Imposition des revenus d’un interprète d’organisations internationales en Suisse

[Arrêt VD important sur l’imposition de revenus d’un interprète de nationalité suisse auprès d’organisations internationales en Suisse]

A.________ et B.________ (ci-après également: les contribuables ou les recourants), tous deux ressortissants suisses, sont mariés et domiciliés dans le Canton de Vaud depuis le 18 mai 1990.  B.________ exerce la profession d’interprète auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du Bureau international du Travail et de  l’Organisation internationale du travail (BIT/OIT), de l’organisation météorologique mondiale (OMM), de l’Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Union interparlementaire (UIP), de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de la Fédération Internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FISCR). L’intéressée exerce, pour ces organisations internationales, des mandats à court terme et perçoit une rémunération fixée sur une base journalière.

Les contribuables ont régulièrement déposé leurs déclarations d’impôt relatives aux périodes fiscales 2011 à 2017, revendiquant l’exonération des revenus provenant de l’activité d’interprète exercée par B.________ auprès des diverses organisations internationales.

Par décisions rendues les 15 avril 2013 (période fiscale 2011), 2 février 2015 (période fiscale 2012), 2 février 2015 (période fiscale 2013), 12 janvier 2016 (période fiscale 2014), 16 novembre 2016 (période fiscale 2015),  18 décembre 2018 (période fiscale 2016) et 18 décembre 2018 (période fiscale 2017), l’Office d’impôt du district de Nyon (ci-après: l’office d’impôt) a taxé les époux A.________ et B.________ en ajoutant à leur revenu imposable le produit de l’activité d’interprète d’B.________, qualifiant cette activité lucrative d’indépendante. L’office d’impôt a considéré que les conventions internationales n’octroyaient aucun privilège aux interprètes indépendants de nationalité suisse. Il a en revanche admis de déduire du revenu imposable un montant forfaitaire correspondant à 20%, à titre de charges justifiées par l’usage commercial.

Les contribuables ont formé réclamation en temps utile à l’encontre de ces décisions. Ils ont contesté l’imposition des revenus obtenus des diverses organisations internationales, considérant qu’B.________ devait être mise au bénéfice des privilèges fiscaux dont jouissent les fonctionnaires internationaux et par conséquent exonérée de l’impôt sur le revenu en lien avec ces rémunérations.

Selon l’art. 3 LIFD (cf. également art. 3 LHID et 3 <LI>), les personnes physiques sont assujetties à l’impôt à raison du rattachement personnel lorsque, au regard du droit fiscal, elles sont domiciliées ou séjournent en Suisse. A teneur de l’art. 6 LIFD (cf. également art. 6 <LI>), l’assujettissement fondé sur un rattachement personnel est en principe illimité. Les privilèges fiscaux accordés en vertu de l’art. 2 al. 2 de la loi fédérale du 22 juin 2007 sur l’État hôte (LEH; RS 192.12) sont réservés (cf. art. 15 LIFD; art. 4a LHID; art. 16 <LI).

Selon l’art. 2 al. 2 let. a LEH, la Confédération peut accorder des privilèges, des immunités et des facilités aux bénéficiaires des institutions intergouvernementales, en particulier aux personnes physiques (personnes bénéficiaires) appelées, à titre permanent ou non, en qualité officielle auprès de l’un des bénéficiaires institutionnels mentionnés à l’al. 1.

A teneur de l’art. 3 LEH, les privilèges et immunités comprennent notamment l’exemption des impôts directs (al. 1 let. c).

L’art. 4 LEH précise l’étendue des privilèges et immunités comme suit (al. 1 et 2):

1 L’étendue personnelle et matérielle des privilèges, des immunités et des facilités est fixée au cas par cas en fonction:

a. du droit international, des engagements internationaux de la Suisse et des usages internationaux;

b. du statut juridique du bénéficiaire et de l’importance des fonctions que ce dernier assume dans les relations internationales.

2 L’exemption des impôts directs peut être accordée à tous les bénéficiaires visés à l’art. 2. L’exonération n’est toutefois accordée aux personnes bénéficiaires visées à l’art. 2, al. 2, de nationalité suisse qu’à condition que le bénéficiaire institutionnel auprès duquel elles sont appelées ait introduit un système d’imposition interne, dans la mesure où le droit international permet de poser une telle condition.

