Le fonctionnaire qui désactive le détecteur de fumée pour faire des grillades

Le litige porte sur la conformité au droit de la décision de révocation pour faute grave. Le recourant ne conteste ni la violation de ses devoirs de service, ni le principe d’une sanction, mais se plaint du choix de l’autorité de procéder à sa révocation au lieu de lui infliger un blâme, choix qui violait le principe de la proportionnalité.

En tant que fonctionnaire engagé par l’hospice, le recourant est soumis à la LPAC (art. 1 al. 1 let. f LPAC) et au RPAC. Il ne conteste pas avoir failli à ses devoirs de service, en posant les gants en latex le 21 septembre 2022 sur le détecteur de fumée et en oubliant de les enlever après le repas. Il a également admis avoir occasionnellement fumé à l’intérieur du centre, même s’il conteste l’avoir fait ce jour-là. L’art. 20 RPAC dispose que les membres du personnel sont tenus au respect de l’intérêt de l’État et doivent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice. Ils se doivent de remplir tous les devoirs de leur fonction consciencieusement et avec diligence (art. 22 al. 2 RPAC). Ses tâches et compétences sont fixées dans son cahier des charges (art. 6 al. 1 RPAC).

Selon l’art. 16 al. 1 LPAC, les fonctionnaires et les employés qui enfreignent leurs devoirs de service, soit intentionnellement soit par négligence, peuvent faire l’objet, selon la gravité de la violation, des sanctions précisées dans cette disposition, qui vont du blâme (ch. 1) prononcé par le supérieur hiérarchique en accord avec sa hiérarchie (let. a), jusqu’à la révocation (ch. 5) prononcée par le CA de l’établissement concerné (let. c). Entre ces deux sanctions figurent la suspension d’augmentation du traitement pendant une durée déterminée (ch. 2), la réduction de traitement à l’intérieur de la classe (ch. 3) et le retour au statut d’employé en période probatoire pour une durée maximale de trois ans (ch. 4). Cette dernière sanction est également du ressort du CA (art. 16 al. 1 let. c ch. 4 LPAC), tandis que les autres sanctions précitées relèvent de la compétence du directeur général de l’établissement concerné (art. 16 al. 1 let. b ch. 2 et 3 LPAC).

En cas de révocation, le CA de l’établissement peut stipuler que celle-ci déploie un effet immédiat si l’intérêt public le commande (art. 16 al. 2 LPAC).

Le CA peut en tout temps ordonner l’ouverture d’une enquête administrative qu’il confie à une personne ayant les compétences requises. Il doit le faire dans les hypothèses visées à l’art. 16 al. 1 let. c LPAC (art. 27 al. 2 LPAC).

Lorsque l’autorité choisit la sanction disciplinaire qu’elle considère appropriée, elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, lequel est toutefois subordonné au respect du principe de la proportionnalité. Son choix ne dépend pas seulement des circonstances subjectives de la violation incriminée ou de la prévention générale, mais aussi de l’intérêt objectif à la restauration, à l’égard du public, du rapport de confiance qui a été compromis par la violation du devoir de fonction. Une mesure viole le principe de la proportionnalité si elle excède le but visé et qu’elle ne se trouve pas dans un rapport raisonnable avec celui-ci et les intérêts – en l’espèce publics – compromis (arrêt du Tribunal fédéral 8D_4/2020 du 27 octobre 2020 consid. 3.2 et les arrêts cités). Eu égard au principe de proportionnalité, le choix du type et de la gravité de la sanction doit être approprié au genre et à la gravité de la violation des devoirs professionnels et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer les buts d’intérêt public recherchés (arrêt du Tribunal fédéral 8C_161/2019 du 26 juin 2020 consid. 4.2.3 et les arrêts cités). À cet égard, l’autorité doit tenir compte, d’une part et en premier lieu, d’éléments objectifs, à savoir des conséquences que la faute a entraînées pour le bon fonctionnement de la profession ou institution en cause, et, d’autre part, de facteurs subjectifs, tels que la gravité de la faute, les mobiles et les antécédents, ainsi que les responsabilités et la position hiérarchique de l’intéressé (arrêt du Tribunal fédéral 8D_5/2021 du 10 février 2022 consid. 7.2.4 ; ATA/1251/2023 du 21 novembre 2023 consid. 5.6 et les arrêts cités ; ATA/329/2013 du 28 mai 2013 consid. 9a). En particulier, elle doit tenir compte de l’intérêt du recourant à poursuivre l’exercice de son métier, mais elle doit aussi veiller à la protection de l’intérêt public (ATA/694/2015 du 30 juin 2015 consid. 6a).

