Selon l’art. 335 al. 1 CO, le contrat de travail conclu pour une durée indéterminée peut être résilié par chacune des parties. En droit suisse du travail prévaut la liberté de résiliation, de sorte que pour être valable, un congé n’a en principe pas besoin de reposer sur un motif particulier.
Cependant, le droit fondamental de chaque cocontractant de mettre fin à un tel contrat est limité par les dispositions sur la résiliation abusive (art. 336 ss CO).
L’art. 336 al. 1 et 2 CO énumère des cas dans lesquels la résiliation (ordinaire) est abusive. Cette liste n’est pas exhaustive, et un congé abusif peut aussi être admis dans d’autres circonstances, en application de l’art. 2 al. 2 CC (interdiction de l’abus de droit). Il faut, cependant, que ces autres situations soient comparables, par leur gravité, aux cas mentionnés à l’art. 336 CO. Pour résoudre la question juridique d’un éventuel abus de droit, il s’agit d’établir au préalable le motif réel du congé, opération qui relève de l’appréciation des preuves.
La manière dont le congé est donné peut aussi le faire apparaître abusif. Même lorsque le motif de la résiliation est en soi légitime, celui qui exerce son droit de mettre fin au contrat doit agir avec des égards.. Si l’employeur porte une atteinte grave aux droits de la personnalité du travailleur dans le contexte d’une résiliation, celle-ci sera considérée comme abusive; un comportement simplement inconvenant ne suffit pas.
S’agissant d’employés proches de l’âge de la retraite et bénéficiant d’une certaine ancienneté dans l’entreprise, les principes suivants se dégagent de la jurisprudence.
Un licenciement n’est pas per se abusif dès le moment où il frappe un employé âgé et bénéficiant d’une grande ancienneté (arrêts 4A_117/2023 du 15 mai 2023 consid. 3.4.2, 4A_44/2021 du 2 juin 2021 consid. 4.3.2). Encore récemment, le Tribunal fédéral a rappelé que le droit des obligations ne fait pas obligation à l’employeur d’entendre ou d’avertir l’employé avant de lui notifier son licenciement (arrêt précité 4A_117/2023 consid. 3.4.2). Il n’existe donc pas un droit formel à être entendu avant le licenciement, dont la simple violation imprimerait au licenciement ordinaire un caractère abusif. Le droit privé n’impose pas non plus un devoir général de soumettre un congé au principe de proportionnalité, à savoir de prendre la mesure la plus modérée possible et de ne procéder à une mise à pied qu’en dernier recours (arrêts précités 4A_117/2023 consid. 3.4.2, 4A_44/2021 consid. 4.3.2 et les références).
Cela étant, l’employeur doit faire preuve d’égards particuliers vis-à-vis d’employés proches de l’âge de la retraite, et lui ayant dédié une grande partie de leur carrière (arrêt 4A_384/2014 du 12 novembre 2014 consid. 4 et 5, cité relativement récemment encore dans l’arrêt précité 4A_117/2023 consid. 3.4.2). L’étendue de ces égards s’examine de cas en cas; une règle générale ne peut guère être posée. Les circonstances de l’espèce sont déterminantes, ce qui est systématiquement relevé dans les arrêts les plus récents (voir par ex. arrêts précités 4A_117/2023 consid. 3.4.2 in fine, 4A_44/2021 consid. 4.3.2 in fine). C’est ce manque d’égards qui a fait pencher la balance dans des arrêts opposant des employés âgés de 64 ans, respectivement 62 ans, à leur employeur (arrêt 4A_117/2023 précité; arrêt 4A_307/2022 du 18 janvier 2023 spéc. consid. 4.2). Une bonne partie de la doctrine approuve cette appréciation au cas par cas (…), même s’il est des auteurs pour regretter que la jurisprudence n’ait pas posé des jalons suffisamment précis (…).
Il a également été relevé que le congé, dans ces cas-là, pouvait consacrer une disproportion des intérêts en présence, le faisant apparaître comme abusif (ATF 132 III 115 consid. 5.5). Dans ce cadre, des considérations telles que le fait que le congé est sans portée propre pour l’employeur (constellation niée dans l’arrêt 4A_390/2021 du 1 er février 2022 consid. 3, spéc. consid. 3.4) ou, à l’opposé, l’intérêt que présente une restructuration pour l’employeur (arrêt 4A_186/2022 du 22 août 2022consid. 4.3), respectivement le souci de mettre fin à l’engagement d’un employé dont les prestations sont déficientes (arrêt 4A_60/2009 du 3 avril 2009 consid. 3.2), peuvent intervenir.
N’est pas à elle seule déterminante la circonstance – inéluctable – selon laquelle le licenciement entraîne une péjoration de la situation économique du travailleur (arrêts 4A_390/2021 précité consid. 3.1.5; 4A_419/2007 du 29 janvier 2008 consid. 2.7).
En l’espèce, l’entreprise recourante dénonce, notamment, une violation de la liberté économique (art. 91 al. 1 Cst., recte art. 94 al. 1 Cst.), conjuguée au droit de résilier un contrat de travail (art. 336 CO).