Le Conseil fédéral a conclu de nombreux traités avec des organisations internationales ayant leur siège en Suisse. Les accords de siège et les accords de nature fiscale ne présentent pas d’uniformité dans les clauses d’exonération. Il y a lieu dès lors de se référer à chaque accord respectif.

[Examen des différents accords de siège / accords en matière fiscale avec les organisations internationales]

Consid. 7 :

Tant l’ACI que l’AFC reconnaissent que les conventions conclues par la Suisse avec l’OMS, l’OIT, l’OMM et l’OMC exonèrent notamment des impôts directs les employés suisses de ces organisations internationales.

Il convient, cela étant, de déterminer si la recourante, en sa qualité d’interprète de conférence « free lance », doit être qualifiée de fonctionnaire internationale au sens des accords précités. (…)

Les privilèges fiscaux octroyés aux fonctionnaires internationaux par les conventions conclues avec des organisations internationales sont notamment fondés sur le principe de l’égalité entre les Etats membres de l’organisation internationale en cause; selon ce principe, aucun Etat ne doit profiter des contributions financières versées par les autres Etats membres de l’organisation, ce qui serait indirectement le cas si l’Etat du siège de l’organisation imposait les salaires versés par celle-ci. Ces privilèges ont également pour but de préserver l’indépendance des fonctionnaires de l’organisation internationale en cause en les soustrayant à la souveraineté fiscale de l’Etat du siège qui disposerait sinon d’un moyen de pression à leur encontre (arrêt TF 2P.36/2004 du 9 mai 2005 consid. 5.6 et les références citées).

De manière générale, la notion de fonctionnaire international est une notion large, qui englobe également les membres du personnel temporaire travaillant de façon continue et exclusive (par opposition à un consultant) au service, notamment, d’une organisation internationale (voir sur la définition du «fonctionnaire international», Gérard Menétrey, Les privilèges fiscaux des fonctionnaires internationaux, in: RDAF 1973, p. 237 ss; cf. arrêt du Tribunal fédéral des assurances [TFA] C 88/06 du 25 août 2006 consid. 2). La qualité de fonctionnaire international ne dépend ainsi pas de la durée des rapports de service.  (…)

L’autorité intimée avait en l’occurrence déjà reconnu dans sa décision attaquée que les revenus perçus par la recourante de l’OMC devaient être exonérés. Il n’y a pas lieu d’y revenir. En outre, sur le vu des dispositions qui précèdent, la recourante revêt la qualité de fonctionnaire internationale pour son activité en faveur de l’OIT, de l’OMS, et de l’OMM. On ne voit à cet égard pas pour quelle raison l’omission de son employeur d’effectuer l’annonce de cette activité auprès de la Mission suisse à Genève (MiGE), qui s’explique probablement par la nature irrégulière et limitée dans le temps des engagements de durée limitée de la recourante, ainsi que par sa nationalité suisse, devrait prétériter cette dernière. Il importe peu en outre que l’activité déployée par la recourante en Suisse puisse être qualifiée d’activité indépendante selon les règles de droit interne, la recourante ayant établi son statut de fonctionnaire international. 

On relèvera en l’occurrence que seul l’accord conclu avec l’OMC réserve la possibilité d’exiger, sous la forme d’une condition posée à l’exonération, la mise en œuvre d’une imposition interne. Il paraît, a contrario, douteux que l’exonération de la recourante soit conditionnée, s’agissant des rémunérations provenant de l’OIT, de l’OMS, de l’OMM et de l’OMPI, à la preuve d’une imposition interne en raison de sa nationalité suisse, alors que l’art. 4 al. 2 LEH réserve expressément les dispositions ressortant du droit international. Ni l’AFC, ni l’ACI ne contestent cela étant que la rémunération de la recourante ait été soumise à l’imposition interne. Lors de l’entrée en vigueur de la LEH, le Conseil fédéral, dans son message (FF 2006 7603, plus particulièrement p. 7632), avait en outre rappelé que l’ONU, ainsi que toutes les institutions spécialisées du système des Nations Unies et l’OMC ont instauré une telle imposition interne. Les documents versés au dossier attestent quoi qu’il en soit de l’effectivité de cette imposition interne.

L’autorité intimée devait par conséquent, outre les revenus perçus de l’OMC, exonérer les revenus perçus par la recourante de l’OIT, de l’OMS et de l’OMM.

En ce qui concerne la rémunération perçue par la recourante de la FISCR, il convient au contraire de retenir, à l’instar de l’autorité intimée et de l’autorité concernée, que les dispositions conventionnelles en vigueur jusqu’au 14 décembre 2022 excluent les ressortissants suisses du privilège de l’exonération des impôts directs. Il n’est pour le surplus pas contesté par la recourante que la FISCR ne disposait pas, au cours des périodes fiscales litigieuses, d’un système d’imposition interne.

L’autorité intimée a par conséquent retenu à juste titre que les revenus perçus par la recourante de la FISCR devaient être imposés selon les règles ordinaires.

Consid. 8 :

Reste ainsi à déterminer les modalités d’imposition des revenus perçus par la recourante de l’UIP, de l’OIM et de l’OIPM.

Dans le domaine fiscal, une distinction est en règle générale opérée, dans la pratique suisse, entre les ressortissants suisses et les ressortissants étrangers qui viennent de l’étranger pour accomplir en Suisse leurs fonctions, à moins qu’un traité international n’interdise une telle distinction (message du Conseil fédéral relatif à la LEH, FF 2006 7603, plus particulièrement p. 7632).

Comme l’a relevé à juste titre l’autorité intimée, l’accord de siège conclu avec l’UIP ne prévoit pas une exonération, pour les collaborateurs suisses, des impôts directs. Il en va de même s’agissant de l’OIM, aucune disposition conventionnelle ne prévoyant une telle exonération.

La recourante ne peut pour le surplus se référer à aucune disposition du droit interne, prévoyant une exonération. Il est en effet admis que l’art. 15 LIFD n’a pas de portée propre; cette norme ne fait ainsi que renvoyer au droit fédéral, dont les accords internationaux conclus par la Suisse font partie (Baumann/Dorasamy, op. cit., p. 312; Urech, op. cit., n°4 ad art. 15 LIFD). En l’absence d’exonération prévue, les fonctionnaires internationaux domiciliés en Suisse sont ainsi assujettis à l’impôt (Xavier Oberson, Précis de droit fiscal international, Berne, 2022, n°389; Raoul Oberson, Le fonctionnaire international domicilié à Genève est-il « contribuable en Suisse »?, in RDAF 1985 p. 97ss; arrêt TF du 6 décembre 1996 consid. 7a, publié in: RDAF 1998 II 73, p. 80).

Dans ces circonstances, la question de savoir si la recourante est qualifiée de fonctionnaire internationale par l’UIP et l’OIM importe peu. Le prélèvement d’un impôt interne par ces deux organisations n’est pas non plus déterminant pour l’issue du litige. Le fait que l’UIP et l’OIM aient soumis la recourante à une telle imposition ne doit pas conduire à créer un cas d’exonération qui n’est prévu ni par le droit interne, ni par le droit international. Il est en effet admis que les privilèges fiscaux des fonctionnaires internationaux doivent en principe reposer sur le droit écrit, conformément au principe de la légalité (arrêt TF du 6 décembre 1996 consid. 8b, publié in: RDAF 1998 II 73, p. 82 et la référence à Gérard Menétrey, op. cit., p. 229ss).

Il s’ensuit que l’autorité intimée a considéré à juste titre que la rémunération perçue par la recourante de l’UIP et de l’OIM devait être imposée ordinairement.

En ce qui concerne la rémunération perçue par la recourante de l’OMPI, (…) les fonctionnaires suisses de l’organisation internationale ne bénéficient pas d’une exonération pour les traitements perçus. Les développements applicables au traitement fiscal des rémunérations versées par l’UIP et l’OIM sont pour le surplus transposables à celles versées par l’OMPI.

C’est par conséquent à tort que l’autorité intimée a considéré que les revenus perçus par la recourante de l’OMPI devaient être exonérés. (…)

Consid. 9 :

 Il reste à déterminer si, comme le soutient la recourante, cette rémunération doit être qualifiée de revenu d’activité lucrative dépendante, ou si, comme le soutiennent les autorités intimée et concernée, il s’agit d’un revenu d’activité lucrative indépendante. (….)