Dans le domaine des mesures disciplinaires, la révocation est la sanction la plus lourde. Elle implique une violation grave ou continue des devoirs de service. Il peut s’agir soit d’une violation unique spécialement grave, soit d’un ensemble de transgressions dont la gravité résulte de leur répétition. L’importance du manquement doit être appréciée à la lumière des exigences particulières qui sont liées à la fonction occupée. Toute violation des devoirs de service ne saurait cependant être sanctionnée par la voie de la révocation disciplinaire. Cette mesure revêt en effet l’aspect d’une peine et présente un caractère plus ou moins infamant. Elle s’impose surtout dans les cas où le comportement de l’agent démontre qu’il n’est plus digne de rester en fonction (arrêt du Tribunal fédéral 8C_161/2019 précité consid. 4.2.3 et les arrêts cités).

Parmi les motifs propres à justifier une révocation disciplinaire, on peut mentionner, à titre d’exemple, la violation du secret de fonction dans un domaine sensible, l’abus des pouvoirs de la fonction, l’indication fausse des heures de travail ou des irrégularités dans le cadre de l’enregistrement du temps de travail, l’alcoolisme ou encore le vol (arrêt du Tribunal fédéral 8C_203/2010 du 1er mars 2011 consid. 3.5 et les références citées ; ATA/30/2023 du 17 janvier 2023 consid. 4e et 4f).

La chambre de céans a notamment confirmé la révocation : d’un agent de sécurité publique qui enregistrait des vidéos pendant des interventions sans l’accord de personnes filmées (ATA/860/2020 du 8 septembre 2020, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_644/2020 du 4 mars 2021) ; d’un fonctionnaire ayant pénétré dans les bureaux RH dont l’accès était restreint aux seules personnes autorisées moyennant un badge (révocation avec effet immédiat : ATA/698/2020 du 4 août 2020, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_530/2020 du 1er juin 2021) ; d’un huissier-chef ayant transmis des documents à des tiers non autorisés, omis de cadrer une subordonnée et adopté d’autres comportements problématiques (ATA/1287/2019 du 27 août 2019) ; d’un intervenant en protection de l’enfant ayant entretenu une relation intime avec la mère des enfants dont il était resté en charge (ATA/913/2019 du 21 mai 2019, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_448/2019 du 20 novembre 2019) ; d’un employé administratif au sein de la police ayant fait usage des outils informatiques mis à sa disposition par son employeur pour satisfaire sa curiosité personnelle et transmettre des données confidentielles à des tiers (ATA/56/2019 du 22 janvier 2019, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_161/2019 du 26 juin 2020) ; d’un fonctionnaire ayant dérobé de la nourriture dans les cuisines d’un établissement hospitalier (ATA/118/2016 du 9 février 2016) ; d’un policier ayant frappé un citoyen lors de son audition, alors que ce dernier était menotté et maîtrisé (ATA/446/2013 du 30 juillet 2013, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_679/2013 du 7 juillet 2014) ; d’un fonctionnaire ayant insulté, menacé et empoigné un collègue dans un cadre professionnel (ATA/531/2011 du 30 août 2011) ; d’un fonctionnaire ayant notamment entretenu des relations intimes avec des fonctionnaires du service (ATA/39/2010 du 26 janvier 2010, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2010 du 9 mai 2011) ; d’un fonctionnaire ayant fréquemment et régulièrement consulté des sites érotiques et pornographiques depuis son poste de travail, malgré une mise en garde préalable et nonobstant la qualité du travail accompli (ATA/618/2010 du 7 septembre 2010) ; d’un enseignant qui avait ramené une prostituée à l’hôtel où logeaient ses élèves, lors d’un voyage de classe, organisé sur son lieu de travail et pendant ses heures de service une rencontre à caractère sexuel avec un jeune homme dont il n’avait pas vérifié l’âge réel et dont il ignorait l’activité, puis menacé ce dernier (ATA/605/2011 du 27 septembre 2011).

La chambre administrative a en revanche annulé la révocation et ordonné la réintégration d’un fonctionnaire, l’autorité ayant mal établi les faits et abusé de son pouvoir d’appréciation en retenant que le comportement de celui-ci constituait du harcèlement sexuel à l’égard d’une collègue (ATA/137/2020 du 11 février 2020) ; en l’absence de violation des devoirs de service d’un fonctionnaire, pour lequel l’autorité d’engagement n’avait pas pu établir qu’il s’était rendu coupable de faux, seul fait à la base de la décision (ATA/911/2015 du 8 septembre 2015), ou au motif que l’autorité avait renoncé à statuer sur le plan disciplinaire pendant plus d’une année, laissant la fonctionnaire concernée dans l’incertitude sur sa situation, ce qui allait à l’encontre des principes du droit disciplinaire (ATA/1235/2018 du 20 novembre 2018).

En l’espèce, l’acte principalement reproché au recourant est l’obstruction du détecteur de fumée situé dans le local du sous-sol d’un bâtiment du CHC D______, fait admis d’emblée par le recourant, afin d’éviter le déclenchement de l’alarme en raison de l’importante fumée causée par des grillades effectuées dans ledit local.

