de son choix.
En l’espèce, le Tribunal a retenu qu’il y avait lieu, en l’occurrence, de faire exception à la théorie des faits de double pertinence au motif que la thèse présentée par l’appelant apparaissait d’emblée spécieuse et incohérente. Cette conclusion suit immédiatement la constatation que l’appelant n’aurait pas démontré, ou rendu vraisemblable, l’existence d’un contrat de travail, de sorte qu’il peut être supposé qu’il s’agit là du motif déterminant pour les premiers juges.
Quoi qu’il en soit du bien-fondé de cette constatation, elle n’est pas propre, en elle-même, à fonder la qualification d’une thèse spécieuse (soit susceptible de tromper) encore moins incohérente.
Cela étant, il apparaît que l’appelant – personne physique – a formulé des allégués portant sur une relation de travail avec l’intimée – société anonyme inscrite au Registre du commerce genevois –, soumise au droit suisse, et dont le for du lieu d’exécution du travail serait à Genève, et conclu à l’octroi d’une rémunération de 2015 à 2021. A l’appui de ces allégués, il s’est fondé, essentiellement, sur trois contrats portant le titre de « consulting », conclus, selon leur lettre, entre une structure de droit français (dont il affirme qu’elle n’a pas la personnalité juridique) et des entités de droit néerlandais, anglais et luxembourgeois respectivement, comportant des clauses d’élection de droit en faveur du droit anglais, du droit néerlandais et du droit luxembourgeois, datant respectivement de 2002, 2005 et 2009.
Au vu des écarts patents entre ses allégations et les pièces produites en vue de les démontrer, l’appelant, pour soutenir sa thèse, se devait d’apporter, point par point, les faits propres à circonstancier au premier chef la conclusion des contrats produits, en particulier sous l’angle des parties contractantes, du libellé ainsi que du contenu de ces contrats.
Dans sa demande, il n’a rien allégué sur le sujet, ni n’a développé d’argument de droit à ce propos. Il n’a singulièrement pas fait valoir la simulation dont il se prévaut pour la première fois dans son appel, et n’a pas apporté au procès de première instance de faits destinés à prouver que la volonté réelle des parties (qui ne comprenaient pas l’intimée) aux contrats de 2002, 2005 et 2008, – soit à trois reprises successives – divergerait des déclarations reproduites dans ces accords écrits. Or, comme le rappelle le Tribunal fédéral, au demeurant cité par l’appelant, savoir si les parties avaient la volonté (réelle) de feindre une convention revient à constater leur volonté interne au moment de la conclusion du contrat, soit un élément factuel (cf arrêt du Tribunal fédéral 4A_484/2018 du 10 décembre 2019 consid. 4.1).
L’appelant s’est limité à alléguer qu’il avait fourni « une prestation de travail continue » et exclusive en faveur de l’intimée, avec laquelle il était en lien de subordination (sans alléguer le contenu des pièces offertes en preuve sur ce point, comme l’a justement relevé le Tribunal). Il s’est certes référé à quelques circonstances spécifiques, admises par l’intimée, relatives à des correspondances, notamment l’existence d’une messagerie (A______@B______.ch) à son nom au sein du groupe B______, comprise dans une liste de distribution dudit groupe, à divers courriels de 2010 à 2020, à une présence non contestée dans des locaux de ce groupe, au fait qu’il avait « accès » à un administrateur de certaines sociétés du groupe et avait perçu durant un laps de temps long une rémunération qualifiée de fixe. Il a encore fait grand cas d’un courriel émanant du directeur d’une société du groupe comportant, à son sujet, la mention qu’il ne « travaill[ait] plus dans l’entreprise ». (…)
En définitive, (…), l’argumentation de la demande de l’appelant repose de façon première sur des contrats dont rien ne laisse apparaître un for en faveur d’une juridiction de droit du travail à Genève ainsi que sur des allégués lacunaires voire contradictoires – en particulier en tant qu’ils sont rapportés à sa propre déclaration de témoin assermenté dans une autre cause, pièce produite par l’intimée, emportant une réfutation immédiate et sans équivoque des allégués de la demande. Elle apparaît donc abusive, de sorte qu’elle ne mérite pas de protection.
Ainsi, le Tribunal a retenu à raison l’existence d’un abus de droit, soit un cas dans lequel il est fait exception à l’application de la théorie de la double pertinence, partant a déclaré irrecevable la demande de l’appelant.
(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice [GE] CAPH/130/2023 du 19.12.2023)
Pour en savoir plus sur les faits de double pertinence et la compétence du Tribunal des prud’hommes:
Philippe Ehrenström, Les faits de double pertinence devant le Tribunal des prud’hommes du canton de Genève, in: IusNet DT-AS · 24 juil. 2023 (lien: https://droit-travail-assurances-sociales.iusnet.ch/de/%C3%A9clairages/suisse/tribunal-des-prudhommes/les-faits-de-double-pertinence-devant-le-tribunal-des)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)