La qualification de l’activité de la recourante n’est pas évidente. Si l’on s’appuie sur les documents qui lient la recourante aux organisations internationales pour lesquelles elle effectue son activité d’interprète, il conviendrait plutôt de retenir qu’elle a un statut d’employée. Cela étant, les termes que les parties ont utilisés ne sont pas décisifs (cf. art. 18 al. 1 CO). Il y a ainsi lieu d’examiner concrètement quelle est l’indépendance dont dispose la recourante à l’égard des organisations internationales, compte tenu notamment des circonstances économiques.

En l’occurrence, l’autorité intimée a relevé que la recourante était libre de choisir les organisations internationales pour lesquelles elle œuvre et qu’elle percevait une rémunération fixée sur une base journalière. La recourante fait toutefois valoir qu’elle ne décide ni du lieu, ni de l’horaire de l’activité qu’elle déploie pour les organisations internationales. Ces éléments sont toutefois intrinsèquement liés à la nature de l’activité d’interprète de conférence exercée par la recourante, qui suppose une présence sur le lieu de la conférence. Cette circonstance n’est d’ailleurs pas fondamentalement différente de cette de n’importe quel indépendant qui doit exécuter le contrat (par exemple des travaux) lorsque le maître de l’ouvrage, respectivement le mandant le lui demande. Dès lors que la recourante demeure libre d’accepter ou non l’activité proposée et qu’elle peut par ailleurs cumuler cette activité avec d’autres mandats, un lien de subordination fait défaut en l’occurrence. La recourante n’a en outre pas établi qu’elle disposait d’une garantie quant au nombre et à l’étendue des engagements de durée limitée confiés, de sorte qu’elle ne peut pas compter sur des revenus déterminés. La recourante n’a pour le surplus pas établi qu’elle recevait des instructions de l’organisation internationale dans le cadre de ses divers mandats. Les circonstances du cas d’espèce s’apparentent dès lors à celles qui, dans le cadre de l’arrêt TF 9C_364/2013 du 23 septembre 2013, avaient conduit le Tribunal fédéral à qualifier l’activité d’une codeuse-interprète en langue des signes d’indépendante sous l’angle des assurances sociales. Sur le vu de l’ensemble des circonstances, l’autorité intimée a retenu à juste titre que la recourante devait être qualifiée d’indépendante.  (….)

Consid. 10 :

Il suit de ce qui précède que le recours doit être partiellement admis. La décision sur réclamation portant sur la période fiscale 2016 est confirmée, le Tribunal renonçant à reformer la décision attaquée en défaveur des recourants. Les décisions rendues sur réclamation en relation avec les autres périodes fiscales sont annulées dans la mesure où elles concernent les rémunérations perçues par la recourante de l’OMS, de l’OIT/BIT, de l’OMM, qui doivent être exonérées d’impôt, et celles perçues de l’OMPI, qui doivent être imposées. Elles sont confirmées pour le surplus. Les dossiers sont renvoyés à l’autorité intimée pour nouvelle décision et nouveau calcul de l’impôt dans le sens des considérants qui précèdent.

(TC VD CDAP FI.2021.0091 du 11.06.2024 ; https://jurisprudence.vd.ch/scripts/nph-omniscgi.exe?OmnisPlatform=WINDOWS&WebServerUrl=&WebServerScript=/scripts/nph-omniscgi.exe&OmnisLibrary=JURISWEB&OmnisClass=rtFindinfoWebHtmlService&OmnisServer=7001&Parametername=WWW_V4&Schema=VD_TA_WEB&Source=search.fiw&Aufruf=getMarkupDocument&cSprache=FRE&nF30_KEY=183885&W10_KEY=9630270&nTrefferzeile=11&Template=search/standard/results/document.fiw)

Pour en savoir plus, cf. notamment notre étude – Philippe Ehrenström, Fiscalité de la Genève internationale : diplomates, représentations diplomatiques, organisations internationales et fonctionnaires internationaux, Jusletter · 11 mars 2013

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM (Tax)

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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