La décision de révocation entreprise, qui s’appuie sur les conclusions du rapport d’enquête et les reprend, souligne les aspects positifs du dossier du recourant, à savoir l’absence d’antécédents, les excuses et les regrets exprimés, ses prestations jugées bonnes et ses compétences professionnelles reconnues, mais relève aussi qu’il subsistait un doute quant à savoir s’il avait pris la mesure de ce qui lui était reproché. Cela étant posé, l’hospice considère que le risque incendie au centre D______, qui s’est déjà et dramatiquement réalisé et qui représente le risque le plus important de la matrice des risques de l’établissement, lieu d’hébergement et de vie, ne permettait pas de tolérer la faute commise par le recourant compte tenu de l’impact de l’obstruction du détecteur de fumée sur le bon fonctionnement du dispositif de prévention incendie et du risque associé à ce geste, qui est de mettre potentiellement en danger la vie des occupants du site (collaborateurs et résidents), ainsi qu’eu égard aux responsabilités du recourant en matière de sécurité incendie.

Bien que le cahier des charges produit par l’hospice n’ait pas été signé par le recourant, son évaluation de novembre 2021, effectuée par son supérieur hiérarchique au CHC D______ un mois environ après son arrivée, fixait, à titre d’objectif, sa participation au concept de sécurité selon la directive y relative, produite dans le dossier, et les exercices périodiques ou contrôles organisés par le service « sécurité ». Cette directive souligne, dans son préambule, que la sécurité est « une affaire de tous », énumérant les devoirs généraux, notamment le devoir de diligence posé par l’art. 19 des normes AEAI 2015, reproduit dans ladite directive en ces termes : « Il faut se comporter de manière à éviter les incendies et les explosions […] » (al. 1) et « Les propriétaires et les exploitants de bâtiments et d’autres ouvrages veillent à garantir la sécurité des personnes et des biens » (al. 2). Par ailleurs, les trois premières évaluations susmentionnées de 2016 et 2017 du recourant ont mis en évidence que la sécurité incendie faisait partie de ses attributions en tant qu’elle constituait un des objectifs qui lui étaient fixés dans son activité d’intendant social dans les CHC gérés par l’hospice. Parmi ses activités et responsabilités principales, le recourant devait assumer un volet « sécurité » décliné en plusieurs mesures, dont celle de réaliser les tâches de prévention sécurité incendie en collaboration avec le service sécurité incendie ainsi que de signaler et transmettre de manière documentée tout incident lié à la protection incendie. À cela s’ajoutait la particularité du CHC D______, marqué par les conséquences dramatiques dues à un incendie survenu quelques années auparavant, qui faisait l’objet d’une ronde quotidienne spécifique au risque incendie, en sus des rondes de sécurité habituelles, comme cela découle du rapport d’enquête et des auditions des agents de sécurité dudit site. Il y a ainsi un lien étroit et direct entre la nature du devoir professionnel violé par le recourant et les attributions liées à sa fonction au sein de l’hospice, de sorte que la gravité de l’obstruction du détecteur de fumée reprochée est incontestable.

La chambre administrative ne peut que suivre l’hospice. En effet, nonobstant les aspects positifs du dossier du recourant, avoir obstrué un détecteur de fumée dans un lieu particulièrement sensible, où vivent de nombreuses personnes, et avoir laissé perdurer cette situation, constitue indiscutablement une faute grave. Eu égard aux éléments du dossier pris dans leur ensemble, c’est donc de manière non critiquable que l’autorité intimée a retenu une grave violation par le recourant de ses devoirs de service. (…)

Obstruer un détecteur incendie constituait en soi une faute grave, ne pas retirer les gants après son repas l’était plus encore. Il s’agit de deux actes inexcusables constituant autant de graves violations de ses devoirs de fonction. Que le risque ainsi créé ne se soit pas concrétisé relève du hasard et les fautes que d’autres auraient pu commettre n’atténuent pas les siennes et ne sauraient être considérées comme des excuses, le seul fait de l’évoquer constituant un aveu d’absence de prise en compte sérieux du danger créé.

De plus, selon l’enquêteur et l’hospice, le recourant n’a pas pris la mesure de la gravité de son acte. (…)

Enfin, l’argument du recourant relatif à la durée pendant laquelle le gant est resté sur le détecteur de fumée, tend aussi à minimiser son acte en rejetant la faute du risque incendie liée à son acte sur les agents de H______ dont la gestion problématique a été signalée à l’hospice par l’enquêteur. Ce faisant, le recourant semble perdre de vue que la gestion de la prévention en matière d’incendie au CHC D______ est l’« affaire de tous » comme souligné dans la directive précitée. (….)

(….)

Compte tenu de ce qui précède, c’est sans abuser de son large pouvoir d’appréciation, conformément au droit et dans le respect des principes de la proportionnalité et de l’égalité de traitement, que l’hospice a prononcé la révocation du recourant.

(Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice [GE] ATA/724/2024 du 18.06.2024)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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