Il ressort des faits souverainement constatés par la cour cantonale que l’employé a été congédié le 27 mai 2020, alors qu’il était âgé de 62 ans et travaillait comme boulanger pour la recourante depuis près de 19 ans. Durant toutes ces années, il s’était acquitté de ses tâches avec sérieux, rigueur et ponctualité; l’entreprise employeuse le qualifiait d’excellent professionnel, jamais absent, et apprécié de ses collègues comme de ses supérieurs.
La cour cantonale a considéré que le congé signifié le 27 mai 2020 était abusif. Ce licenciement était intervenu le jour même où l’employé reprenait le travail, à la fin de la période de chômage technique lié à la pandémie COVID-2019 qui avait obligé l’entreprise à cesser ses activités le 18 mars précédent. Un entretien de licenciement s’était tenu, au cours duquel l’employé s’était vu remettre une lettre qu’il avait été invité à signer. L’employeuse avait invoqué la diminution de la production de la marchandise, liée à la baisse de fréquentation des points de vente, ce qui l’avait conduite à fermer provisoirement le laboratoire de la gare C.________, lequel ne devait pas rouvrir avant plusieurs mois. Ainsi, l’employé s’était trouvé définitivement licencié en raison de la fermeture provisoire du lieu de travail dans lequel il évoluait. Ce alors qu’un nouveau boulanger avait été engagé au début du mois de mars 2020 au laboratoire D.________ en remplacement d’un salarié ayant quitté l’entreprise.
Selon la cour cantonale, l’entreprise employeuse aurait dû discuter avec l’employé intimé de la restructuration provisoire envisagée, et examiner avec lui quelles solutions alternatives s’offraient, lesquelles existaient bel et bien, puisque l’intéressé avait déjà travaillé au laboratoire D.________ en 2016, que les boulangers travaillaient alternativement à l’atelier D.________ et au laboratoire C.________, pouvant être ponctuellement affectés à l’un ou l’autre de ces deux lieux de travail. Elle aurait pu lui montrer un peu d’empathie. Bien au contraire, elle l’avait sèchement congédié.
L’employé intimé avait été à ce point choqué par le procédé qu’il en était tombé malade. Les certificats médicaux produits en procédure révélaient la souffrance psychologique que cette situation avait provoquée, faisant état d’épisodes dépressifs majeurs et de deux hospitalisations en mai et juin 2021, la première pour mise à l’abri d’idéations suicidaires.
Ce manque d’égards s’était confirmé après la notification du licenciement. Alors que l’employé licencié était malade depuis plus de trois mois, l’employeuse l’avait sommé d’effectuer le solde de son préavis au laboratoire D.________, au motif que l’assurance perte de gain avait – dans un premier temps – considéré qu’une reprise de l’activité pouvait être envisagée à une date donnée.
L’on ne discerne dans le recours aucun moyen propre à ébranler la décision des juges genevois.
Il est clair que ce n’est pas l’âge de l’employé, ni le nombre d’années de travail au service de l’employeuse, qui confèrent per se au licenciement un caractère abusif. Les juges cantonaux n’en ont d’ailleurs pas décidé autrement. A leurs yeux, c’est la manière dont l’employeuse a signifié ce licenciement qui imprime cette connotation.
Le Tribunal fédéral n’a nulle raison de sanctionner la manière dont les juges précédents ont fait usage du pouvoir d’appréciation qui est le leur. La recourante cite vainement la jurisprudence du Tribunal fédéral, correctement restituée dans l’arrêt entrepris, pour tenter de démontrer que les magistrats genevois auraient perdu de vue la ligne tracée. Lorsqu’un employé dédie un grand nombre d’années à un même employeur et qu’il se trouve aussi proche de l’âge légal de la retraite, l’employeur doit agir avec d’autant plus d’égards. Dans le cas présent, l’employé a été remercié sans autre forme d’explication, comme l’a constaté souverainement la cour cantonale. Quand, ultérieurement, il a cherché à en connaître les motifs, l’employeuse s’est abritée derrière sa décision de fermer le laboratoire de la gare, décision pourtant qualifiée de « provisoire », à l’époque tout au moins, et alors même qu’elle venait d’engager un nouvel employé pour le laboratoire D.________, où l’intimé avait déjà travaillé et où il aurait pu encore le faire, si le laboratoire de la gare devait être fermé quelques temps. Ce modus procedendi, dépourvu de toute empathie, a valu à l’employé intimé de sombrer dans un état dépressif qualifié de sévère. En dépit de cette situation à laquelle elle n’a accordé aucun crédit ni autre importance, l’employeuse l’a sommé de se présenter au travail au laboratoire D.________ pour y accomplir le solde de son préavis, ajoutant inutilement à sa détresse. En somme, le résultat de la cour d’appel cantonale n’est pas manifestement injuste, et l’on ne discerne pas davantage d’iniquité choquante.
Il ne sert à rien à la recourante de dénoncer une prétendue violation des art. 91 Cst. ( recte art. 94 al. 1 Cst.) et 336 CO pour tenter d’établir une transgression du droit fédéral, en réalité inexistante.
Les griefs de la recourante doivent être rejetés.
(TF 4A_617/2023 du 8 octobre 2024)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM
